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16 avril 2025 3 16 /04 /avril /2025 07:46
Rétrocéder au lieu de ses affinités

Fort de Brescou…

Cap d’Agde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

   La question est somme toute très simple. Ne parler que de Soi n’est que pure complaisance, n’en pas parler est oubli de Soi. C’est, comme toujours, la position médiane qui fait signe, non en direction d’une vérité, ce serait trop simple, indication seulement d’être Soi dans une manière de pudeur, de retenue. L’on s’expose au jour, puis l’on se retire en Soi, dans cette zone de clair-obscur qui est l’espace même qui est sien, que, peut-être l’on est seul à comprendre, tellement l’implicite s’y déploie, tellement l’intuition y est reine, le sentiment d’immédiateté à Soi, souverain. Alors l’on se dispose à tenir un langage sans doute ambigu, à dévoiler quelque zone d’une clarté imaginaire, à mêler réel et irréel, tant cette mixité est le reflet des existences qui sont les nôtres. Le cheminement de tout être humain est, par nature, croyons-nous, foncièrement circulaire : l’on sort du néant au titre de sa naissance, on godille ici et là, au hasard des courants marins, puis l’on revient au néant à l’aune de sa propre mort. C’est assurément comme si, issus d’une conque matricielle, nous nous en exonérions pour un temps pour y mieux retourner ensuite. Tout, en définitive, est toujours Soi par rapport à Soi, ellipses autour du Soi, retour à Soi en son germe initial, en sa grotte originaire.

   Son propre monde, on le construit petit à petit, à la manière d’un jeu de cubes d’autrefois dont on empile les motifs colorés. Il y a de brillantes architectures, suivies de chutes et, parmi le fatras du divers, seuls certains fragments colorés frappent notre rétine, s’impriment en notre mémoire, y font leurs traces persistantes : en énonciation purement réelle, ces cubes dont on privilégie la manifestation, nous les nommons « affinités », nous les disons en tant qu’orients pour délimiter notre singulière essence. Ce que, du Monde, nous retenons, ce sont les choses qui s’y sont inscrites dans une manière d’étrange configuration personnelle, un genre de talisman dont on pourrait tracer les signes et symboles magiques, empreintes de nos propres motivations existentielles, manières de doux sortilèges dont tresser notre parcours afin de le rendre lumineux. Si vivre n’est nullement choisir son itinéraire (il y a trop de biologie, trop de logique génétique), exister, a contrario, au titre de notre liberté, fût-elle relative, consiste à choisir, choisir, avant tout, ce qui nous plaît, ce qui nous parle, ce qui nous détermine à agir. Ainsi certains lieux sont-ils élus dont, en nous, la trace est si forte, que les oublier revendrait à réaliser sa propre et confondante amnésie.

   Les deux belles photographies que nous propose aujourd’hui Hervé Baïs, cet infatigable Archiviste du réel, constituent, pour nous, des points de repères que nous pourrions dire « géodésiques », ces points remarquables qui nous accompagnent toute notre vie durant, si bien que nous pourrions établir, à partir d’eux, une carte de nos émotions intimes. Ainsi le « Fort de Brescou », ainsi « La Conque du Cap d’Agde » déterminent-ils, pour nous, ces coordonnées électives au gré desquelles notre existence adolescente a connu ses enchantements les plus sûrs et notre âge adulte ses plus effectives et heureuses réminiscences. Maurice Barrès, en son temps, nommait la Colline de Sion, « Colline inspirée », titre de l’un de ses romans. Lieu spirituel s’il en est ! Sans nul doute, « Brescou », « La Conque » sont-ils, pour nous, des « lieux inspirés », au simple motif qu’un enthousiasme, une poésie, une sorte d’effervescence s’y trouvent associés au regard de leur simple évocation.

  Mais c’est de Brescou selon l’image dont il me faut d’abord parler. Le ciel infiniment gris est de haute tenue, une manière de discrète élégance que rehausse la ponctuation légère des nuages. C’est un peu un Monde inversé, comme si la texture animée du ciel était une glaise se reflétant dans son vis-à-vis, ce miroir de l’eau se donnant pour l’horizon terrestre. L’eau est immense qui semble n’avoir jamais commencé, ne devoir jamais finir. Ourlée de noir sur les bords, frangée de minces reflets en son centre. Le jeu de l’eau et du ciel sont subtils que la ligne d’horizon vient assembler selon la juste mesure de l’unité. Tout, depuis la lointaine périphérie de l’image, vient trouver sa cible en cette forme noire qui fait inévitablement penser à la silhouette de quelque antique cargo échoué au large des hommes. C’est bien sûr du Fort de Brescou dont je parle, cet inaperçu qui pourrait passer pour le simple tissu d’un songe, son intérêt, loin de constituer en une visite, réside dans son pouvoir d’incantation. C’est bien là la force des lieux chargés de mystère que de nous convier à ces longs périples oniriques qui sont comme notre aura, un peu de notre ombre projetée sur la nervure têtue des choses.  

   Mais c’est de Brescou selon le souvenir dont il me faut ensuite parler. Été. Les journées sont longues qui semblent ne jamais vouloir trouver leur point de chute. Le crépuscule traîne derrière lui de longues écharpes mêlées de rouge et d’orange et la mer est incendiée de ces vives colorations. Jo, mon Grand-Cousin, un pêcheur à la retraite, m’invite à le suivre sur sa barque : c’est l’heure d’aller poser les filets du côté de Brescou, là où pullulent loups, daurades et murènes. Nous remontons les eaux jaunes de l’Hérault. Peu de monde à cette heure-ci sur les rives et hormis notre barque de pêche et la présence de quelques mouettes dans les haies de roseaux, la solitude est étendue qui court d’un horizon à l’autre. Nous traversons la jetée entre la Tamarissière et le Grau. La mer est d’huile, pareille à un chaume lissé des lueurs du couchant. Je ne sais comment Jo s’y prend pour repérer parmi la multitude, ce point singulier auquel, bientôt, il confie la longue résille de ses filets. Sans doute le travail de l’instinct plutôt que le résultat d’une longue réflexion. Puis nous faisons demi-tour. Ne demeurent plus visibles, sur le large champ aquatique, que les flotteurs de liège qui relient les fils de nylon, ils brillent tels des fils d’Ariane.

   Lendemain matin de bonne heure. Cinq heures viennent tout juste de sonner au clocher de la Cathédrale. Le centre de la ville d’Agde est encore endormi. Nous descendons le long de la rue Jean Roger, longeons le grand bâtiment de lave noire de la Mairie, arrivons au quai où sont amarrées les barques de pêche. Bientôt les coups sourds du moteur résonnent le long des façades grises. Le soleil commence tout juste sa lente ascension. J’aime voir, derrière nous, tel un éventail d’argent, se déployer le sillage qu’ouvre notre embarcation. Jo a armé ses lignes d’appâts. Parfois les fils se tendent et quelques beaux mulets viennent rejoindre leurs compagnons sur un lit d’algues fraîches. Nous dépassons le fanal rouge et blanc de La Tamarissière. Le soleil fait son large disque orangé au-dessus du Brescou qui prend maintenant des allures quasiment mythologiques. Rêve absolu pour le garçon de 14 ans que je suis en cette lointaine époque. Jo est visiblement content de deviner cette joie intérieure qui m’envahit à la façon d’une eau claire chantant sur le peuple luisant des galets. Les filets ruisselant de gouttes claires, on dirait des perles de cristal, sont remontés avec vivacité par Jo dont les mains ont gardé en leur souvenir les gestes immémoriaux de la pêche. La récolte est bonne. Loups et daurades : vifs éclats de leurs écailles sous le jour maintenant hautement visible. Å notre retour au Port, c’est Hervée, la femme de Jo, ma Grand-Cousine, qui ira vendre les poissons au Marché du centre-ville. Sur le retour nous mangeons quelques tranches de jambon arrosées d’un généreux vin rosé de la région. Nous croisons quelques embarcations qui remontent le cours de l’Hérault que nous saluons d’un geste amical. Ici, Jo est connu « comme le loup blanc ». Lorsque nous accostons au quai, déjà la lumière est plus vive, les Promeneurs plus nombreux, et le jour claque et faseye à la manière de la queue d’un cerf-volant pris dans les remous de la Tramontane. Voilà, pour moi, ce qu’était Brescou, ce qu’il est resté, à la façon d’une inamovible réminiscence. Toute autre image que celle-ci me paraîtrait plaquée gratuitement, irréelle, sans consistance, si l’on veut.

  

   Mais c’est de La Conque selon l’image dont il me faut d’abord parler.

 

Rétrocéder au lieu de ses affinités

La Conque…

Cap d’Agde…

Photographie : Hervé Baïs

 

***

 

  De Brescou à la Conque du Cap, la distance est infinitésimale, aussi bien dans le réel que dans les coursives de ma mémoire. Et la distance est d’autant moins grande qu’une immédiateté logique les réunit : ces deux sites, du moins pour moi, jadis et, symboliquement encore aujourd’hui, sont des lieux uniques de méditation, de ressourcement, des lieux intimes à ne partager qu’avec soi en une manière de singulière connivence. Il en est ainsi de quelques endroits posés en leur propre vérité, qu’ils n’admettent ni la foule, ni le bruit, ni le mouvement. Recueillis en eux au sein même de leur essence, ils n’admettent ni défloration, ni partage et loin que leur caractère un brin farouche ne les isole en une manière d’orgueil, ils sont les témoins éternels d’un sentiment particulier qui les affecte et prononce leur singulier retirement du Monde. Dire mon affinité pour ces sites isolés serait pur truisme, mes Lecteurs et Lectrices habituels reconnaîtront-là mon caractère sauvage, mon inclination élective pour ces belles et inimitables insularités.

   Donc l’image - Deux limites, deux limites noires afin d’enclore en soi un paysage unique. Certes, tout paysage est unique, mais certains plus que d’autres. Haute bande noire du ciel qu’un gris médiatise afin qu’un réel puisse s’éclairer et faire sens. Un blanc bourrelet de nuages sert d’arrière-fond à ces deux massifs de roches qui sont les sentinelles du Cap. Comme une défense au large, de manière à conserver à ce site la particularité de son être. Puis, au-devant de ces gardiens, la nappe d’écume qui semble bouillonner de l’intérieur comme si une lave incandescente en parcourait les veines secrètes. Là-dessous, il doit y avoir beaucoup de mystère, peut-être des chambres intimes, des chambres d’amour. Des chambres où renaître à Soi, où renaître à la vie. La plaine blanche est plaine de neige identique au tapis des boréales latitudes. Image du froid qui assemble les idées, en cristallise les subtiles efflorescences. Le blanc qui va du plus ou moins selon d’internes remuements. Tout Observateur posé là-devant ne peut que s’immerger en cette cotonneuse ambiance, y découvrir quelque lointaine vérité. La force, ici, vient en droite ligne du sauvage, de l’archaïque, de l’immaîtrisé, comme si la Nature procédait à ses premiers pas avant que n’arrivent les Hommes aux sourds et parfois violents desseins. Toujours, dans le pur, guette l’œil du mal-être, de la décision castratrice de joie.  De l’intention qui ôte aux Hommes le sillage libre de leur propre destin. Abandonner l’image, en quelque sorte c’est s’abandonner soi-même. La vie attend qui n’aime ni les pauses, ni les atermoiements.

  

   Mais c’est du Cap selon le souvenir dont il me faut ensuite parler.

 

Rétrocéder au lieu de ses affinités

C’est autour des années 1960. Les déferlantes de Touristes sont encore loin. Le Cap d’alors est bien plus Nature que Culture ou, plutôt, que consumérisme effréné. Tout est encore à taille humaine. Tout repose en une vérité facile à saisir. La plateforme du Cap est semée, ici et là, de cabanes de pêcheurs, toutes de bois mal équarri, où les Locaux et les « Estivants » venus d’ailleurs déposent leurs filets de pêche, une table et des chaises pour les repas, un jeu de boules pour la Pétanque qui, ici, est sacrée, autant dire qu’elle mérite une Majuscule, tout comme le verre de Casanis qui précède, accompagne et suit les parties pour le moins animées. Loin de vouloir dresser une image d’Épinal de cette époque lointaine, il suffira d’en imaginer les contours comme quelque chose de vrai, d’évident, où les rencontres sont aussi simples que les loisirs qui émaillent le cours des journées. On mesurera, par rapport au Cap d’aujourd’hui, l’immense distance qui en sépare les enjeux. Dans la partie haute, à gauche de la photographie ci-dessus, on reconnaît la silhouette des rochers jumeaux des « Deux Frères » saisis par l’objectif d’Hervé Baïs, ainsi que la trace noire du Fort de Brescou.

   Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Rien. Certes les lieux existent encore, comment ne le pourraient-ils, mais ils ont été livrés à la totale sauvagerie des promoteurs et financiers de toutes sortes qui en ont fait un Cap de pacotille avec son incontournable Village Naturiste, son prétentieux Palais des Congrès, son port envahi de la forêt des mats des voiliers de plaisance et, « cerise sur le gâteau », si l’on peut dire, son stupide Luna Park, degré zéro de l’humaine condition lorsqu’elle chute en ses plus pitoyables apories. Ce monde de carton-pâte et de joyeusetés polychromes est si affligeant, que dire plus serait indécent. Voilà pour le ressenti qui est blessure bien plus que simple constat.  La vieille ville d’Agde est si belle avec ses rues étroites, ses maisons noires de pierre ponce, son imposante Cathédrale, ses remparts à arcades, son célèbre Éphèbe du IV° siècle avant J.C. exposé au Musée de la ville, si belle cette ville antique qu’on ne comprend pas très bien l’intérêt de cette laide excroissance qui la tire vers le bas, elle qui a pour surnom « la perle noire de la Méditerranée », il ne demeure que le noir, la perle est partie !

    En guise de fin, laquelle souhaiterait remonter à l’origine. Chacun, Chacune aura compris, l’impérieuse nécessité, pour l’Écriveur que je suis, de retrouver, au travers de ces belles images d’Hervé Baïs, des lieux de mon passé qui font sens. Bien évidemment, le texte est lyrique-nostalgique comme l’est, nécessairement, tout retour affectif en direction du passé, cet essai sidérant de se relier à ceci qui n’est plus qu’un simple ris de vent à l’horizon du souvenir. Épilogue en forme de Conque et, singulièrement de « conque amniotique », ce retour à son germe initial, ce thème traverse de manière récurrente bon nombre de mes textes. Oui, je crois qu’en chacun de nous veille une manière d’étincelle qui voudrait rejoindre cette première margelle de l’exister en sa réalité-vérité. Que la flèche du temps n’aille qu’en sens unique, que notre motivation d’en inverser le cours ne soit que théorique, notre disposition logico-rationnelle en saisit la rigide et inamovible architecture. Cependant, sous la ligne de flottaison de notre conscience, bien des mouvements irrationnels, bien des linéaments oniriques s’agitent en tous sens dont on peut supputer qu’ils sont dotés d’une réelle puissance archéologique faisant retour, plus loin, toujours plus loin que ne l’autorise notre posture actuellement existentielle.

   Dans l’un de ses écrits, Jean-Marie Le Clézio, en quête de lieux autrefois élus, et face à la déception dont ils creusent le lit, poursuit l’amère réflexion qui lui fait dire : « Rien, jamais, ne devrait changer ! ». Certes, rien, pas plus les lieux, pas plus qui-nous-sommes et ici surgit le vœu naïf, mais combien fondé en notre psychisme profond, de connaître un destin d’Immortels. Mais à défaut de cet inatteignable, combien il est heureux de se confier à l’incroyable effectivité de l’expérience du rêve éveillé, de projeter sur l’écran de son imaginaire, SON Fort de Brescou, SON Cap d’Agde et ceci est imprenable, impartageable au motif que les dentelles de nos songes nous appartiennent en propre, que, toujours nous sommes à même d’en renouveler la complexe et merveilleuse fluence.

   Cela fait une éternité et quelques jours que je n’ai plus rendu visite à ces lieux chargés de souvenirs précieux et plus jamais je n’en rencontrerai de nouveau ce qu’il me faut bien nommer « la sombre réalité ». Extrait de mes images adolescentes, la Plage de Rochelongue d’antan : une route étroite y conduit, une zone peuplée du désordre naturel des tamaris, d’infinis chemins de sable sur lesquels mon Père me confie le volant de son « Ariane » afin que je fourbisse mes premières armes de conducteur. L’espace de la plage est immense qui s’ouvre en direction de la mer, du Brescou. Nulle habitation à l’horizon. Ce paradis est maintenant devenu, sous le nom de « Mail de Rochelongue », une ruche discontinue d’habitation de l’ancienne plage jusqu’au Grau d’Agde. « Un mail est une large voie plantée d'arbres souvent réservée aux piétons », nous précise le dictionnaire. Le Journal « L’Agathois » ajoute : « Cette grande allée, bordée de résidences en forme de bateaux, abrite une multitude de commerces variés menant jusqu'à une plage magnifique. » Ne doutant guère que cette urbanisation galopante soit « magnifique », j’en laisse le libre usage à Ceux et Celles qui, à la Nature, préfèrent les actuels artifices et autres agoras bruyantes et colorées. Sur ce, je rejoins ma Conque d’Écriture, il fait si bon y vivre et rêver. Merci à Ceux et Celles qui m’auront accompagné jusqu’ici !

 

 

 

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