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28 juin 2025 6 28 /06 /juin /2025 09:48
Esquisse

« Esquisse »

 

Barbara Kroll

 

***

 

   [En guise d’entrée en matière 

 

   « Ébauche, commencement d'un geste, d'une action », voici ce que le dictionnaire nous dit comme valeur, au figuré, du mot « esquisse » et c’est bien cette valeur de pur commencement, de quelque chose qui va avoir lieu, que nous retiendrons, bien plutôt que sa signification en tant que simple prémisse picturale. De toute manière et en toute rigueur, que le geste soit amical, esthétique, émotionnel, c’est toujours d’un point de départ dont il s’agit. Mais, pour autant, suppose-t-il un point d’arrivée, une conclusion logique ? Ce que nous voudrions montrer ici, c’est, parfois la pure gratuité de ce geste qui ne saurait s’expliquer ni par une cause antécédente, ni par un projet subséquent. Le geste en tant que geste en son pur mouvement. La Forme Humaine est là, dans sa pleine évidence, cependant cette manifestation de l’être, sa prétention à vivre est comme entamée, remise en question au simple motif de l’inaccomplissement de l'Esquisse, donc de la fragmentation, donc de la possible nullité du Soi si peu assuré de lui-même. Qu’en est-il de l’Esquisse en son fond ? Voici un thème à creuser.]

 

*

   La nuit est tendue, immensément tendue d’un bord à l’autre de l’horizon. La nuit est bleue. Bleu d’encre-Marine, bleu d’encre profonde. Rien, en elle ne fait saillie. Rien en elle ne parle ni ne bouge. Les grains de la nuit sont serrés, dans le genre d’un sourd granit, dans le mode d’une obsidienne refermée sur la densité de son secret. Sur la natte d’ombre Quelqu’un, dort ou plutôt veille, flottant entre deux eaux de pur onirisme. La Pièce, la Femme, unies en une seule et unique forme, comme si rien, jamais, ne devait se produire, comme si tout devait demeurer en soi pour la suite des jours à venir. Sous le grand dôme bleu, la couche luit identique à un talc qui aurait enfin trouvé le site de son repos. Les ombres glissent doucement, font leurs mystérieuses volutes, s’enroulent sur elles-mêmes. Les ombres ne se savent guère ombres, seulement des choses en attente d’on ne sait quoi. Peut-être en attente de rien. Celle que nous nommerons « Quidam » est entièrement contenue dans les limites de son propre corps, hormis quelques vagues pensées qui papillotent et ne paraissent s’être levées qu’à être reconduites à la poussière de néant dont elles proviennent.

   Mais, soudain, le grand dôme bleu se fissure, de claires gouttes se détachent de la haute voûte, de somptueux flocons de bruit naissent du silence. Au début, cela fait son feutre de coton froissé, d’étoupe et de fibres serrées, cela murmure plutôt que cela ne profère. Celle qui est allongée sur sa couche se redresse un peu, son buste incliné sous la chute des sons. Certes, en elle, au plus profond, il y a de l’inquiétude et, sous l’inquiétude se laisse deviner la poudre légère d’un espoir. Cela frémit tout en haut du plafond de suie, cela essaie de se dire mais, dans la retenue, mots en arrière de la margelle des lèvres. Bientôt, trois notes qui s’énoncent, nullement dans la clarté, plutôt un rythme léger suggéré, il est pareil à un lointain souvenir qui voudrait se dire sans volonté aucune de flétrir la mémoire, d’entailler la chair souple du souvenir. Ce qui se laisse deviner, dans les plissements de l’air, dans la gorge étroite du doute de vivre, ces trois notes qui, longtemps, résonnent dans le vide à la façon d’une énigme :

 

ES - QUI - SSE

 

   On n’en sait ni la provenance, ni la signification.  Peut-être en est-il ainsi, des Grandes Questions (les Métaphysiques, voulons-nous dire), qu’elles nous mettent au défi de les comprendre sans jamais nous fournir de réponse précise, sinon la relativité de nos propres et rapides intuitions. Si nous revenons à l’image, si nous lui attachons quelque symbolisme hypothétique, nous pourrons énoncer, au premier abord, au vu de l’imprécision de l’image, de la vacance de la Forme Humaine qui s’y abrite que cette forme est Libre, infiniment Libre de Soi. Non encore pourvue de prédicats qui en délimiteraient de façon précise le genre (cette Forme, aussi bien, pourrait être masculine), qui en cerneraient les modalités singulières (telle façon d’être et de se conduire), qui en désigneraient les inclinations personnelles (telle affinité avec ceci ou cela), toutes les conditions paraissent donc réunies pour converger, sinon en une Liberté volontaire, du moins dans une Liberté de choix permanent, fût-il, parfois, justifié de manière illogique et entièrement subjective.

   Mais, au fait, nous sommes bien des Sujets et c’est bien nous qui, dans la syntaxe existentielle, jouons le rôle le plus déterminant. Certes, nous pourrons concéder au Lecteur, à la Lectrice, que cette posture pour le moins nonchalante, languide, du Modèle, nous la livre sur le mode d’un sous-investissement, lequel postulerait des actes de valeur moindre. Mais peu importe ici le jugement moral, c’est l’existence en soi, sa valeur effective et peut-être même, par simple effet de contraste, son apparence, son caractère illusoire, son peu de réalité qui doivent être les seuls motifs de notre intérêt. Car, à regarder « Allongée », nous ne tarderons guère à nous interroger sur sa consistance même, non seulement sur le mode pictural, mais y compris dans sa possible projection dans une vie réelle, une vie « en chair et en os » pour employer la formule canonique.

   Il nous faut reprendre la description de façon à analyser l’image plus en profondeur. La pièce, vraisemblablement une chambre, se donne en une manière de flottement entre Blanc d’Espagne, Albâtre neutre et Meudon plus soutenu, enfin ces teintes imaginaires si proches du Néant. Sur le carré d’un tapis de teinte Savoie, l’arborescence noire des montants d’une chaise, un simple profil plutôt qu’une présence effective.  Sur le mur du fond, le carré d’une toile évoquant une peinture sans doute en voie d’exécution,

 

des couleurs plutôt que des formes,

des impressions plutôt que des objets,

des climatiques plutôt que des choses incarnées

 

   « Esquisse » à l’unisson avec l’esquisse générale du tableau. Au centre de la composition « Elle » (laquelle paraît devoir se limiter à la concision, sinon la sècheresse du pronom personnel), en quelque façon une hallucination, un mirage en lieu et place de cette Figure Humaine dont nous attendons que sa présence effective nous rassure quant à la nôtre.

  

    Corps si peu venu à la chair. Invisible visibilité des yeux. Membres à peine issus de ce que l’on pourrait prendre pour un cocon. Quatre traits parallèles de sanguine comme évocation des jambes, du moins leur amorce. Que quiconque, face à cette toile, ressente un genre de malaise, ceci paraît si évident qu’une glose n’est nullement nécessaire. Qu’en tant que Spectateurs de la scène, nous ne fassions que nous projeter en cette chambre, parmi la désolation de son cadre, que nous nous focalisions sur cette présence-absence « d’Esquissée » rien de plus banal, rien aussi de plus inquiétant. C’est nous qui sommes sur la couche, hagards d’y être, surpris au plus haut degré d’adopter cette posture quasi catatonique, comme si nous étions métamorphosés en statues de sel, telle la Femme de Loth, après avoir regardé Sodome. Pour un peu nous nous confondrions avec cette figure mythologique, simples mythologèmes nous-mêmes, simples fictions, simples narrations échangées entre Curieux.  Inconsistants autrement dit.

  

   Bien évidemment, nous sommes arrivés là à un point de non-retour comme si la supposée Liberté proclamée plus haut, s’était retournée en son envers, une confondante aliénation, comme si l’effectuation ontologique, singulièrement celle de la Femme, avait soudain connu son envers, ce souffle blême du Néant anéantissant tout sur son passage. Comme si le règne du Rien et lui seul pouvait prétendre au réel-irréel se gommant à même son oxymore.

   Mais toutes ces remarques, ces enchevêtrements de perceptions-sensations ne sont vraiment perceptibles qu’à être ramassés, à être regroupés afin que du flou émerge enfin, sans doute une imprécision plus grande encore, que se lève cette atmosphère sibylline au sein de laquelle nous aurons du mal à nous reconnaître nous-mêmes, comme si nous étions de simples girouettes battues par le vent. Collationner le lexique de la pure négativité, voici à quoi se résumera notre troublant Destin mis en relation avec cet autre Destin de la toile, Destin faseyant, pareil à la voile d’un bateau chahutée par la Tramontane. Le lexique donc, prélevé dans les phrases antécédentes :

  

   « Flottement » - « ces teintes imaginaires » - « un simple profil » - « des impressions » - « des climatiques » - « Elle » - « une hallucination, un mirage » - « Invisible visibilité » - « à peine issus » - « leur amorce » - « cette présence-absence » - « simples fictions » - « Inconsistants » - « ce souffle blême du Néant anéantissant tout » - « le règne du Rien » - « réel-irréel »

 

   Un Enfant lui-même, prenant acte de ces énonciations d’abandon et de dépeuplement, de ces prédicats dilatés de pure vacuité, comprendrait, en un seul empan d’une rapide lecture, combien les mots ici employés sont ceux d’une absurdité en acte, comme si le violent maelstrom du nihilisme en avait frappé l’être si fragile, tellement en voie de dissolution, de disparition. Et cet Enfant aurait entièrement raison de sentir, tout autour de lui, se développer ces rayons désertiques que nul ne peut franchir qu’au risque de sa vie.  Oui, il en est bien ainsi : cette représentation est la mise en scène de la mesure totalement paradoxale de l’exister

 

avec ses flottements temporels

(ce qui maintenant fait sens aura

bientôt disparu de mon horizon),

 

avec ses dilutions spatiales

(ce qui fait face, ce paysage, ces Personnes,

 les voilà soudain absents et mon regard vide

ne sondera bientôt que des lieux inconsistants

dont nulle préhension ne pourrait

retenir le fugace passage).

 

   Bien évidemment, l’écriture qui s’applique à cette peinture, use d’un évident mimétisme. Elle va et vient, cherche et se cherche à l’affût de quelque possible sens parmi le peuple des égarements et des distractions qui pullulent. J’ai déjà beaucoup écrit au sujet des œuvres de Barbara Kroll, peut-être sous la contrainte de la redite, de la formulation obsessionnelle d’un même sujet :

 

la Finitude en sa dimension onto-métaphysique :

de l’être se donne tout en se retirant,

ce qui, bien sûr, est conforme à son essence

 

Dessin, sinon dessein

de la fragmentation,

de la manifestation tronquée,

de la visibilité partielle,

du paysage parcellaire troué d’avens,

traversé de fissures karstiques,

creusé de dolines en lesquelles

notre compréhension échoue

à trouver quelque

 signification utilisable,

à titre de simple émotion,

d’hypothétique concept.

 

   Cette Artiste possède l’art subtil de nous placer face à nos propres lapsus, à nos intimes contradictions, à nos insuffisances foncières, à notre esquisse tissée de claires-voies, clarté si peu évidente qu’elle nous enveloppe de ces écharpes d’ombre que nous nommons indifféremment, « ennui », « angoisse », « peurs inexpliquées », « sourdes mélancolies » et toutes ces maladies de l’âme dont nous éprouvons les constants assauts sans bien pouvoir en décrire le mutique contenu. Å contempler le fourmillement sans faille des esquisses, à s’immerger en leur chair sombrement métempirique, manière d’oscillation abstraite entre ce qui a été, ce qui est, ce qui pourrait être, nous prenons bien conscience de l’essence même de notre relativité, nous nous appréhendons tel le morceau de cire de Descartes, en lequel

 

   « ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évapore, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe »,

 

    et il s’en faudrait de peu que, dans le ressenti de cette impermanence, de ces glissements continus, de ces métamorphoses soudaines, il s’en faudrait de peu, donc, que nous ne nous sentions exister que par procuration, comme si une invisible volonté s’appliquait à nous montrer sous le régime de figures si peu assurées de leurs propres contours : une simple congère fondant sous l’ardeur solaire d’un indéfinissable vivre, à peine la consistance d’un frimas. Voici pourquoi, au sens premier, ces œuvres de l’Artiste allemande sont quasiment fascinantes : nous demeurons telle la proie sous le regard sans pitié de son prédateur.

 

Éblouis, subjugués,

entièrement remis à

nos foncières incertitudes

si bien que notre sentiment d’exister

s’en trouve atteint jusqu’en

ses plus profondes assises.

 

Ainsi le but de l’Art

est-il atteint :

nous interroger,

nous bouleverser,

nous ouvrir aux beautés,

mirages et merveilles

du Monde.

 

 

 

 

 

  

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