Acte IV
(La scène : Des platanes aux feuilles vrillées. Ocelles brunes. Desquamations.
Le mobilier : les caisses abritant Ham et Hom sont devenues pareilles à des croûtes de pain calciné. Les becs de gaz : pliés à ras du sol. Pareils à des cols de cygne en fusion.
Nos amis les animaux : Rats rôtis. Quelques cafards monopattes. Chiens pelés, sans tiques. Pigeons flambés, becs croisés. Chats radiographiés grâce aux radiations. Restent des morceaux de squelettes.
Les personnages : Ham : entier. Hom : entier. Ces imbéciles heureux n'ayant, jamais de leur vie, fait quoi que ce fût de leurs dix doigts, pas plus que de leurs cervelles ramollies ont eu la chance d'avoir la vie sauve, en dépit des mauvaises intentions du Dieu-Rê à leur encontre. "La mauvaise herbe ne meurt jamais."
L'autre personnage : Sim-Glob...surnuméraire, à la silhouette étonnamment calamistrée, écaillée, emboîtements de divers états des choses ordinaires et des choses humaines.
Le temps : presque fini.
Le lieu : en sursis.
Sim-Glob est indolemment posé sur un monticule pierreux, le corps en déroute, l'âme de guingois. Sa tête triangulaire de Mante levée vers les cieux, les yeux globuleux presqu'éteints en signe de prostration - Ham, Hom sont à quelque distance, emboîtés jusqu'à la taille. Du ciel plombé et métallique surgit un oiseau au bec teigneux, aux yeux projetant des éclairs.
Ham-Hom s'adressent à Sim-Glob en même temps qu'à l'oiseau faussement céleste).
Ham : Hom, vois-tu ce que je vois ?
Hom : Non, Ham, je vois ce que je vois. Un point c'est tout !
Ham : Et, pourrais-je savoir ce que tu vois que je ne vois point ?
Hom : Assurément. Je vois que tu n'as pas vu ce que je regarde.
Ham : Et ce que tu regardes aurait-il plus d'importance que ce que je regarde ?
Hom : Ce qu'on regarde soi-même est toujours plus important.
Ham : Et, Hom, t'importerait-il que j'accorde ma vision à ce que tu observes ?
Hom : Sans doute, vieille Boîte pareillement déglinguée à la mienne !
Ham : Et, par une juste réciprocité, m'accorderais-tu la faveur de jeter un œil sur ce que je vois ?
Hom : Un seul. Après la cécité !
Ham : Mais la cécité, parfois avec les deux.
Hom : Même ouverts ?
Ham : Surtout.
Hom : Et pourquoi une telle aberration ?
Ham : Les deux ouverts sont éblouis par la lumière.
Hom : Alors des vitres noires devant.
Ham : La cécité quand même.
Hom : Pas d'évitement ?
Ham : Pas vraiment.
Hom : Lumière noire moins nocive.
Ham : On le croirait.
Hom : En vrai, on ne le croît jamais.
Ham : Jamais.
Hom : Le pourquoi d'une telle chose ?
Ham : Le parce que, c'est qu'on préfère la cécité.
Hom : C'est plus confortable ?
Ham : C'est moins terrible.
Hom : Le terrible : dans l'évitement, dans la lumière ?
Ham : Les deux, vieux Rogaton. Regarder la lumière entaille les yeux. L'éviter entaille l'âme.
Hom : L'âme, on s'en fout !
Ham : Pas elle de toi.
Hom : Comment le savoir ? Suppositions seulement.
Ham : Elle le sait pour nous. Suffit !
Hom : Présomptueuse !
Ham : Non, Hom. Elle est le souffle.
Hom : Qui nous anime ?
Ham : Qui nous anime.
Hom : Plus de souffle : Néant ?
Hom : Yès !
Hom : Souffle : existant ?
Ham : Pas forcément. Certains soufflent et n'existent pas.
Hom : Croient, cependant ?
Ham : Croient.
Hom : Croire et être, pareil ?
Ham : Certains le croient.
Hom : Où, la différence ?
Ham : Croire : ne pas exister.
Hom : Crois-tu que tu existes ?
Ham : Piège. Je ne crois pas.
Hom : Crois-tu que j'existe ?
Ham : Non !
Hom : Alors pas d'existence pour ce bon vieux Hom qui t'accompagne depuis une éternité dans cette boîte semblable à la tienne, près du caniveau où nagent les blattes ?
Ham : Pas vraiment d'existence. Juste une illusion.
Hom : Pourtant tu peux me toucher !
Ham : Jamais de preuve. Toucher ne suffit pas.
Hom : Mais alors...
Ham : Tu existes pour toi, Hom. Rien que pour toi. Dans ta bulle.
Hom : Dans ta boîte.
Ham : Non, dans la tienne, Hom. Pas ailleurs.
Hom : Pas de certitude ?
Ham : Pas plus de soi que de l'autre.
Hom : On n'existerait pas ?
Ham : On dirait qu'on n'existerait pas.
Hom : Mais, au fait, que vois-tu que je n'ai pas vu ?
Ham : Regarde l'Etrange sur son tas de pierres.
Hom : Je regarde.
Ham : Que vois-tu ?
Hom : Je ne vois rien.
Ham : L'autre, toujours absent.
Hom : Et s'il me tue ?
Ham : Egalité. Absents.
Hom : Cette absence t'inquiète.
Ham : Non, sa présence seulement.
Hom : Inquiétante étrangeté.
Ham : L'étranger, toujours étrange.
Hom : Toujours étrange parce que non-moi ?
Ham : Parce que non-...
Hom : L'oiseau, étrange !
Ham : Oui, parce que non-nous.
Hom : Ailleurs.
Ham : Ailleurs est toujours au-delà de ce qu'on pense.
Hom : On pense en dehors de soi ?
Ham : On meurt !
Hom : A soi ou à l'autre ?
Ham : A soi, l'autre est détaché.
Hom : Satellite ?
Ham : Ellipse sans fin.
Hom : Les courbes se rencontrent ?
Ham : Jamais !
Hom : Et pourquoi ne le pourraient-elles ?
Ham : Impossibilité.
Hom : De ...?
Ham : D'intersection.
Hom : Probabilité incertaine ?
Ham : Plus qu'incertaine, Hom.
Hom : Giration sans fin ?
Ham : Oh, si, Hom, avec fin.
Hom : Pas évitable ?
Ham : Condition humaine !
Hom : L'oiseau, condition inhumaine ?
Ham : Vois-tu, Hom, tu as mis le doigt sur le point sensible. Inhumaine. Polémique des conditions. Par nature. L'oiseau que tu vois fondre sur sa proie,- le fragment vaguement humanoïde en l'occurrence - , n'est autre que le faucon royal, celui qui orne la tête du dieu-Rê, le disque solaire, le disque de la Vérité que protège le cobra dressé. A force d'être abusé par les hommes, d'être trompé par leur sotte vanité, leur lourde inconséquence, leur comportement futile, Rê a précipité sur eux, le feu de sa colère. Beaucoup sont morts, grillés comme des sauterelles. Certains ont survécu, comme ce débris inconséquent que le faucon ne tardera pas à déchiqueter de son bec recourbé comme la lame du goyard à crochet..
Hom : Le spectacle est aussi ragoûtant que celui des rats morts, aux ventres gonflés, qui flottent sur les eaux du Canal.
Ham : C'est du pareil au même. Rat pour rat. Crois-tu que cet épouvantail décharné, mi-insecte, mi-ce-qu'on-voudra, ait encore le souvenir d'une forme vaguement humaine ?
Hom : Ham, nous sommes, nous aussi, des rats en sursis.
Ham : A la bonne heure, tu réalises enfin ! Mais tu seras toujours à temps de te désoler lorsque le bec du faucon viendra vider tes entrailles. Pour l'heure, tel Néron assistant au spectacle fascinant de Rome en train de brûler, régalons-nous du tableau qui nous est offert. Un avant-goût. On n'est jamais si bien situé dans le désir qu'à la mesure d'une situation anticipatrice. Réjouis-toi à l'avance de ton sort tragique. Il est encore temps. Ne t'es-tu point aperçu que, tout comme moi, du reste, la partie inférieure de ton tronc, celle enfermée dans la boîte, est déjà gangrenée par la vermine ? Sens donc les gargouillis internes, la lente putréfaction. Jamais tu ne seras plus vivant qu'à sentir la mort t'envahir cellule après cellule. Et contente-toi, il te reste encore le tronc et la tête. Cela est suffisant pour vivre une éternité.
En attendant, je te propose de voir, chez l'autre, qui est le miroir de notre propre effigie, la progression du délabrement. Goûtons-le à son juste prix. Et ne nous privons pas de commenter les étapes du chemin de croix. Bientôt à notre tour...
(Les deux acolytes, déjà pris de métaphysique plus qu'il ne serait souhaitable, contemplent la scène avec : Mant'Glob'Sim en pleine déconfiture; les coups de becs furieux du Faucon-envoyé-de-Râ en personne; le canal qui coule ses eaux glauquement merdiques; les Platanes qui, derrière leurs ocelles vert-de-grisées n'en pensent pas moins; quelques rats égarés claudicant, pour la plupart sur trois pattes; quelques chats à moitié rongés par les mites; quelques pigeons semblables à des déjections anémiées, etc...)
Mant'Glob'Sim (MGS) : Frères inhumains qui près de moi vivez, que ne venez-vous à mon secours ? Ce faucon est une vraie harpie. Il ne me laissera que le croupion et encore !
Juge Ham : Mais, MGS, qui donc es-tu pour nous parler avec autant d'arrogance ? Ne t'es-tu pas aperçu que nos manches rabougries et calamistrées, je le concède, sont néanmoins rehaussées de plusieurs rangs d'hermine ?
MGS : Oui, certes, mais je ne peux plus guère faire confiance à mes yeux usés de mante. Je croyais qu'il s'agissait de simples jets de morve purulente !
Juge Hom : Te voilà bien remonté contre tes Juges. Crois-tu, par hasard, que ce soit la meilleure façon d'assurer ton salut ?
Teigne-Faucon (TF) : N'écoutez pas cet imposteur, juges intègres. Il ment comme une punaise de sacristie et, en plus, ne mérite que le châtiment suprême. Je vais m'y employer de toute la vaillance de mon bec recourbé comme la faucille.
(Un morceau de front muni d'antennes et de quelques souvenirs d'une calvitie avancée prennent le chemin des airs.)
Juge Ham : Te voilà donc bien plaisant, grand escogriffe trépané. As-tu au moins pensé à recouvrir ta dure-mère d'une quelconque protection, afin que tes idées tordues ne s'enfuient à trépas ?
Juge Hom : Idées de rien. Pets de nonnes. Préoccupations sous-ombilicales, et encore !
TF : Dois-je faire durer le supplice afin de vous être agréable ou bien hâter la tâche ? Rê m'attend afin que nous prenions place à bord de l'embarcation royale pour notre périple nocturne.
Juges Ham-Hom (en chœur) : Fais durer, Oiseau-céleste. A la mesure de l'indignité de ton supplicié !
TF : Je crains bien que ceci ne recouvre le temps de plusieurs régénérations nocturnes mais je ferai de mon mieux.
(C'est au tour des oreilles, ou du moins ce qui reste des pavillons, de déserter les contours échancrés de leur possesseur).
Les Oreilles : Que ne me laisses-tu attachées à mon rocher originel ? J'avais encore tant de choses à entendre, tant de choses à écouter avec passion !
Juge Hom : Sornettes que tout cela. Qu'avez-vous fait, esgourdes vaseuses, sinon vous ouvrir aux confidences miteuses, sinon vous faire le réceptacle des calomnies, des procès en diffamation, sinon dilater vos conques mielleuses pour y recueillir des conseils véreux, écouter le vent délétère des sourcilleux, des tordus de l'âme, des haineux de toutes sortes ?
(Bec crochu dévisse ensuite le nez, extirpe de la tunique vert-pomme ourlée de rose, d'abord la chair des joues, ensuite les lèvres où pendent de piteuses mandibules, puis la langue, avant de s'attaquer au reste du visage. Les lambeaux d'épiderme flottent au vent solaire pareils à des drapeaux de prière sous les remugles de la foi bouddhiste. Privé maintenant des organes concourant éminemment à son expression, MGS s'efface pour laisser ces derniers assurer sa défense.)
Lèvres : Tout au long de l'existence de Siméoni, nous avons recueilli toute notre énergie, afin de le servir, de lui permettre de parler selon le beau langage qui en déterminait l'essence. Combien de discours avons-nous prononcés sur l'art, l'humanisme, la littérature. Nous récitions indifféremment les poèmes des romantiques, des symbolistes. Nous déclamions les plus beaux vers, récitions les tragédies, enchantions les comédies. Et nos hymnes à l'amour, à l'amitié ! Nos tirades sur les mérites de l'homme. Nos harangues sur les agoras afin d'y instruire le peuple. La philosophie coulait de nos lèvres pareille à un nectar, à une écume bienfaisante, salvatrice. Nous n'avions de cesse de proférer des paroles d'apaisement, de réciter des cantiques, de psalmodier les chants de l'espoir, de l'essor. Toute une vie bien remplie, mais pour une juste cause, mais pour...
Juges Ham-Hom (en chœur) : Insolentes, triples menteuses, simples incantations de sorcières.. Vous les traîtresses. Vous les impies toujours prêtes à renier vos promesses. Vous les médisantes qui avez vidé votre fiel sur tout ce qui passait, le beau, le bien, le vrai. Impudeur macrocosmique qui vous soufflait de commettre les pires avanies, de compromettre vos amis, de trahir vos compagnons de route. Certes, le langage était votre lot commun. Vous en avez usé sans discernement, jusqu'à plus soif, l'amenant à croupir dans de bien tristes fosses, dans plus d'une impasse mortifère.
Et votre langue participait au sabbat, langue de vipère, de pute, de vieille guenon puante. Vous l'avez bradé, le si beau langage, réduit en haillons, prononçant à tout bout de champ, sans raison précise, juste histoire de vous fondre dans la mortelle ambiance : "On va dire ", et en fait vous ne disiez rien, mais strictement rien. Puis, dans la foulée : "Y a pas d'souci", la bouche en cœur avec des trémolos de vieille maquerelle dans la voix. Oh, bien sûr, les soucis, les vrais, les existentiels des pauvres types, vous vous en battiez le coquillard. Quant aux soucis des philosophies comme fondement de l'angoisse, antichambre de la métaphysique, ces mots vous étaient étrangers et résonnaient à vos oreilles d'idiots comme de sombres obscénités. Puis il y avait aussi "c'est grave" et alors l'on se serait attendu à entendre énoncer quelque pensée profonde sur les civilisations, on n' avait droit, la plupart du temps, qu'à d'affligeantes remarques superfétatoires concernant le mobile qu'on avait oublié au logis ou bien la paire de collants qui filait. "Ça assure" et cela nous assurait vraiment d'entendre une kyrielle de banalités affligeantes. "Trop bien "et là on n'était ni dans l'esthétique, ni dans la contemplation mais dans la considération merdique à propos, par exemple, du dernier gadget parfaitement inutile (d'ailleurs c'est un évident pléonasme). "J'ai galéré" ne vous faisait nullement monter dans une galère romaine propulsée par des milliers de bras réduits à l'esclavage et s'appliquait simplement à la queue que vous aviez été contraint de faire afin d'acheter votre place au gala de votre rocker préféré. Des expressions académiques, distinguées, transcendantes, vous les lèvres, vous la langue en aviez encore des millions à nous servir, parmi lesquelles : "c'est puissant", "trop classe", "c'est stylé" et en fait, disant cela, ce n'était ni puissant, ni classe, ni stylé. C'était nul et non avenu, identiquement à tous les déplacements moutonniers de l'humaine condition. C'était à gerber sur place, sans délai, avec des éructations subséquentes jusque dans votre sommeil d'honnête homme.
Mais encore, vos lèvres n'auraient excellé qu'à articuler un langage fat, tronqué, irrévérencieux, grotesque, c'eût été un moindre mal. Mais il y avait pire, bien pire.
Vos lèvres pulpeuses étaient gonflées sous les assauts du désir, elles se tordaient dans tous les sens pareillement à un nœud d'anacondas excités. Impudiques, ordurières, péripatéticiennement révulsées. Elles étaient le lieu de la luxure crue, de la dépravation rubescente. Oui, tout était rouge, igné, incandescent dès que vos limaces carnées rôdaient autour d'une viande fraîche, virginale de préférence, bien qu'il ne vous déplaisait pas de vous distraire de quelque mets faisandé, de traînées bien mûres, déjà un peu blettes. Au mets en question, vous aviez donné un nom facétieux, sans importance, sorte de néologisme creux qui résonnait à la manière d'un antique véhicule, ledit mot ressemblait, je crois, à "Rosengart", antique guimbarde dont vous attendiez seulement qu'elle vous conduisît vers un bien minable et hypothétique septième ciel. Non, de grâce, renoncez à ouvrir cette bouche d'inconséquence, cet orifice hargneux et délétère. Plutôt que de le destiner à émettre des messages de paix, d'entente, d'harmonie, que sais-je ?, ne vous êtes-vous empressé de le précipiter vers les grappes méticuleuses de seins pléthoriques accrochés à des nourrices rances, vers les toisons arborescentes de pubis ravagés de petite vérole, vers les reliefs analphabètes et ventriloques de nombre de Monts de Vénus érodés par votre meute de cabots larmoyants. Cela, vous ne pouvez le nier, le jeter aux orties. Pas plus que vous pourriez dissimuler la destination première de vos coussinets cupidonesques à s'enfoncer dans le nid voluptueux de la gourmandise, à sucer jusqu'à la moelle outrancière et grasse les nourritures terrestres de votre museau de porc ingrat. Vous vous gobergiez de vos sordides banquets, ô combien ! Les pauvres pouvaient bien crever par pleines charretées sur les chemins paumés du monde. Vous n'aviez d'égards que pour la rotondité de votre panse mafflue que vous portiez devant vous, avec ostentation, à la manière d'une offrande. Vous n'étiez qu'un minable boudiné n'ayant même pas conscience de sa déchéance. L'eussiez-vous eue, cela ne vous aurait en rien exonéré, cela aurait simplement mis en exergue l'existence d'une bêtise crasse, cependant moins crasse qu'elle eût pu l'être et ceci du simple fait de votre savoir à son sujet.
Voyez-vous, j'aurais préféré tresser votre couronne de lauriers plutôt que de médire. Mais, il ne s'agit de médisance qu'en apparence. Dire la stricte vérité, est-ce médire ? Vous m'accorderez la circonstance atténuante de d'y avoir été poussé par votre incurie.
(Puis, dans une belle envolée lyrique de coups de bec lacérant et de griffes ulcérées, c'étaient les yeux de Siméoni qui étaient à la fête. Ses beaux yeux bleus d'inverti sexuel ou de travelo non parvenu au terme de la métamorphose. Ses beaux globuleux périscopes de mante vicieuse fourrant ses prismes partout où il y a du merdique à observer, du lubrique à se mettre sous la dent. Les pupilles, noires comme du jais, mince grenaille disloquée, gisaient au milieu de la flaque cristalline et humorale, couleur grenadine, des sclérotiques éclatées, alors que des bribes mantesques, vertes pareillement au fiel, flottaient, tels des étendards phosphorescents sur le déluge oculaire).
Les Yeux (ou la bouillie qui en tenait lieu) : Tout, nous avons tout archivé dans nos cellules inventives, afin d'assurer la gloire de celui qui...
Juge-Ham; Juge-Hom; Teigne-Faucon (de concert) : NON. Suffit vos simagrées de petits morveux dégénérés. A vous écouter tous, les plus grands miracles de la terre, les plus surprenantes gloires ne suffiraient pas à établir les mérites dont vous êtes affecté depuis votre naissance et peut-être même au-delà, tellement un sang royal doit irriguer vos veines. Mais vous n'êtes, en réalité, que du menu fretin, de l'engeance de bas étage, des palefreniers d'écuries crottées jusqu'à la gorge. YEUX, yeux, yeux, triple compromission de l'homme, triple trahison, triple infamie. Ce que vous faites, à longueur de journée, ignorer le beau, le bien, le vrai. Rien que des manigances sulfureuses. Rien que des reniements de conscience. Rien que d'insolentes dérobades. Décillés, jamais vous ne l'avez été, ne retournant vos pupilles que vers l'antre obséquieux et inconséquent d'un intérieur vide de sens. Votre regard, vous auriez pu en faire un arc affuté, incandescent, lequel aurait percé la peau des choses, désoperculant la mutité du monde, extrayant de sa densité chtonienne, le graphite de la connaissance, le mercure brillant des mille feux du savoir. Une pure aventure. Une joie. Une ouverture. Une faille percée dans la falaise existentielle, épaisse, inamovible, mutique. Regarder comme on marche. Pour découvrir, faire de ses pas le foyer d'une avancée, de sa respiration le tremplin d'une inspiration poétique, de son cœur un centre rayonnant d'humanité. Tout ceci vous auriez pu le faire. Bien évidemment, un effort est nécessaire au début. La mobilisation d'une volonté. La mise en acte d'un projet. Mais après, quel déploiement, quelle irisation de la pensée, quel bond de l'intellect ! Soudain, devant vous, plus même, en vous, les immenses territoires qui livrent les plateaux de terre rouge où souffle le vent, les tortueux canyons à la longue mémoire, les lacs scintillant où s'abreuvent les plus belles civilisations, où se révèlent les cultures en ce qu'elles ont d'universel mais aussi d'unique. Yeux disponibles, empreintes fraîches, fécondant le sol de poussière des signes pluriels de l'imaginaire. Yeux multiples. Ceux des enfants reposant dans l'innocence première. Yeux oblongs des lianes métissées chantant dans leurs hamacs de chanvre. Yeux des explorateurs tendus vers la pure connaissance des hommes perdus sous les arceaux de la canopée. Yeux tristes des peuples opprimés. Yeux en amande qui disent l'amour, la longue volupté. Yeux de braise de la panthère. Yeux des crocodiles à la fente longitudinale, là où dort la pure puissance. Yeux ocellés, cuirassés des caméléons, infiniment mobiles. Les yeux sont beaux. Aussi bien les ocelles des platanes, aussi bien celles du léopard, aussi bien les irisations du Grand Paon de nuit. Fascination des yeux pour le réel. Fascination du réel pour les yeux dès qu'ils se découvrent.. Il y a tellement à voir, depuis la mince ligne d'horizon jusqu'au grand dôme bleu, en passant par les arbres, les insectes, les hommes tatoués, leurs habitats de branche et de boue, les fils de la vierge où repose la rosée.
Comment l'homme peut-il oublier cela, cette longue coulée d'airain, de métal en fusion qui fait un fleuve continu depuis la courbe de notre conscience et s'étoile, loin au-dessus des choses immanentes, tangibles, fragiles. Ce que les yeux peuvent voir, ce ne sont pas seulement les objets, les haches de pierre, les lacis de racines, les accumulations de pierre. Ce qu'ils peuvent voir va bien au-delà, au centre des choses et autour d'elles, là où vibrent les gestes des civilisations, les remous de l'inconscient, les vivantes érections du sens. Constamment les yeux voient l'invisible, perçoivent l'indicible, l'immatériel, les événements ténus, inapparents. Il suffit de s'y disposer, de s'y exercer. Il n'y a pas d'autre secret, d'autre exigence. Une inclination, les conditions du surgissement des affinités. Lorsque tout est en relation, uni, en osmose, les choses, naturellement, tiennent leur langage essentiel. Les oiseaux entrent dans les arbres qui les soutiennent, les vagues dans leur socle originaire, le vent dans l'outre dont il s'est échappé. Tout en abyme, en emboîtements, en objets gigogne. Plus de séparation, de division, de fragmentation. Une visée unique où tout s'imprime dans un même flux, où tout s'harmonise dans un même rythme. Voilà ce dont vous êtes capables, vous, les yeux et que vous avez constamment oublié, vous réfugiant prosaïquement dans une vue myope, cyclopéenne, soumise à l'orbe étroit des choses, à leur signification cryptée.
A défaut de cela, d'ouverture, d'amplitude, ils n'étaient que des billes de porcelaine, des calots de verre sur lesquels ricochait la lumière, sans les traverser, sans les féconder. Des mutités de calcite étroit, des gangues refermées sur leur inconséquence denses, pierreuses.
Une vraie harangue à destination des hommes mortels. Une vraie condamnation de leur erratique cheminement. Plus rien ne bougeait et, au milieu des lames d'air denses, on ne percevait plus qu'une fiction clouée contre le ciel oublieux, des vibrations tellement infinitésimales qu'on eût dit des insectes pris dans des blocs de résine.
Du moins en était-il ainsi pour les deux potiches Ham et Hom, pour le cierge laissant fondre ses gouttes blanches qu'était devenu l'ancien humain Siméoni, simple sillon inconséquent parmi l'infime poussière. Seul Teigne-Faucon, dans sa hargne volubile, son impatience à lacérer sa victime, semblait animé de quelque vie probable et prometteuse d'avenir. Considérant la scène depuis l'espace de son jugement critique et rationnel, n'importe quel spectateur eût pensé avoir à faire à une fin du monde, à une réalisation concrète des prédictions tordues de quelque millénariste. Il faut dire, le tableau n'était guère réjouissant. L'horizon était coincé entre deux sphères amoureusement conjointes, mais dans un accouplement hautement bestial, fielleusement destructeur, le ciel s'offrait en charpie ondulatoire, les concrétions pseudo-existentielles n'apparaissaient, quant à elles, qu'à la manière de mécaniques rouillées, de vieux ressorts aux spires détendues. Rien ne rebondissait plus dans cette atmosphère poisseuse, sinon les déflagrations épisodiques de l'oiseau royal et, en sourdine, les récriminations acides des contempteurs de l'abomination rampante dont ces pauvres hères avaient été, sans doute à leur corps défendant, les supports grandiloquents mais de peu d'importance. Juste des remugles étroits poussés vers le néant par le vent de l'absolu. En dehors d'un regard d'entomologiste, de la pratique de gestes adéquats procédant à la dissection des restes observables, il n'y avait strictement rien d'autre à faire que d'attendre que la dissolution arrivât à son terme. Reconnaissons que l'accomplissement de cette tâche, pour passive qu'elle fût, devait convoquer l'ample respiration de la philosophie et une dose non moins considérable d'abnégation, d'effacement de soi, d'ouverture à l'affliction vraie inspirée par de telles décrépitudes. Le lecteur comprendra aisément que toutes ces considérations étant rassemblées, il nous soit loisible, à présent de poursuivre notre investigation.
(Faucon-impitoyable poursuivait son entreprise avec une belle ardeur. Il ne voulait pas louper l'heure de l'embarquement avec Patron-Rê dont la mécanique temporelle était aussi admirablement réglée que sa propre course dans l'espace cosmiquement éthéré. Giclures de peau, éclatements de derme, disjonction ligamentaires, fracas osseux, démantibulations liquidiennes, excoriations cutanées, arrachements aponévrotiques, giclures adipeuses se succédaient comme le jeu puéril de l'enfant tout à la hâte de désemboîter ses Lego, de déconstruire ses tours de Meccano, de dissocier les milliers de pièces de son puzzle merdique. Présentement, T-F s'ingéniait à dissocier la glotte siméonienne, à démonter les chapelets de glandes du cou, à casser les clavicules, à étirer les bronches qui éclataient comme autant de petits ballons de baudruche. Le cœur résistait, l'enfoiré, aussi Faucon-Fossoyeur usa de ses deux pattes arc-boutées sous l'effort et de son bec comprimé comme l'air d'un piston et fit gicler toute la masse profuse, couleur grenadine, vert-mante et vineuse, tel le bolet de Satan. C'était une belle salsa du démon où alternaient, dans un rythme endiablé, les entrechats aortiques, les pas de deux ventriculaires, les menuets coronariens, les bourrées mitrales. On s'étonnera, sans doute, de la miraculeuse résistance de Mant'Glob'Sim, lequel, parmi deux renvois d'hémoglobine, demandait encore à ses Juges impartiaux, Ham et Hom, de le gracier, de lui accorder longue vie. Bien que son parcours ne fût pas exemplaire, loin s'en fallait, nos deux magistrats se seraient laissé apitoyer, cependant ils n'avaient ni le mode d'emploi pour reconstruire le misérable apophtegme, ni la formule magique qui eût pu inverser son destin. Il leur fallait donc se résoudre à poursuivre leur sanguinaire entreprise jusqu'à ce que mort s'ensuivît et, à ce rythme, ils ne donnaient pas cher de la peau et autres accessoires facultatifs du pauvre type. Bien que le cœur fût un mets de choix pour déblatérer sur la générosité, l'altruisme, le sentiment religieux, la disponibilité, l'ouverture, l'humanisme, la capacité de don de soi et autres fadaises du même genre dont l'impétrant, aussi bien que ses semblables se contrefoutaient comme de l'an 38 et des poussières, Hom, Ham, décidèrent de sauter l'épreuve afin de consacrer leur vue pénétrante à d'autres parties non moins savoureuses et hypothétiquement glorieuses.
Cependant, Faucon-Enragé désossait consciencieusement son cobaye, ne prenant même pas soin de trier les morceaux. Quelques filaments de peau attachaient encore les bras aux clavicules teigneuses. Faucon, d'un coup incisif de bistouri, détacha les morceaux comme un boucher, expert dans son art, sépare aiguillettes et gîte nerveux, sans autre forme de procès. Donc les bras gisaient à terre dans un jus rosâtre que saupoudraient des poussières cendrées pareilles à celle issues de la gueule des volcans. Le peintre Soutine, grand expert en poulets vidés, plumés et autres charognes éventrées aurait eu matière à réflexion pour réaliser ses natures mortes, lesquelles n'avaient jamais si bien porté leurs noms que sous le pinceau du natif de Biélorussie. Mais le propos de Ham-Hom n'était pas d'étudier le réalisme en peinture, fût-il des plus arrogants, mais de considérer la nature humaine selon ses diverses coutures. Il restait fort à faire !)
Les Bras : Immense a été notre mérite, piochant, retournant la terre afin d'y faire germer les merveilles que Siméoni, en homme respectueux de la nature, en amoureux de la culture...
Ham-Hom (en doublette) : Vos gueules, bras impotents, éminences chafouines seulement occupées de votre bien être de pendeloques inutiles. Que vous sert donc d'être si précieusement élaborés par dame Nature pour ne servir que de basses besognes ?
Les Bras : Juges intègres, pourtant nous avons réservé nos forces à secourir la veuve, à porter le paralytique, à soutenir...
Ham-Hom : A soutenir votre incompétence notoire à faire quoi que ce fût d'utile pour vos semblables. Vous n'avez passé votre vie de membres fuyants qu'à embrasser le vide, à saisir d'improbables résolutions, à serrer des projets aussi futiles que vains. Certes, vous avez tenu dans vos éminences boudinées des femmes de petite vertu, certes vous avez porté des cadeaux volumineux comme des montagnes russes, certes vous avez soulevé des coupes lors de concours d'élégance, de beauté. Mais ce n'était que poudre aux yeux, giclée de perlimpinpin, vent de galerne et pirouettes frivoles. VOUS étiez en question et SEULEMENT VOUS ! Mais croyez-vous donc que vos simagrées, vos sardanes, vos bourrées, vos gigouillettes, bras virevoltant par-dessus votre crâne de marsupial, ait abusé qui que ce fût ! Vous n'étiez qu'un pantin démantibulé amusant les foules, un saltimbanque à la petite semaine faisant ses petits tours de passe-passe minables, inglorieux, perclus d'intentions prétendument altruistes. En réalité, vous ne faisiez que girer piteusement autour de votre socle inconsistant, qu'élever votre effigie que vous pensiez être de bronze alors qu'elle n'était qu'empilement de matières molles, inconsistantes, fécales, si vous voulez tout savoir. Oh, je vous l'accorde, c'est dur à avaler, pour vous d'abord, ensuite pour l'homme que vous avez servi autrefois et qui, peut-être, ne saisissant que le néant, croyait faire œuvre utile. Mais voyez maintenant combien il est démuni, "démembré" au sens le plus étroit, réduit à un état larvaire, grabataire. Pitoyable, sans doute. Mais c'est d'abord à lui-même qu'il doit cette sombre déchéance, à sa morgue hautaine, à son irrespect des autres, de soi aussi. C'est la même chose. Parfois est-il rassurant de croire que le cours des circonstances eût pu s'inverser. Mais alors, vous les Bras, que ne vous êtes-vous saisi, à "bras-le-corps", de cette frêle construction de gélatine et d'irrésolution, cherchant à la déposer sur un socle éminemment humain à partir duquel son rayonnement eût reçu les conditions de sa réalisation effective ? Ne dit-on pas communément, devant quelque spectacle désolant ou bien face à un événement franchement inconcevable, ou bien d'une tâche harassante qui vous est confiée : "les bras m'en tombent" ? N'avez-vous pas succombé trop vite, renonçant à votre mission avant qu'elle n'ait porté ses fruits, à savoir déployer la conscience ouvrante de votre hôte ? Des circonstances atténuantes ? Certes, mais ceci ne change rien au problème. Le sens est définitivement occlus, qu'aucune manœuvre, aussi habile pût-elle apparaître, pourrait à nouveau mobiliser. Il en est ainsi du sens qu'il ne peut se formuler à rebours. A rebours est la marche vers l'aporie : aucune issue.
Les Bras : Nous acquiesçons à votre jugement dans son ensemble et prenons acte de l'embarrassante situation mortelle qui est la nôtre. Mais, de grâce, ne nous condamnez pas avec une sévérité qui ne ferait de vous que des juges non soucieux d'intégrité, d'équité. Les Mains, avez-vous mesuré combien les Mains, nos appendices nous prolongeant naturellement sont, autrement que nous, responsables des faits. Les Mains constamment mobiles, manipulatrices, artisanales, édifiantes. De vrais prestidigitateurs. De vrais alchimistes qui métamorphosent le réel de leurs doigts habiles, rapides. A côté, nous ne sommes que des jarres empotées, des outres remplies d'impotence. Ah, les Mains, combien elles contribuèrent à nous rendre vivants, alertes, efficients. Mais combien elles creusèrent les fosses qui nous ouvrirent leurs larges catacombes !
Juges Ham-Hom :Mais combien il est facile d'attribuer aux autres ses fâcheuses inconséquences ! Soit, les Mains.
Les Mains : Nous ne sommes que de simples extrémités, d'innocents rouages exécutant des ordres venus d'ailleurs. De bien plus haut. Regardez donc nos projections sur l'aire corticale : de vrais territoires, de réelles cartes de géographie avec leurs fleuves, leurs sources.
Nous ne sommes que l'aval de décisions hors de notre portée. Nous ne sommes que de minces écoulements dont nous ne percevons même pas l'origine. Oh, sans doute, comme tous nos fragments frères, avons-nous commis quelques sottises, quelques gestes inadéquats. Mais à notre insu. Oui, à notre insu !
Juges Ham-Hom : Arrêtez donc vos jérémiades, cessez donc vos pantalonnades ! Combien de fois vous êtes vous laissés aller à vous plonger dans le cambouis, à vous compromettre dans des manipulations douteuses ? Combien de fois avez-vous été lestes, lourdes, baladeuses, crochues, liées, vides, de fer ? Combien de fois à la pâte, au collet, dans le sac ? Combien de fois insuffisantes, perverses, compromises ? Et ne vous réfugiez pas dans l'argument facile consistant à dire que vous n'étiez que des exécutantes. On n'exécute jamais que ce qu'on approuve. Du moins ne le désapprouve-t-on. C'est déjà trop que de se laisser aller, sinon avec complaisance, du moins avec un assentiment suffisant à commettre des actes "sous le manteau". Or, le long de vos vies aventureuses, souples et dodues, effilées et digitalement esthétiques, recourbées et noueuses, avez-vous fait autre chose que de vous dissimuler, de vous soustraire aux tâches exaltantes qui eussent fait l'honneur de votre condition ?
Ham : Mais, si vous le voulez bien, et je ne doute pas un instant que vous le vouliez, mon Compagnon et moi, allons nous livrer à une "parodie de justice", à une manière de mince dramaturgie, dont votre existence a été la scène permanente. Je serai votre Juge à charge, alors que Hom sera celui à décharge. A toi, Hom, défends donc la cause de ces Mains sans doute innocentes. Il suffit de les regarder, d'apercevoir leur attitude ouverte pour s'en convaincre !
Hom : Mains, vous avez su incarner la beauté de votre mission. Artisanales, vous avez donné forme à l'argile si douce, ductile, tempérante. Votre travail de potier, vous lui avez donné sens, créant le vide autour duquel vous avez édifié les parois de l'outre, du récipient sacré destiné à abreuver les dieux. Tout s'ordonnait à partir de là. Vide, l'outre résonnait des paroles de l'origine, disait l'amplitude de la nature, la grandeur de l'homme, la magie du langage, la dimension étonnante de l'œuvre d'art. Pleine, elle témoignait de la densité de la vie, de sa capacité à s'écouler selon quantité de filets, de ruisseaux, de fleuves étincelant de leurs millions de gouttes.
Ham : Belle plaidoirie, en effet. Mais, Hom, serais-tu devenu sourd à l'incurie de ces Mains, à leur inaptitude foncière à édifier quoi que ce fût de remarquable ? Ne parlons même pas de créer du beau, encore moins du sublime. Les récipients commis par tes Protégées n'ont jamais servi qu'à abreuver les hommes ordinaires, à étancher leur soif inextinguible. Nulle ambroisie subtile. Seulement des boissons rustiques, enivrantes. Il fallait oublier, Hom, oublier qu'on était vivant sur cette terre et que cette fatalité était un boulet attaché à nos pieds d'Inconséquents errant au hasard des chemins. Remplir l'outre de pièces d'or volées aux autres, de préférence pendant leur sommeil. Combler le vide de petits magots, de minuscules broutilles amassées avaricieusement au long d'un périple laborieux. Jamais d'exigence, d'élévation au-dessus d'une immanence lourde, compacte. Non. L'inclusion dans la terre, pareillement aux déserteurs qu'on enterrait vivants dans des fosses de glèbe. La disparition de l'identité dans une matérialité abstruse. Où donc le merveilleux travail du Potier, sa symbolique par laquelle poser la dialectique du plein et du vide, du sens et du non-sens, de la vie et de la mort, de l'être et du néant, du savoir et de l'inconnaissance, de la présence et de l'absence ? Oh, bien sûr, Hom, nul n'aurait été jusqu'à demander qu'une telle mission fût remplie. L'attention à quelques manifestations, fussent-elles épiphénomènes, eût suffi à faire des Mains des consciences attentives, déterminées à comprendre quelque avancée de la marche du monde. Ainsi se seraient-elles déliées de leur allégeance habituelle à l'obscur, à l'insignifiant.
Hom : Juge Ham, ne serais-tu pas partial, trop occupé par des considérations proches d'une vision idéale de l'humanité ? A la recherche d'un absolu, par exemple ?
Ham : Juge Hom, je ne demande qu'à relativiser. Je dois dire, jusqu'à présent tes arguties pêchent plutôt par défaut que par excès !
Hom : Trouves-tu l'action des Mains seulement négative ?
Ham : Certes !
Hom : Eh bien, puisque tu parles de Mains négatives, tu concèderas leur participation à l'élaboration de grandes œuvres, patrimoine de l'humanité.
Ham : Sans doute. Des faits !
Hom : Les Mains négatives projetées sur les parois du Paléolithique, comme à Pech-merle, par exemple.
Ham : Certes, Hom, ces réalisations sont remarquables. Mais elles sont le fait d'une humanité hésitante qui cherchait ses traces, voulait laisser son empreinte, témoigner pour le futur. Premiers essais émouvants et combien signifiants de ce qui allait advenir lors de la grande migration humaine, balbutiements du langage à venir. Mais alors, si la vie était rude, cavernicole, ombreuse, bestiale, sauvage, elle n'avait pas encore atteint sa vitesse de croisière. Il n'y avait pas encore le déferlement des biens matériels, l'envie de les posséder, de paraître, de dominer coûte que coûte son vis-à-vis. Ce dernier, on pouvait l'exécuter sommairement, le couper en morceaux, éventuellement le manduquer : la survie était à ce prix. Aujourd'hui le cannibalisme existe tout autant, mais plus sournois, plus pervers, plus dissimulé, ce qui le rend d'autant plus redoutable. Et, cher Juge, que tu convoques à la défense de tes chères Clientes, Léonard de Vinci, Delacroix, Rembrandt, Picasso n'apporte rien de plus. Les doigts de quelques Mains, fussent-ils peu recommandables, suffisent amplement à faire l'inventaire de ces génies. Les pierres ne sont précieuses que parce qu'elles sont rares !
Hom : Juge Ham, je crois, à voir ton intransigeance, que j'aurai bien du mal à faire monter quelque Main que ce soit à la hauteur de la moindre cimaise !
Ham : Je te laisse pérorer à ton aise. Sans doute y a -t-il quantité de vertus dont sont parées tes Méritantes qui sont passées inaperçues !
Hom : Eh bien, sans vouloir en dresser une liste exhaustive, voici quelques vérités qui me paraissent aller dans le sens de leur acquittement : Mains qui ont creusé la terre afin de la féconder, de l'ensemencer, de faire lever les épis dont les hommes se nourrissent. Mains dédiées à la caresse apaisante, mains jointes dans l'attitude de la prière, tendues pour secourir, sortir son pareil de l'ornière, Mains qui étreignent, mains qui...
Ham : Hom, arrête tes digressions. Tu es un bien piètre avocat. Plutôt que de sauver tes Obligées, tu ne fais que leur ouvrir la trappe par laquelle leur vie étriquée disparaîtra bientôt, fumée aussi vite dissipée qu'apparue. Remarque, elles ne méritaient mieux. Maintenant, c'est à elles que je vais m'adresser. A charge, bien entendu. Sans doute sont-elles blâmables, à la hauteur de leur inconscience. Condamnables, sans appel !
(Présentement, les Mains n'étaient que de minuscules vanités, de simples repliements, de minables effondrements d'inconséquences cumulées. Pareilles à de vieux gants mités qu'on aurait abandonnés sur un chantier, au milieu des gravats, des poussières de ciment et des tourbillons de vent. Autour d'elles, dans une mare carmin, s'ourlaient des meutes de lambeaux vaguement humains. Parfois, sous l'effet des tourbillons d'air ou des tremblements du sol, les doigts, singulièrement animés d'une sorte de danse de Saint Guy, tenaient un étrange langage des signes. C'était une langue morte, blanche, muette à la mesure des gesticulations désordonnées et, pour tout dire, tragique. Pseudo-aphasie, balbutiements, glougloutements pareils à la chute régulière de gouttes résonnant dans le silence des grottes.)
Mains-Doigts : Qu'il nous soit glamis de raviduler notre sort inralide. Morts arimés dans l'antre pertique et pourtant toulours nous zavirons guerché à faire tout ce qu'on parvilait, mais le restin nous garappait toulours au coin du bois, agors...!
Juge Ham : Assez de simagrées. Votre sort est en bien piteux état. Quant à votre destin, je crains qu'il ne soit aussi ravaudé qu'une vieille chaussette. Il ne reste que des trous et des fils usés pour les relier. Ce cher Hom, grand benêt devant l'Eternel a déployé son talent oratoire afin de colmater les brèches de votre insuffisance. A ceci près que le talent de Hom est aussi calamiteux que l'ont été vos existences boursouflées. Une aporie, de bout en bout. Et maintenant, ouvrez bien vos esgourdes de nullités sans pareilles, j'ai à y déverser quelques vérités en forme de guillotine.
Vous les Mains, vous auriez pu serrer les autres mains qui venaient à votre rencontre plutôt que de les ignorer, vous réfugiant dans une superbe hautaine. Les Mains, toutes les Mains sont faites d'abord pour cela : accueillir, réconforter, caresser afin que l'affinité, partout, puisse répandre son miel. Sans doute avez-vous caressé, mais dans un réflexe purement égoïste. C'est de vous dont il s'agissait, l'Autre n'était là que de surcroît, comme un miroir qui vous renvoyait votre propre image. Souvent, vous êtes-vous rejointes dans l'attitude de la prière, dans quelque sanctuaire ombreux ou bien dans l'anonymat de votre chambre. Toujours vous y rencontriez Dieu, c'est-à-dire votre icône portée à l'incandescence. Nulle sortie en dehors de vous-même qui eût pu vous ouvrir à l'altérité. Vous n'étiez capable de progresser qu'à faire du sur-place, à rayonner autour de votre centre dans une manière de giration stupide. Combien de fois vous êtes-vous détournées des autres Mains qui imploraient, demandaient, se tendaient pour recevoir une mince obole ? La petite pièce d'argent qui occupait votre creux douillet, vous préfériez la destiner à l'achat de quelque friandise. Que méritaient donc les autres Mains qui n'avaient su cueillir leur écot ? Vous les méprisiez, davantage par inconnaissance que par une volonté délibérée de leur nuire. Mais, tout de même, la privation de cette menue monnaie, vous aurait-elle tellement coûté que vous ne puissiez la dédier à une mince générosité ?
Souvent, les Mains sont serrées, étroites, pareilles à de vieux sarments racornis, hargneux, accueillantes comme d'étiques buissons. Mais rien ne sert de parler à votre entendement obtus. Et puis pourquoi dire les Mains négatives ? Pourquoi ne pas se livrer à une offrande, à une incantation à partir desquelles diffuseront les Mains positives, les Mains de l'espoir, du déploiement ?
L'homme est un arbre aux racines plantées dans la terre, au tronc élevant sa colonne dans l'air libre, aux branches multiplement dispersées dans l'éther et, au bout, tout au bout, comme de vibrants sémaphores, les Mains-bourgeons, les Mains-étoiles, les Mains-Corolles faisant neiger d'infinis bouquets de significations.
Tout est par elles, tout s'oriente à partir de leur ouverture. L'esprit, tout en haut de la canopée humaine, fait ses remous de flammes, ses gerbes d'étincelles qui gravitent dans le corps avec la densité des nuages. Il y a parfois, des fulgurations, mais aussi des nœuds, des remous et les pensées s'amassent en minces astéroïdes impatients de trouver une issue, de dire toute la beauté du monde, mais, à cela, il faut la condition d'un langage. Les Mains sont le langage, le véhicule des intentions ramassées dans les boules anatomiques. L'esprit invente une forme, par exemple celle d'une outre destinée à recueillir l'eau, et les Mains se saisissent de la boule d'argile qu'elles façonnent, lui donnant consistance et place parmi la multitude. Le vide d'abord, comme centralité cherchant à signifier dans le recueil des parois. Puis l'anse à saisir dans le geste de l'offrande, puis le bec diffusant la boisson, le liquide de la rencontre. Ainsi créée, l'aiguière n'apparaît plus comme simple densité ou matière au destin opaque. L'esprit en a assuré les conditions d'éclosion, de venue au jour, les Mains ont libéré la forme, l'amenant à son séjour symbolique au milieu des Existants, assurant l'expansion de sa phénoménalité.
Les mains sont le médiateur assurant à l'esprit son empreinte sur les choses. Les mains sont des spiritualités en acte. Ainsi, à leur propos, peut-on parler d'intelligence, de capacité discursive. Discours artisanal du monde au cours duquel ce dernier apparaît et fait sens. Les Mains sont les isthmes avancés de la conscience, sa manifestation tangible, son efflorescence. Pas de mains, pas d'œuvres, pas d'emprise sur le chaos, pas de cosmos.
C'est ceci qui aurait dû vous effleurer tout au long de la théorie infinie de gestes dont vous avez été occupées. C'est cette dimension poïétique de façonnage du monde, donc des choses, donc de vous-même, donc de l'Autre qui attendait que vous la révéliez, la projetiez dans l'espace comme le magicien fait surgir des colombes de son chapeau. Magiciennes sans le savoir, identiquement à Monsieur Jourdain faisant de la prose à son insu ! Merveille des merveilles. Que ne vous en êtes-vous rendu compte plus tôt ? Qu'avez-vous attendu ? Fallait-il en arriver à cet état larvaire, à cette décomposition avancée avant que vous ne décilliez les opercules de vos yeux ? La symphonie que vous avez été, le poème que vous avez écrit, étaient-ils à ce point cryptés que vous ne fûtes jamais en mesure de les déchiffrer ? C'est vrai, dans le flot agité de l'existence, il convient de se disposer, à chaque instant, à être des Champollion. Faute de cela nous usons nos yeux aux aspérités des hiéroglyphes sans bien en deviner l'essence. La même dont nous sommes tissés, n'étant nous-mêmes, que langage, rien que langage !
Acte V
(Tout le temps qu'avait duré la péroraison de Ham, le monde avait continué à tourner sur son axe, le Dieu-Rê s'était métamorphosé en Atoum-le-Soleil-qui-décline; Hom dormait dans sa boîte, engoncé jusqu'aux oreilles; les Mains étaient recroquevillées en serpillères flasques; les doigts ressemblaient à des tentacules d'anémone anémiées, Teigne-Faucon s'activait à dépecer les derniers morceaux comestibles, foie, reins, bassin, hanche, marmelade de genoux et tendons rotuliens, brouet de tibias et de ligaments annulaires, ragoût de péronés et brandades d'orteils petits et gros. Des météores verdâtres faisaient, dans le ciel, leurs traînées d'apocalypse. Hom émergeait lentement de ses rives oniriquement ensablées).
Hom : Que s'est-il passé, Ham ?
Ham : Il s'est passé que le temps a passé.
Hom : Jamais pouvoir de l'arrêter ?
Ham : Jamais !
Hom : On a rapetissé, vieux Jeton, on a rapetissé.
Ham : C'est le temps, vieux Débris.
Hom : C'est le temps, quoi ?
Ham : Qui nous a emboîtés.
Hom : Pour l'éternité ?
Ham : L'éternité est bien courte parfois.
Hom : Juste un instant.
Ham : Juste trois petits tours...
Hom : Marionnettes ?
Ham : A fils.
Hom : Qui les tient ?
Ham : Pas Hom, vieille Galère, pas Ham, vieux Boisseau.
Hom : Qui alors ?
Ham : Peut-être Dieu, Rê, les Autres.
Hom : Comment savoir ?
Ham : En cherchant.
Hom : La réponse ?
Ham : Pas de réponse.
Hom : Jeu de devinettes ?
Ham : Plus, Hom, de dupes.
Hom : Comment pas se faire avoir ?
Ham : Se faire posséder, tu veux dire ?
Hom : En quelque sorte.
Ham : S'appartenir ? Jamais !
Hom : Même pas en rêve ?
Ham : Même pas.
Hom : En paroles ?
Ham : Pas davantage.
Hom : A savoir...
Ham : Les Autres te regardent.
Hom : M'annulent.
Ham : Exact. Te biffent.
Hom : Comme une vieille savate.
Ham : Exact.
Hom : Triste.
Ham : A titre de réciprocité, Hom.
Hom : On s'annule tous en chœur.
Ham : De concert.
Hom : De conserve.
Ham : Du pareil au même.
Hom : L'évitement ?
Ham : La conscience.
Hom : Qui ouvre ?
Ham : Qui dilate.
Hom : Qui déploie?
Ham : Tout juste.
Hom : Toujours en train de naître ?
Ham : Toujours !
Hom : Comment être au grand jour ?
Ham : Les forceps.
Hom : Ça fait mal !
Ham : La vérité fait toujours mal, Hom !
Hom : Tirer à soi ?
Ham : Longtemps.
Hom : Toujours ?
Ham : Toujours.
Hom : Ça fatigue !
Ham : Oui, la lucidité fatigue.
Hom : Et le repos ?
Ham : Jamais.
Hom : C'est injuste.
Ham : Injuste mais inévitable.
Hom : Le grand jour, ça aveugle !
Ham : Pas plus que le sommeil.
Hom : On naît dans la lumière.
Ham : On n'est que lumière.
Hom : Que conscience.
Ham : Yeux dilatés.
Hom : Mais le Soleil, Ham, le Soleil.
Ham : Terrible, le Soleil.
Hom : Il brûle.
Ham : Au centre du ciel.
Hom : Grande couronne blanche.
Ham : Etincelante.
Hom : Cécité.
Ham : Qu'on regarde ou pas.
Hom : On regarde, on est ébloui.
Ham : On ne regarde pas, jamais on ne s'éveille.
Hom : Pas de choix.
Ham : Néant contre néant.
Hom : Destinée ?
Ham : Funeste.
Hom : Echappatoire ?
Ham : Ne pas naître.
Hom : Et encore ?
Ham : Enerver le Dieu-Rê.
Hom : Comment ?
Ham : En étant homme.
Hom : Simplement ?
Ham : Simplement.
Hom : Inconséquence ?
Ham : Absurdité.
Hom : Alternative ?
Ham : Croire.
Hom : En Dieu ?
Ham : Ou en diable.
Hom : Pareil ?
Ham : Deux impossibilités, Hom.
Hom : La solution ?
Ham : La disparition.
Hom : Le néant ?
Ham : Le (...).
Hom : L'innommable ?
Ham : Oui.
Hom : Non.
Ham : Oui.
Hom : Non.
Ham : Rien.
Hom : Fin de partie ?
Ham : Fin.
Hom : "Fini, c'est fini, ça va peut-être finir."
(Maintenant Atoum a complètement disparu de la scène. De grandes biffures carmin balafrent encore le ciel d'étain, lissé comme une vieille cuillère. Les platanes au bord du canal ne sont que deux épouvantails grillés comme de vieilles saucisses. De Mante-Glob-Siméoni, il ne reste plus qu'un monticule de graisse et de cendres sur lequel flottent deux antennes métalliques. L'air est chargé de souffre. Des deux boîtes emboîtant Hom-Ham, il ne reste plus que les arêtes pareilles à de vieux os rongées par le temps. De Ham-Hom, il ne reste plus qu'une flaque gélatineuse au milieu de laquelle se contorsionnent des lèvres laborieusement occupées à l'émission du dernier langage. Dans les remugles lourds et les volutes immanentes de l'air ouaté comme une vieille défroque, parmi les plissements métaphysiques dispendieux et les outrances ontologiques, apparaissent et disparaissent, grand ballet chaotique, les âmes, esprits, consciences et autres restes corporels des Ci-devant-vivants, piteux menuets, inglorieuses farandoles, flasques gavottes, derniers soubresauts de l'au-delà, ultime gigue avant que la révérence finale ne soit tirée. Bouches Ham-Hom articulent leurs dernières diatribes. Le rideau tombe sur une lumière grise alors qu'en silhouette, sur le fond de scène, apparaissent Teigne-Faucon à la proue de l'embarcation solaire et le dieu-Khépri-Rê-Atoum, à la poupe, tenant fermement la barre. On devine quelques restes - humains ? -, lambeaux et autres fragments ontologiques accrochés aux flancs du voilier céleste. La lumière s'éteint progressivement. Ne restent apparentes dans le noir que quelques nervures : branches, angles des boîtes, élévation pyramidale de la termitière. Soudain, une grande explosion se fait entendre alors que s'élève dans le ciel un champignon vénéneux - peut-être un bolet de Satan -, puis le noir absolu, néant.)