La nécessaire liberté de l’œuvre.
Senecio – Pau Klee.
1922.
Source : WikiPaintings.
Re Chab :
Merci Blanc Seing de cette perception ( ici des poèmes de Nath ), mais sans doute recouvrant beaucoup d'expressions poétiques... je retiens en particulier...
---------------------------------------------- Le "cri" fait apparaître le merveilleux déploiement montant jusqu'au "poitrail profond du ciel", le "cri"fore, vrille les tympans, se loge dans le réceptacle humain, envahit l'espace disponible de
la conscience, fait ses effusions dans la gemme anthropologique. Soudain, tout est Poème,......
------------------------------
S'abandonner au poème, c'est s'extraire de cette pesanteur, c'est s'abreuver au "goulot de
lumière", par lequel s'annonce une liberté. Alors on devient falaise soi-même, grande élévation de craie où s'inscrivent les pensées du monde, où se déposent les lignes souples du savoir.
C'est comme de flotter longuement au-dessus des plaines d'herbe----------C'est comme de se retrouver libre nuage que le zéphyr fait danser au gré de ses fantaisies. ...
--------------------------------------------------------------- justement dans l'approche "analytique", qu'on pourrait avoir des poèmes ( et qui pour moi
se rapproche de la dissection... donc de quelque chose de mort... - spécialité de nos enseignants en français; je préfère l'indécis de la perception "vivante"... ) ainsi, comme je me réfère souvent à la musique.... et par exemple celle de Scriabine... lui même déclarait ne pas
vouloir qu'on analyse sa musique, car celle-ci était plutôt propice à offrir un espace de liberté.
Blanc-Seing :
Merci de vos nombreuses annotations. En effet, aborder le domaine de l’art, quel qu’il soit, nécessite que soit reconnue l’essence qui l’anime. Or, si le visible en est la forme immédiatement perceptible, il va de soi que quantité de significations latentes y courent « sous la ligne de flottaison ». Ce qui, nécessairement, veut dire qu’il faut se mettre en quête d’une profondeur, laquelle n’est jamais donnée d’avance. Il semble essentiel de partir de la conception de Paul Klee concernant l’art : « L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible. »
Or, cette part d’invisible ne surgit jamais qu’au moyen d’une immersion aussi peu démontrable que peut l’être la participation à quelque chose de secret, de personnel, disons une coloration telle qu’un sentiment. Car c’est bien de cela dont il s’agit, de sentiment au travers duquel l’on perçoit la nature de ce que l’Artiste a introduit dans sa création. Sans doute le concept de « stimmung », issu du romantisme allemand et de la phénoménologie est-il à même de correspondre à ce qui voudrait se montrer. Il s’agit de tonalité affective, de couleur intérieure, d’inclinations particulières, d’états d’âme. C’est, en somme, le degré dont le réel nous affecte, singulièrement l’art qui, par nature, s’adresse à nous sur le mode de l’affectivité, que nous intégrons au sein même de notre vécu, de la même manière que s’adresse à nous un beau paysage, un visage aimé. L’art n’est jamais une contingence, une affaire« mondaine » (entendez « insérée dans une mondanéité »), une pure distraction qui graviterait en nous à la manière d’un « lieu commun ».
Car le lieu de l’art a ceci de particulier qu’il joue en écho avec notre propre lieu, à savoir l’espace autour duquel nous nous construisons, qui peut se déterminer comme espace de nos racines fondatrices, de nos nervures existentielles, de cette feuillaison dont nous faisons l’offrande à ceux qui viennent à notre rencontre. Jamais il ne peut s’agir d’une simple distraction dont nous serions affectés comme d’un accident qui advient au hasard, ou d’un caprice saisonnier. L’art est événement, ce qui veut dire surgissement au plein de la conscience et, ensuite, déploiement en direction de l’exister. L’art nous métamorphose et accroît notre propre dimension ou bien il n’est que représentation du réel, simple imitation et manque sa cible, celle qui doit, en notre intériorité, mobiliser une énergie particulière, installer une dimension spatio-temporelle spécifique. Inimitable, non reproductible, autrement exprimé, essentielle.
Si l’art peut nous toucher, chacun, chacune, de façon si particulière, c’est simplement relativement aux « affinités électives » (pour reprendre l’excellent titre de Goethe) que nous tissons avec les choses et qui dessinent la quadrature de notre exister, les polarités de notre possible architecture. Ce qui veut faire signe en direction d’une rencontre, de son éminente singularité.
La Nuit étoilée.
Vincent Van Gogh. 1889.
Source : Wikipédia.
« La nuit étoilée » de Van Gogh, par exemple, sera chaque fois différente pour chaque Témoin de l’œuvre. Bien évidemment, cette « nuit » jouera avec les nuits réelles ou bien fantasmées ou imaginaires, symboliques avec lesquelles le Voyeur de la scène aura été personnellement confronté. Et de ceci, de ces nuits passées, essentiellement, il n’en fera l’objet d’aucune thèse, pas plus que le foyer d’une intellection. Ce sera bien de l’intérieur de son propre sensible que le Dasein y aura accès, à savoir en fonction des sensibilités éprouvées, incarnées, métabolisées, non d’une quelconque projection sur le monde. Or, si cette singularité est bien effective, et gageons qu’elle le soit, il faut bien admettre que ceci a lieu en raison des « sentiments » - (les affinités sont de cet ordre) - que nous entretenons avec elle, l’œuvre en question. S’il ne s’agissait que d’intellect, un concept aurait tôt fait de s’imposer, lequel ayant recours aux habituelles ruses de la raison, se hâterait de thématiser le sujet de la peinture et de l’objectiver, la faisant aussitôt migrer de son statut d’œuvre à celui de simple objet. Or, regardant le portrait de Klee placé à l’initiale de l’article, l’on conviendra aisément que nous n’avons aucunement affaire à une chose contingente, mais bien à la projection de l’âme de l’Artiste sur le subjectile qui joue, métaphoriquement, comme le point de jonction de deux consciences, de deux affectivités : celle du Créateur, celle du Regardant.
Cette jonction qui se transforme en osmose si les regards se croisent adéquatement, en fusion dans une même réalité picturale ne saurait résulter que d’une subtile alchimie par laquelle se médiatise toute rencontre humaine. Ce ne sont jamais deux équations abstraites, deux rapprochements asymptotiques se résumant en une formule algébrique, mais bien plutôt une alliance, une confluence des vécus, un précipité des états d’âme. Identiquement à l’exemple de la pierre de calcaire dans le roman de Goethe, laquelle plongée dans l’acide sulfurique se transforme en gypse, la formation de ce nouveau composé mettant en évidence le phénomène d’une mystérieuse force d’attraction (les affinités électives) dont la métaphore sert à l’Auteur de trame romanesque pour bâtir l’irrésistible attirance entre les protagonistes de l’histoire, quatre personnages, qui se recomposeront au gré de bien étranges aimantations. Ces phénomènes amplement tissés d’humanité, de passions réciproques, de regards, de touchers, de sensations semblent dessiner, en filigrane, la texture même de l’œuvre d’art. Sensibilité exacerbée qui, selon les périodes de l’histoire, se décline en classicisme, romantisme, symbolisme, impressionnisme, expressionnisme, fauvisme chacune de ces déclinaisons disant, en peinture, sculpture, littérature, poésie, musique, ce que disent les affections humaines, les attachements, les émotions, les instincts, toutes choses issues de l’intériorité et portées au-dehors afin qu’elles puissent faire phénomène, témoigner. Ici, il s’agit de peau, de tissus, de chair vibrante, de sang, de cœur, de battements, de syncopes, de vertiges. Ici il s’agit de la vibration du vivant, de l’angoisse d’exister, du bonheur d’être, du drame qui guette, du tragique du cheminement vécu jusqu’en ses plus intimes fondations. Et, pour approcher l’essence de ce qui se dit au travers de la parole comme poème, de la danse comme chorégraphie, de la fiction comme littérature, rien ne convient mieux que l’approche imagée de la métaphore, laquelle nous dit, d’une seule voix, la pluralité du sens en acte. Imaginons, un instant, la réalité d’une œuvre à saisir comme on le fait de la simple bogue de l’oursin lorsqu’elle nous dévoile son anatomie et cherchons ce qui peut s’y lire de signifiant.
Source : Chili Voyages.
Percevant une œuvre, Senecio de Paul Klee, par exemple, il nous est possible de l’aborder de deux manières, soit ce que vous décrivez comme « l’analytique », qui correspond à l’approche scolaire ou bien de la critique en général. Ici, il s’agira de dire les tensions internes de l’œuvre, ses confluences, ses éventuelles contradictions. Le portrait, on le situera par rapport à Klee lui-même, on s’essaiera à y trouver des analogies. On le situera en fonction de son contexte d’apparition historique et, bien évidemment, pictural. On tâchera de le classer dans la vastitude des Ecoles et mouvements de l’art moderne. En un mot, ce portrait, on l’attachera à un contexte réel chargé de le déterminer. Cette vue sera essentiellement exotérique, cernée d’une objectivité aussi serrée que possible, démontrable en quelque sorte. Ce qui revient à dire, considérant la métaphore de l’oursin, qu’on n’en aura approché que la bogue et les piquants immédiatement visibles, sans se soucier de ce qui, à l’intérieur, concourt au foisonnement extérieur.
Et, maintenant, cherchons une autre voie d’accès à l’œuvre, moins structurelle, moins inféodée à sa signification de surface, davantage orientée vers une perception de sa dynamique interne, de ce que nous appelons sa « chair du milieu » - un article a été écrit sur ce sujet -, de son sens que l’on peut qualifier « d’ésotérique » puisqu’il demande à l’Observateur de traverser l’écran des apparences afin de surgir dans le plein du signifié. Bien évidemment ceci supposera que l’on occulte bien des choses visibles « en première main » pour saisir, à la mesure d’une optique renouvelée, ce qui fait trace, empreinte, aussi bien aux yeux de l’esprit, qu’aux yeux de l’âme. Or, ceci ne s’obtiendra qu’à faire l’économie du souverain Principe de raison pour lui préférer la dimension largement ouverte de l’intuition, de l’imaginaire. Il s’agira de rien de moins que de réécrire l’œuvre - poème, musique, peinture -, à sa manière propre, c’est-à-dire en superposant une esthétique spécifique à l’esthétique qui court déjà dans la proposition picturale. Que l’on observe les critiques qui s’inspirent d’une telle démarche - les plus rares -, c’est à une totale réappropriation de l’espace artistique à laquelle ils se livrent. Une esthétique du second degré venant féconder celle qui, déjà, était à l’œuvre dans l’esquisse de l’Artiste. Alors se révèle une vision entièrement renouvelée du monde, alors s’ouvre ce corail que nous pouvons déguster afin d’y découvrir de nouvelles sensations. Faute de cela, poème, littérature, sculpture demeureront circonscrits à leur demeure première, la critique ne commentant que les signifiés qui y étaient présents depuis la dernière touche posée par le Créateur dans la forme qu’il avait choisie. Ce que vous appelez, à juste titre « l’indécis de la perception vivante », lequel « indécis »pourrait apparaître comme une fuite de la pensée et une dérobade, est en réalité une exigence de profondeur, de découverte de ce qui fait sens d’une manière plurielle, par laquelle nous pouvons gagner « un espace de liberté. »
Or l’art sans liberté est encore trop affilié au réel pour pouvoir atteindre sa juste mesure. C’est, du moins, ce qui paraît évident lorsqu’on a expérimenté cette recherche du « subtil corail » qui demeure en chaque chose et ne s’éclaire qu’à la mesure d’un « regard diagonal ». (Egalement un article à ce sujet). Tout se résume, en fait, à une visée adéquate du monde, mais nous garderons à l’esprit que, loin d’en faire un dogme, c’est à Chacun, Chacune des Voyeurs de l’œuvre de découvrir son propre cheminement afin que s’ouvre la clairière des infinies et toujours renouvelées significations.