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11 octobre 2013 5 11 /10 /octobre /2013 08:23

 

  Le retour à la mansarde ou le jour oblitéré.

 

     Mais aller trop vite en besogne et rejoindre Youri Nevidimyj dans la mince cellule du septième étage en faisant l'économie de son trajet de retour serait un comportement homologue à celui d'un archéologue survolant quelque étonnant site antique sans prendre la peine d'en mettre à jour la riche signification. Donc, le dernier soir de sa rencontre tragique avec le décor du Quai de Bourbon, après avoir réussi à se libérer de l'étreinte mortelle dont il avait failli être la victime, Nevidimyj avait erré de longues heures, hagard, se sentant épié, poursuivi par les racines dont il percevait la grouillante et terrienne rumeur, sa marche entravée par les lattes de bois et les ferrures du banc alors que les feuilles du marronnier l'emmaillotaient dans une manière de gangue pareille à la tunique exiguë  des momies.     On aura deviné que ce parcours perdu, irrationnel, s'il était bien réel, empruntant les rues de l'Île Saint-Louis, celles de la Cité, n'en était pas moins halluciné, imaginaire quant aux sombres événements qui y étaient prétendument associés. Quoi qu'il en fût, le Russe avait fini par échouer sur les marches qui, face au sombre rectangle de Notre-Dame, donnaient accès aux rives du fleuve, se ressaisissant peu à peu, son esprit demeurant cependant envahi d'une sorte de brume cotonneuse qui jouait à la manière d'une anesthésie. Peut-être n'avait-il que cette ressource disponible afin de faire face à son quotidien perclus de chausse-trappes. Alors qu'il avait longuement déambulé du côté de la Place des Vosges, poursuivant jusqu'à Port-Royal et alors qu'il se trouvait près des Halles, il aperçut un bus longeant les arcades de Rivoli.

  Alors, par on ne sait quel miracle du destin, il se retrouva à la fin du siècle dernier, parmi les hallucinations surréalistes des Chants de Maldoror, devenant le Narrateur lui-même, vivant son existence désordonnée, tumultueuse - il faut dire que bien des analogies, par-delà le temps rassemblaient en un même creuset des destins pareillement soumis aux multiples dérèglements de la folie, celui d'Isidore Ducasse, Comte de Lautréamont et le sien, Youri Nevidimyj, livré aux affres de l'invisibilité, de l'impalpable, comme si sa naissance ne s'était actualisée que par défaut, genre d'excroissance molle dont les humains voulaient se débarrasser comme de la peste -, doncYouri avait revêtu les habits d'outre-tombe du Narrateur, s'appropriant sa parole dont il faisait, au fur et à mesure de son déroulement, les commentaires, comme si l'arche temporelle se fût ramifiée, supportant à l'une de ses extrémités les extravagances maldororiennes, de l'autre les erratiques entrechats d'un Russe en perdition. Voici ce qu'il en résultait dont le lecteur considérera, conséquemment à un élargissement de son empan langagier, que ces deux destins réunis, ne sont que les deux faces d'une seule et même histoire.

 

(NB : Les citations en typographie rouge sont extraites des "Chants de Maldoror". Les passages en typographie habituelle sont les propos tenus par Nevidimyj, par-delà le temps avec la sombre "liturgie" maldororienne.)

 

"Il est minuit ; on ne voit plus un seul omnibus de la Bastille à la Madeleine..."

 "Où est-il le Bus 27 qui me ramènera à la mansarde ?  Peu importent les autres, les omnibus peccamineux qui ne transportent leurs chargements d'existences,  ne parcourent la ville en tous sens que pour abuser leurs passagers, les préparer à expier leurs fautes, celle de vivre, surtout. Ils ne valent guère mieux que cette déambulation sans fin, ce sursis au bout duquel veillent les flammes de l'enfer."

 "Je me trompe ; en voilà un qui apparaît subitement, comme s’il sortait de dessous terre. Les quelques passants attardés le regardent attentivement ; car, il paraît ne ressembler à aucun autre..."

 "Mais oui, je le reconnais le 27, avec ses garde-boues dégoulinant de limon, ses marches maculées d'argile, son impériale où sont accrochées les feuilles de marronnier. Il me cherchait, j'en étais sûr. Mon seul abri, mon seul refuge, mon seul terrier. Il a plongé son groin sous le banc, au milieu du repliement des noires racines - ne sont-elles pas la métaphore du Serpent, du péché originel, de la faille qu'ont ouverte aux hommes Adam et Eve par leur acte inconséquent ? -, il a cherché à m'extraire des catacombes aux phosphorescents ossuaires - n'était-ce pas à ce sort-là que m'acculaient les planches mortuaires pareilles à un cercueil, les ligatures métalliques du banc, les langues gangrenées des feuilles tellement semblables à des âmes mortes -, puis renonçant à me trouver parmi les touffeurs de la glaise et le fourmillement des rhizomes, il est ressorti à l'air libre, ici, tout contre les arcades de Rivoli, en partance pour Bastille, puis Austerlitz avant de gagner Italie.

Non, il ne ressemble à aucun autre, l'omnibus de la Ligne 27. Tout simplement parce qu'il est un assemblage unique de rouages, de pignons, de renvois métaphysiques. De la vie à la mort, de la mort à la vie : voilà son seul objet, sa seule raison de glisser le long des caniveaux de la Ville avec cette sorte d'obstination étroite, d'acharnement têtu. Malheureusement les Convoyés n'en perçoivent que la face émaillée, la carrosserie brinquebalante, les sièges de moleskine, jamais l'architecture secrète, jamais les questionnements urgents, seulement les cahots sur les bosses contingentes du bitume. Race beuglante n'entendant même pas ses lugubres beuglements !"

 "Sont assis, à l’impériale, des hommes qui ont l’œil immobile, comme celui d’un poisson mort. Ils sont pressés les uns contre les autres, et paraissent avoir perdu la vie ; au reste, le nombre réglementaire n’est pas dépassé..."

 "Oui, c'est bien cela, peuple immolé à sa propre inconscience. Cherchant à me détruire, à forer mes secrets, ils se sont condamnés eux-mêmes, les hommes, à n'être que des manières de harengs secs serrés par les flancs étroits et putrides d'un baril sans avenir. L'œil immobile, le regard retourné sur eux-mêmes à la manière de vieilles chaussettes inutiles et impertinentes. A trop vouloir regarder l'autre ils sont allés jusqu'à s'oublier. A trop vouloir percer le hiéroglyphe, ils sont devenus hiéroglyphes muets sur lesquels ricoche la pensée, faute de pouvoir les atteindre.

Non, le nombre réglementaire n'est pas dépassé : le nombre réglementaire de la vie et pourtant ils portent sur eux, sur leur visage de carton mâché, sur leurs mains moulinant le vide, sur leurs jambes jointives dans l'attitude du repliement, ils portent les stigmates du vice qui, par avance les condamne. Se seraient-ils occupés de la condition humaine, plutôt que de l'homme. De l'homme que je suis, moi, Youri Nevidimyj, coquille vide, patronyme sans écho, simple égarement de la Nature, facile jouet de l'Histoire."

 

 

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