Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
24 octobre 2013 4 24 /10 /octobre /2013 08:01

 

  Ce jour, qui devait être le dernier où Youri Nevidimyj serait encore assuré d'une provisoire visibilité, apparaissant à ces Existants qu'il croisait à la manière d'un dément qui se serait soudain libéré de ses liens - Sainte-Anne n'était pas si loin -, ou bien d'un saltimbanque privé de ses colifichets, ce qui eût été un moindre mal, ou bien encore ayant affaire à un malade affecté d'une chaotique et syncopée chorée de Sydenham, communément appelée "Danse de Saint Guy", ce jour donc, éclairé des derniers feux de l'automne sécrétait une lumière basse, couleur de résine qui badigeonnait les arbres du Luxembourg de teintes fauves et mordorées, plusieurs Nonchalants et Nonchalantes ayant pris, sur les assises vertes, des poses sinon lascives, du moins abandonnées à une facile entente avec la nature.

  Le Russe, dont on aura compris que le lyrisme orthogonal s'accommodait mieux des rudesses de la pierre que des mollesses végétales et des profusions arbustives, fussent-elles en voie d'extinction, lassé par toute cette symphonie colorée, par ces déambulations romantiques parmi les rotondes, balustres, pièces d'eau et pelouses langoureusement étalées sous les rayons d'un soleil finissant, quitta le Jardin par la Rue de Vaugirard, gagnant la Rue de Fleurus où il savait trouver un arrêt du Bus 27. Il regarda un moment les façades d'argile des immeubles, écouta le chuintement des pneus glissant sur l'asphalte, des bruits de conversation - quelqu'un, sur un mobile, conversait avec un Eloigné, faisant les cent pas comme pour fixer dans le marbre du sol le contenu d'un dialogue qu'il devait tenir pour essentiel -, perçut des pétarades de scooters remontant la Rue, véhiculant de toutes jeunes filles court vêtues, regarda distraitement tous ces mouvements de la ville moderne avec son flot d'incohérences, ses clameurs existentielles, ses joies simples, ses quotidiennetés faciles, ses nœuds de complexité, ses facéties, ses remous. Nevidimyj, insulaire parmi les insulaires était plus alerté des phénomènes par une sorte d'intuition, d'attention flottante qu'à la suite d'une observation minutieuse du réel dont il aurait pu tirer quelque leçon, échafauder un plan.

  Puis, soudain, son intérêt se fit plus vif, percevant au fond  de la rue le cahotement rugueux des roues de l'Omnibus sur les pavés. Elles faisaient leur petite symphonie métallique, montant et descendant les aspérités des blocs de granit, se déhanchant en grinçant, glissant parfois le long des caniveaux avec un sifflement proprement funéraire. Attelé à la carrosserie de bois, le rhinolophe ancrait ses pattes griffues dans les interstices de la voie, alors que ses ailes, moulinant l'air de leurs spatules membraneuses permettaient aux Passagers grimpés sur l'impériale de bénéficier d'une brise, laquelle pour n'être pas porteuse de subtiles fragrances, - il s'en faut, l'Attelé ne consacrant à sa toilette que des  miettes de son précieux  temps -, n'en rafraichissait pas moins leurs ardeurs amoureuses. Ainsi, les Amants et les Amantes ne portaient témoignage de leurs emportements qu'à la mesure de simples attouchements, leurs antennes érectiles vibrant dans l'air mauve avec l'urticante vibration de la crécelle.

  L'Omnibus s'arrêta avec la minutie d'un grincement de dents. Plusieurs Passagers en descendirent, claquements de rotules et miaulements de métatarses. Youri déclina l'invitation que lui adressait l'impériale ne sachant que trop bien l'animosité recluse dans les volutes d'air. A plusieurs reprises, déjà, le vent lui avait arraché des lambeaux de peau et il ne souhaitait nullement regagner la mansarde avec la figure de l'écorché grimaçant des salles d'anatomie. Il pensait que son existence piteuse n'était pas avare d' expériences mutilantes, de blessures et plaies diverses, lesquelles, si elles inclinaient à l'exercice de la métaphysique ne se justifiaient guère au-delà de cette ultime limite. Le temps viendrait toujours de progresser sur le chemin de la connaissance philosophique. Il suffisait, en cet automne finissant - celui-ci lui apparaissait-il en guise de métaphore d'une trappe qui, bientôt, s'ouvrirait sous ses pas ?  - , de profiter de cette dernière lumière dont la vie voulait bien lui faire le don. Quoi qu'il en fût de ses ténébreuses méditations sur l'avenir proche, Nevidimyj décida d'entrer dans  l'Omnibus. La cage rassurante de ce dernier, en même temps qu'elle le mettait à l'abri des diverses vindictes atmosphériques, l'assurait d'une manière de nid douillet, prélude aux embrassements de sa cellule du septième ciel.

  Une faible clarté, glauque, rampante, phosphorescente régnait sur des formes indécises que Youri ne prit même pas la peine de regarder, préférant à la consternation ambiante, le doux réconfort de ses pensées lovées en elles-mêmes, identiquement au fœtus dans son bain amniotique. S'apercevant que son assise habituelle, immédiatement située en arrière du Cocher était libre, il respira d'aise, son haleine emboucanée se répandant à l'envi parmi les sombres Tubercules vissés sur leur siège dont on n'apercevait qu'un lacis indistinct et grouillant. A peine assis sur les lattes de bois, il se laissa aller à sa distraction favorite, laquelle consistait, souvent, lorsque sa parole parvenait à franchir l'écluse de sa glotte étroite, à apostropher tout ce qui venait à son encontre, aussi bien hommes qu'animaux ou choses diverses. Sans doute le Lecteur s'étonnera-t-il de cette possibilité de volte-face subite, de métamorphose conduisant Youri de la mutité la plus absconse à la profération prolixe, la parole l'habitant alors à la manière d'une source ne connaissant ni tarissement, ni amoindrissement du débit.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : ÉCRITURE & Cie
  • : Littérature - Philosophie - Art - Photographie - Nouvelles - Essais
  • Contact

Rechercher