Texte à la mémoire de GILBERT.
Mais quittons donc à regret ce belvédère dont la vue porte au loin et revenons à de plus modestes cheminements. Nous sommes sur le sentier de castine en contrebas des rails, situé le plus souvent à l'ombre, dans une fraîcheur souveraine. L'humidité y a son règne, les orties leur terrain d'élection. Jamais le chemin n'a été aussi près de l'eau, dans une manière d'affinité qui se situe tout juste à la limite de la fusion. Mais il faut fermer les yeux, imaginer cet endroit le matin très tôt alors que l'aube commence à se préciser, que la lumière, au ras du sol spongieux, fait ses glissements , ses ondulations. Nul n'est encore levé et le chant des coqs, au loin, s'enlise dans les brumes naissantes. Le soleil, à l'est, derrière le rideau de peupliers s'annonce d'une manière allusive, pleine d'élégance et de retenue. La toile de la nuit est encore visible, accrochée aux buissons, laquant le minuscule bras de l'Ouche qui sommeille et chante si faiblement parmi les herbes d'eau. A peine une respiration de l'air, un doux dépliement de voiles. Cette heure est si intangible, si fugitive qu'on en retient à peine la traînée de cendre dans l'entrelacs des doigts. Puis, insensiblement, la lumière répand ses cassures de mica sur l'arête des orties qui sortent de l'ombre bleue. A vrai dire cet instant est magique. la clarté ne vient pas d'en haut, du ciel, pour couler jusqu'à nous. Non, elle sourd des choses, les prend de l'intérieur, fait son ascension depuis les couches sombres du limon, s'enroule le long de la tige dont la hampe est lustrée, polie comme un étain, puis c'est au tour des poils de briller, d'apparaître à la manière de fines aiguilles de verre, puis les feuilles s'irisent comme saisies d'un frisson, aiguisant leurs dentelures jusqu'à la turgescence pour dire l'insistance du jour à paraître. Bientôt, parmi les arbustes, les rameaux, autour des massifs sombres des végétaux, règne une agitation, une vibration alors que l'aube cède la place à une féerie à nulle autre pareille. Nous sortons d'un rêve, nous titubons, nos pas sont mal assurés, nous sommes encore pris de vertige. Puis, à la façon de mystérieuses ondes qui nous pousseraient, nous reprenons notre progression. Nous quittons un domaine enchanté pour entrer dans un autre.
Les orties, derrière nous, se fondent maintenant avec les réverbérations de l'eau. Les choses se précisent peu à peu dans un troublant clair-obscur. Devant nous, légèrement en retrait de la ligne blanche du chemin, pareils aux colonnes d'un haut péristyle, une rangée de fûts de platane borde notre vue. Couverts d'écailles vert-de-gris, rongés de larges desquamations, déformés par d'étranges loupes, ils sont la vivante duplication de déambulations pachydermiques, somptueux éléphants faisant osciller leur cuir couleur de terre. A leur sommet flottent les nuages verts des feuilles que supportent des branches tentaculaires, noueuses par endroits, largement étalées contre le ciel dont on ne perçoit guère que quelques écailles parsemées. Ces dieux issus de la glaise plantent le décor d'une fable, établissent les plans d'une mythologie. A l'ombre de leurs larges ramures est un long bâtiment semblable à une écurie, façade trouée de larges oculus, parements de briques le long de solides piliers d'angle. Légèrement en retrait, abritée par toute une théorie de massifs de buis fantaisistes, se révèle une haute demeure, pignon tutoyant les faîtes des chênes, fenêtres étroites , lourdes pierres incrustant la façade, grand sous-sol à moitié dissimulé par des meutes d'herbe. Ici, à l'évidence, nous sommes dans le parage d'une maison de maîtres, alors que le modeste bâtiment qui en fait le pendant semble être le lieu de vie de quelque métayer.
Il ne faut pas regarder ces lieux avec des yeux trop contemporains, sauf à vouloir en renier la nature profonde. C'est à un saut dans l'histoire que nous convie ce décor désuet en même temps que fascinant. Imaginons, un instant, ce même cadre il y a environ un siècle. Alors tout s'anime avec la vertu attachée aux choses du passé, dont, le plus souvent, nous ne percevons l'exactitude qu'au travers de vieilles cartes postales. Nous voyons des hommes en habits sombres occupés à retourner des tas de foin munis de larges râteaux de bois; des femmes aux robes amples s'occupant de la basse-cour; une fillette d'à peine dix ans, pots de lait à la main, s'apprêtant à aller faire ses livraisons aux habitants du bourg. Nous voyons des chevaux de trait, des percherons sans doute, tirant une charrette aux roues cerclées de fer; des vaches, des garonnaises à la robe couleur de thé, larges mufles carrés broutant l'herbe grasse. Nous voyons de vieilles charrues, une faucheuse et sa lame hérissée de dents, une moissonneuse-lieuse et sa roue de planches étroites. Mais ce que nous voyons au-delà de la butte qui limite la vue de la grande demeure, c'est surtout un large horizon, des champs et des prés, des chemins de terre, des maisons éparses entourées de haies vives, une gare miniature avec sa locomotive à charbon, ses deux wagons de bois, son avenue bordée de platanes, sa physionomie si étonnamment rurale. Une véritable imagerie d'Epinal qui semble sortir du coffre enchanté d'un vieux grenier. Encore ne sont apparues ni les maisons dupliquées des lotissement, ni les barres d'HLM, ni les bolides sillonnant les rues, ni le bitume faisant son cortège nocturne entre les falaises des façades. Un temps si étrange qu'il nous paraît archaïque. Un temps qui paraît ne pas avoir existé. C'est à cette rêverie que nous convient ces grandes bâtisses, que nous invite le parc aux cèdres séculaires, aux folles graminées que, bientôt, le vent agitera alors que, déjà, le soleil répandra ses mouvants ocelles sur le sol à peine sorti des rumeurs des étoiles.