Sûrement rien d'autre
René Magritte
Le visage du génie, 1926-27
Source : about.com
Art history
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(Libre cheminement sur une poésie
de
Nath Coquelicot.)
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"Qu'avez-vous fait de ce visage
Planté aux meurtrissures du miroir
Qu'avez vous fait de son jeune âge
De son papier
De son odeur brûlée.
Je vous le demande encore
Quand je reste aux portes
Des demeures de briques.
Où l'avez vous rangée
Cette terre non apprivoisée
Dans quelles poignes
Dans quels ciseaux .
Je le vois
Dans son noeud rouge
Pendant autour du cou
Comme un oiseau muet
Sans nid et sans retour.
Je le vois à la fontaine
Après la longue attente
Du cri dernier,
Celui peut être des premiers cieux.
Qu'avez vous fait
Dans l'innocence de vos larmes
Dans l'inconscience de vos drames
De ce visage
De ses cernes de plâtre
De sa bouche barbelée
Et de ses yeux bandés.
Et que ferai-je de vos réponses
Si un jour vous le saviez
Si un jour vous
Transplantiez dans d'autres jardins
Les graines des serrures fermées.
Surement rien d'autre
Qu'une volière ouverte."
*
Nath 16 mars 2014
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Aborder le langage de la poésie à la manière des lumières de la raison, c'est un peu comme de vouloir chausser ses pieds de la grâce des brodequins pour fouler un sol de libellules. Il n'en ressort jamais qu'une perdition à jamais et un obscurcissement de la vue. En réalité, la poésie, quand elle est vraie - et, bien évidemment, si elle ne l'est, elle retombe aussitôt hors d'elle -, ne parle que le langage de la Poésie. Ceci énoncé avec un tel caractère abrupt, sonne, bien évidemment, à la manière d'une tautologie, laquelle userait de l'assertion suivante : La Poésie est Poésie.
Bien des esprits chagrins et des inclinations positivistes fermeront la porte aussitôt pour se réfugier dans leur tour d'ivoire, au sein de laquelle, c'est bien connu, règne l'exactitude des sphères célestes. Là, dans cet empyrée livré au calcul des étoiles, la métaphore n'a pas sa place et les lunettes astronomiques ne délivrent que des gradients d'espace et des mesures seulement connaissables à l'empan d'années-lumière mathématisables. On aura compris que les étoiles ne tiennent pas le même langage selon qu'elles s'adressent, au Poète ou bien à l'Astronome.
La poésie, quelle qu'elle soit est toujours énigme. C'est pour faire droit à une telle évidence que nous avons placé à l'incipit de cette poésie, une toile de Magritte intitulée "Le visage du génie". De ce visage, pas plus que de la peinture qui est censée le représenter, nous ne tirerons une connaissance. Pas même approchée. Le génie est une énigme. Au même titre que le poème. Car, si le génie se vit du-dedans afin de livrer au monde, donc à l'altérité, son œuvre en tant que son visage, nous n'en connaissons que cette face externe qui n'est pas sans rappeler "ce visage …ses cernes de plâtre … sa bouche barbelée … ses yeux bandés".
Bien évidemment, il ne saurait y avoir parfaite homologie, donc totale superposition des mots du poème avec les parties correspondantes de l'œuvre de Magritte. Ce qu'il est important de saisir, c'est que, d'une façon identique, ce sont les mêmes enjeux qui se thématisent dans les deux formes d'expression. Cela veut simplement dire que le génie n'est jamais décryptable que du-dedans de ce qu'il est, de ses propres nervures ontologiques, tout comme la poésie qui ne se laisse entendre qu'à partir de son essence, à savoir du langage lui-même en sa propre densité. Lisant le poème, il nous faut, nous Lecteurs, nous Lectrices, nous incliner à une "conversion du regard", nous glisser parmi le peuple des mots, les accueillir en tant que tels, gemmes luisant de leur bel éclat, concrétions levant dans la nuit leur photophore de silence. Les mots du poème sont des "porte-lumière" auxquels sont accrochées quantités de significations différant selon chaque regard singulier qui s'y applique. C'est de cette manière, dans le recueil de leur chair, sans les offenser, que les graines du poème consentiront à bien vouloir éclore. Le contact avec la poésie suppose cette lente germination, tout comme le génie s'éprouve longuement depuis sa cosmologie interne pour nous faire l'offrande des météores qui y girent continuellement, que nous pouvons regarder seulement avec des yeux adéquats. Génie et Poésie sont des brûlures, des coruscations d'étoiles, des irisations, des gerbes ignées que jamais l'étude, la patiente recherche ne parviendront à cerner. Il en va d'une autre "logique", celle, infiniment mystérieuse, dépouillée de toute certitude orthogonale, celle ayant renoncé à faire du réel un objet d'observation; il en va d'une disposition au monde de l'inaccompli, du métabolisme en voie de constitution, de la sublime métamorphose qui ne parle jamais d'elle qu'à l'aune de ses passages successifs, de ses translations d'espace, de temps et, en définitive, de ses multiples esquisses d'être.
Il n'est que de se pencher sur une séquence du poème isolée de son contexte pour s'apercevoir combien le mode de connaissance habituel devient ici totalement indigent. Comment, en effet, d'un point de vue logique strictement langagier, faire entrer du sens dans une telle proposition :
Où l'avez vous rangée
Cette terre non apprivoisée
Dans quelles poignes
Dans quels ciseaux
Là sont les limites imposées à ceux qui veulent posséder les structures de la langue depuis une pure extériorité. Ceci, la "terre non apprivoisée", son accueil "Dans quelles poignes", "Dans quels ciseaux", comment s'en emparer afin que nous puissions coïncider avec ce qui veut se dire ? Comment ? Et puis, le Poète écrivant, s'il ne le fait qu'en s'inféodant au Principe de Raison et aux articulations logiques de l'énoncé, sort tout naturellement de l'objet dont il pense se saisir pour retomber dans une litanie "mondaine" (entendez cernée de pure quotidienneté). C'est ainsi, certains objets sont, par essence insaisissables : le poème, l'art pictural, le vol de l'oiseau, la courbure du ciel, la couleur des sentiments, l'amour et encore bien des choses impalpables, lesquelles donnent site, précisément, à ce qui, invisible, nous parle depuis son énigme. Et si nous aimons l'art, la poésie, le sublime livré par le génie, c'est seulement parce que, de derrière leur"visage de plâtre" ils ont fait s'essaimer quantité de graines que nous accueillons en nous afin que, les préservant d'une simple divulgation, d'un éparpillement aux quatre vents, nous en assurions la croissance. Dans le seul endroit qui soit recevable, cet intérieur si mystérieux auquel nous n'avons jamais accès nous-mêmes, mais qui, vibrant comme la lame réclame qu'on l'entende. Le poème, il faudrait seulement le chanter, le danser, identiquement aux corolles blanches des Soufis dont les tourbillons éblouis disent la beauté du monde sans qu'il soit besoin de lui dresser quelque cimaise que ce soit. Les vraies cimaises sont intérieures.
Prenant cette merveilleuse feuillaison dont le Poète nous fait l'offrande, nous sommes des terres prêtes à accueillir ces graines qui, à leur tour, croîtront vers l'extérieur avec leur charge d'énigme et de mystère. La poésie ne se divulgue pas sur les espaces infinis des agoras. Elle a besoin de jardins secrets, là où s'accomplira la fermentation avant que l'épi ne lève. S'ouvrir au sens du poème est toujours une possibilité qui nous est offerte. Il faut en libérer "les serrures" afin qu'un envol se produise. C'est ceci que nous dit la poésie dont nous ferons notre savoir le plus sûr :
Si un jour vous
Transplantiez dans d'autres jardins
Les graines des serrures fermées.
Surement rien d'autre
Qu'une volière ouverte.
"La volière" est toujours image de liberté à condition que les mots se disposent à ne plus y être encagés dans d'étroites certitudes orthogonales, lesquelles sont le reflet de notre indigence à être dans la plénitude. Le poème lorsqu'il est accueilli dans ce qui le dispose à l'efflorescence, à savoir l'arche amplement ouverte de la conscience, devient pur phénomène apparaissant de lui-même alors que nous naissons à nous de simplement le confier à notre entente. Nous devons être des Entendeurs de beauté !