(Réflexion sur les rapports Maître-Élève
et leurs implications émotionnelles profondes
à partir d'un fragment de Pierrette Epsztein).
Coupe de Douris.
Source : Wikipédia.
(Bref synopsis : Un Professeur à la retraite sollicitée par une ancienne élève s'apprête à la recevoir chez elle. Cette rencontre suscite chez l'ancienne pédagogue un trouble vif dont la nature ne laisse d'être ambiguë. Le flou volontaire de cette fiction est de nature même à susciter, chez le lecteur, toutes les interprétations imaginaires. C'est ce trouble que j'ai voulu thématiser de manière générale, sans qu'un quelconque a priori soit attaché aux pistes qui s'ensuivent dans le cadre de ce bref article.)
"Le septième jour. Repos. Le chat s’était blotti sur ses genoux. Depuis une semaine, il se sentait délaissé. Laisser remonter les souvenirs avec moins de peur, avec plus d’abandon. Elle n’avait pas toujours été inutile. Elle n’avait pas toujours été malheureuse. Quand elle y réfléchissait, elle avait eu de beaux moments dans sa vie. Des moments riches.
Le huitième jour, elle retourna chez l’esthéticienne. Un maquillage léger. Un teint clair. Dans quelques heures, elle ouvrirait la porte à Soraya.
On sonna à la porte, à l’heure exacte du rendez-vous, ce qui la mit dans de bonnes dispositions. Cela ne l’empêchait pas d’être troublée plus qu’elle ne l’aurait imaginé. Elle vit d’abord un énorme bouquet de fleurs colorées qui lui cachait le visage de l’invitée. Quand elle prit le bouquet et qu’elle la vit, elle la reconnut dans l’instant malgré les dix-huit ans passés. Même visage, même peau lisse, même grands yeux écartés des ailes du nez et si sombres. Des yeux qui jugeaient, voulaient percer votre mystère. Un port de tête hautain et timide à la fois. Une poitrine qui avait forci. Une taille cintrée, un pantalon noir moulant, une chevelure noire qui ondulait comme une mer d’orage. Soraya, sa préférée durant deux années, était devant elle. Elle la fit entrer. Elles s’étaient juste serré la main. Maintenant qu’elle était assise sur un fauteuil orangé, elle pouvait l’observer. Elle l’intriguait toujours autant, la séduisait toujours autant."
Le septième jour, repos du Seigneur. Enfin la pause réfléchissante, celle qui se tourne vers le passé et le considère avec bienveillance. Ce qu'on a créé l'a été avec le souci de l'Autre. L'Autre que l'on reconnaît comme ayant été modelé, pétri par ses propres mains. On est toujours cette manière de Démiurge auquel le Façonné se remet, attendant sa propre éclosion, sa révélation à la face du monde par la médiation d'un Intercesseur. Le Maître, le Professeur sont des manières d'experts en maïeutique socratique, ils nous accouchent de nous-mêmes, ils nous portent sur l'aire ouverte des fonts baptismaux. Qui donc n'a jamais eu ce Pédagogue auquel il s'est identifié, qu'il a aimé, sans doute, d'un amour filial ou bien même d'une projection plus fantasmatique, "incestueuse" pourrait-on dire si l'on osait être subversif et mettre en pièces quelques tabous aussi tenaces qu'hypocrites. Nos Maîtresses, nous les avons aimées comme des Mères, mais aussi comme des Amantes, nous les avons rêvées, enlacées au creux même de nos sommeils adolescents, parmi les bouillonnements de la testostérone et le remuement blanc des draps. Sublime marée interne qui lève ses vagues d'écume en direction de la vie, cette autre hétaïre exigeante dont le baiser est parfois, est souvent et, en définitive, toujours mortel. Éternel combat d'Éros et de Thanatos, pareil au rythme du jour et de la nuit, au jeu de l'ombre et de la lumière. Cette même ombre que nous portons en nous, dont nous demandons à notre Précepteur de lever l'hypothèque afin de surgir dans la pure clarté.
Mais c'est aller trop vite en besogne - c'est cela être adolescent, la précipitation - et oublier que l'Abritant est aussi envahi de ténèbres que nous le sommes nous-mêmes. Alors le jeu est cette chorégraphie alternée du soleil et du voilement, là, dans l'arène de l'existence où la muleta rouge sang signe la limite au-delà de laquelle nous expérimenterons la métaphysique concrète, faite de larmes et de sécrétions définitives. La dialectique Maître-Élève n'est en rien différente de celle, célèbre, hégélienne, du Maître et de l'Esclave. Le maître vit de son esclave qu'il contraint, l'esclave vit de son maître qui lui accorde destinée et abri provisoire. Mais la finalité dialectique finit par l'emporter : la révolte du soumis renversant l'arrogance de l'oppresseur. La logique est la même dans les joutes verbales, la dialectique platonicienne où il s'agit de retourner l'argument de son contradicteur afin de lui imposer sa propre raison. Parfois l'Histoire aussi est-elle supposée avoir de tels retournements et celui-ci, alors, devient matérialisme dialectique selon la thèse de Marx. Toute existence est soumise, par définition, à ces brusques revirements, surtout les relations dont la nature est d'être fusionnelles, dyadiques. On n'échappe pas à l'osmose par un coup de baguette magique. Il y a douleur, déchirement et, conséquemment questionnement sur le contenu de ce lien qui était si fort qu'il agissait à la manière d'un tsunami.
Ainsi, la relation Maître-Élève ne s'affranchit jamais de ce polemos, de cet affrontement; bien au contraire, il en est la figure exacerbée. Pouvoirs réciproques de fascination et de rejet. Tentations d'être celui qui guide et conduit aux rives de l'éthique alors que les floraisons de l'esthétique travaillent le corps au plus près. La dramaturgie est présente qui met en relation des troubles en miroir, des désirs en écho. Déchirement. Jusqu'où est-on "la bonne mère", la figure charismatique qui apaise et console; à partir de quand l'on devient tentation pour l'autre, désir de l'autre. Les frontières sont si floues qui sont censées délimiter la nature des relations. Où s'arrête l'intérêt altruiste, où commence l'amitié, quels signes sont avant-coureurs de l'amour ? La littérature, la poésie, le cinéma ont dressé les portraits contrastés et troublants de telles situations. Que l'on songe à "Mourir d'aimer" d'André Cayatte.
Par essence, l'alchimie des sentiments humains est ambiguë et l'on ne sait jamais si l'on en est au stade du plomb vil ou bien de la subtile matière, à la réalisation de la pierre philosophale. Car tout rapport humain exilé de ses contingences est fusion dans cet absolu où la différenciation n'existe plus, où le sexe s'unifie et se confond dans la pliure étroite de l'androgynie. Il n'y a plus d'espace, plus de temps, une seule arche d'alliance, un creuset où se fondent les affinités, le recentrement du multiple sur la ligne de crête de l'unique, celle qui, neutre et polyphonique, rassemble en un même lieu adret et ubac de l'existence, où la plénitude est socle, fondement, en même temps qu'essor infini.
Jamais rencontre, fût-elle différée dans le temps et l'espace, ne peut effacer les stigmates de la relation primaire, celle par laquelle l'adolescent, l'adolescente ont accompli leur rite de passage les portant de l'enfance sur les pentes de l'âge adulte. Il en va de même pour l'éducateur au sens large qui a pratiqué la circoncision symbolique au cours de laquelle la sexualité de l'enfant a basculé dans la génitalité et, déjà, dans l'amorce d'une possible généalogie. C'est ce réseau complexe, cette confluence au croisement de la psyché, de l'éthique, de l'esthétique dont nous sommes saisis dès l'instant où nous faisons porter notre regard sur ce fragile nœud de verre qui fait ses enroulements entre l'adulte saisi de toute puissance et l'enfant en devenir qui en trace, par procuration, les lignes signifiantes. C'est sans doute cela qu'a voulu mettre en fiction Pierrette Epsztein dans cette belle "Impression soleil levant". Impressionnisme en effet, irisations du réel, tout comme dans "Les nymphéas" de Monet qui nous disent en vibrations colorées ce qu'écriait Stefan Zweig dans sa "Confusion des sentiments", cette belle évocation de la complexité humaine.
Zweig révélait sa fascination, notamment pour l'exubérance de l'époque shakespearienne en ces termes : « […]dans un élan unique, une génération a gravi tous les sommets de la passion, en a fouillé les abîmes, a mis a nu ardemment son âme exubérante et folle. » (Source : Wikiédia).
C'est cette même passion si difficile à mettre en mots que ce beau texte essaie de restituer ici. En cette matière, le langage trouve toujours sa limite, celle de corps nécessairement matériels qui ont leur rhétorique propre et échouent parfois à en restituer les vibrantes lames de fond. Mais c'est de ce relatif "échec" que naît l'art de l'évocation, cet intervalle entre le dire et le faire. Nous y sommes en partie immergés, comme l'iceberg qui ne flotte qu'à recevoir sa poussée de bien étranges profondeurs. Nous ne souhaitons que cela, cet entre-deux dont le balancement est l'allure même de l'exister !