(d'après une note de Sylvie Wagner).
Les sirènes de l'Ouest ... lisant Le Clézio en route vers les icebergs
"Est-ce la voix qui nous entraîne si loin ? Mais les mots qu'elle invente étaient là depuis très longtemps. C'était seulement dans la lumière, dans l'air, sur la mer.
En écoutant la voix, nous sommes éveillés à son voyage. Alors nous allons, nous partons, s'éloigne la bande noire du rivage connu. Toute la terre flotte au milieu de l'océan indéchiffrable.
C'est angoissant, cette voix, ce poème, mais c'est aussi la plus belle, la seule aventure......Il y a cette étendue déserte, et belle, cette étendue libre. C'est là que naît le langage, simplement, comme un phénomène du ciel. "
J.M.G. Le Clézio
Source : Fata Morgana.
LA voix, c'est cela, mais qui demeure indéterminé. UNE voix, la nôtre car dans l'immensité de la terre, au milieu des meutes de vagues, sur le large Océan, parmi le vol courbe des mouettes, loin du rivage des hommes, c'est seulement notre propre voix qui ricoche sur le monde. Le monde est cette prose qui se décline en villes, collines, passages, éclatements, fourmillements, cette prose qui s'adresse à nous selon de multiples et souvent illisibles métaphores. Nous n'en percevons que l'écorce mutilée, entaillée, sa forme externe, comme une orange piquetée de clous de girofle ne montre que sa géométrie hérissée, épidermique. Mais la vérité est à l'intérieur, dans le ventre chaud du magma, dans les bouillonnements de la lave, dans les fumeroles et les geysers qui attendent de jaillir à l'air libre, dans le cercle infini de l'espace. Cela chante infiniment, cela se dispose à fuser, cela parcourt les veines rubescentes des rivières de feu. Alors, depuis l'Océan sur lequel nous dérivons, en voyage vers la beauté - les icebergs veillent et scintillent à l'orée de la conscience -, nous projetons nos yeux, ces excroissances de poulpes par-delà notre propre rivage - notre cécité - et nous entrons dans la matière, là où tout naît et se consume infiniment. La voix nous parle, le langage se saisit de nous comme nous nous saisissons de lui pour l'amener à son éclosion. Forer la peau de l'orange - du réel - et porter son intérieur à l'incandescence alors que le ciel se courbe, fait dôme afin d'accueillir la merveille. La parole se déploie jusqu'aux limites au-delà desquelles tout retourne au sein de l'immuable, de l'indiscernable, de l'inaudible. Car la parole, le poème ne peuvent s'absenter du monde, de la réalité, ils en sont les nervures indéfectibles, les armatures grâce auxquelles se dresse la belle architecture humaine. L'Iceberg, ce prince des glaces, ce menhir de l'exigence, cette subtile érection de l'intelligence, cette sublimité se hissant depuis les failles bleues et blanches est ce par quoi nous connaissons le pur désir d'être parmi les complexités du monde. Cette pureté est l'ambroisie que chacun attend mais n'ose affronter. La Poésie est ce souffle froid, ce rivage brumeux dessinant l'Ultima Thule des humains, là où plus rien de contingent ne peut avoir lieu. Simplement la nécessité. Nous ne sommes debout qu'à l'aune de cette turgescence de glace, de cette transcendance qui écrit dans l'éther boréal l'essence de l'exister. C'est à ce cheminement-là que l'Écrivain Le Clézio nous invite dans une langue magique. Seule la magie réalise le prodige
Tout comme le réalisait Henri Michaux dont ce sublime fascicule est la mise en musique.
"Ce qui étonne, dans la poésie d'Henri Michaux, c'est cette force, jointe à ce silence." déclare le prix Nobel dans son incipit à ce recueil. Michaux-Le Clézio, assurément deux icebergs dressés au ciel de la littérature !