Photographie : Gilles Molinier.
Etude - 2014.
C’était comme de dire « nuage » et de clore ses lèvres sur le silence du ciel. C’était comme de regarder le plateau de la mer et de sentir la rumeur de ses vagues. De toucher la fleur et d’en approcher le pollen, sa lente poussière. De goûter le miel et son poivre illuminerait la gorge. D’entendre le crissement des étoiles sur l’aire souple de sa peau. C’était comme de vivre au bord du monde, de rêver sa courbe infinie, de deviner l’étendue de ses membranes, le miroir de ses lacs, le scintillement de ses villes, la lumière des phares se réverbérant sur le dôme du ciel. C’était comme d’exister en-dedans de soi, d’amasser ses propres fragments, de les amener à sa périphérie, là où la chair est si diaphane qu’il n’y a plus de partage entre les choses. Tout uni dans la parole du poème, tout proférant dans les limites d’une unique symphonie. Alors il n’y a plus de frontière, plus de césure, plus de rupture qui divise et éloigne les hommes de ce qu’ils sont en leur essence : la pure disposition à être, sans délai, sans distance. Le soi ouvert au soi dans la plénitude des choses. Alors tout se divertit de sa propre présence, alors toutes les bogues se déplient et disent l’étrange beauté qu’il y a à figurer parmi les allées de l’exister, au milieu des arbres, près des rivières aux lames d’argent, sous l’aile noire du milan faisant, dans l’air, ses cercles d’infinie compréhension. Tout signifiant à même sa parution, tout parlant la langue de l’herbe, le scintillement de la goutte de rosée, le premier rayon de soleil sur les iris des femmes pareils aux feuilles des arbres qu’encore visite l’ombre de la nuit.
Voici ce qu’il faut imaginer. C’est un matin aussi pur que l’eau grise de la mer. Diego a quitté le village avant même que la nuit ne bascule. Quelques étoiles sont encore piquées dans la toile du ciel. Il n’y a pas de vent et les oiseaux dorment, quelque part, dans leurs carlingues de plumes. Les hommes n’ont pas ouvert leurs paupières et c’est la cendre et la blancheur native qui habitent le globe de leurs yeux. Tout contre les plafonds de craie, on aperçoit le flottement de quelques rêves, les pliures chamarrées de l’imaginaire, les étincelles adoucies de la conscience. La mémoire fait sa spirale, son limaçon d’où, parfois, s’échappent les boules de gemme des réminiscences. Il n’y a pas de volonté, de désir de puissance, de main tenant un sceptre ou bien une règle, une équerre, le fléau de la loi. Tout est égal, soudé dans une même indistinction. Un homme égale un homme. Une femme égale une femme. Un homme égale une femme. Les enfants ne sont pas des rois mais des innocences en attente de devenir. Il n’y a pas de discours et les agoras du monde dorment les poings fermés. Il n’y a aucun Démosthène voulant haranguer la foule, sa bouche fût-elle cousue de cailloux. Il n’y a rien qu’une unique respiration, le gonflement infini de la poitrine du monde, les allées et venues du sang pourpre dans les corps assoupis, les flottements de lymphe dans les rivières de peau. L’esprit est au repos qui fait sa flaque de plomb à l’ombre des désirs.
Le chemin serpente parmi les touffes d’euphorbes et les lianes souples des volubilis. Parfois le cliquetis d’un grillon dans son tunnel de glaise. Parfois le raclement des écailles des lézards dans leurs tuniques bleues. Parfois le crissement de la lumière dans le lacis des racines. Maintenant Diego est arrivé en haut de la colline. Là est « Imagen del mundo », l’arbre solitaire qui veille sur la destinée des hommes. Diego la sait cette vérité du plus loin de sa mémoire. L’arbre, cet arbre, (mais aussi tous les autres), rassemble en son sein l’entière communauté des existants sur terre. Il est un microcosme levé dans l’azur afin que soit dite, une fois pour toutes, l’étrange beauté des choses, le recueil en elles de tout ce qu’il y a à comprendre de la vie, face au ciel, parmi les eaux, dans les efflorescences du végétal, l’échine des animaux, l’apparition des visages de porcelaine avec l’obsidienne des pupilles qui fait son éclat de diamant. Les couleurs sont présentes dans leur brillante polyphonie, les formes aussi, les yeux étirés en amande, les peaux teintées de cuivre, les traces rouges du henné sur le filigrane des mains, le rubis des ongles longs, le battement des cils comme des ailes de libellules, les dessins pariétaux sur la calcite des grottes, la calligraphie des sons sur les lèvres des femmes, l’éclat solaire de la cruche, la lumière des hanches dans le secret des amphores. Tout ceci est présent, continuellement présent, infiniment disponible. Il suffit de se baisser, de cueillir le caillou aux arêtes multiples, d’y lire sa fable, d’y faire résonner l’amplitude du poème. Il suffit et Diego, depuis l’arche ouverte de son jeune âge, depuis le site fécondant de son innocence, Diego dispose ses paumes vers le ciel afin que la moindre goutte y dépose son nectar, y allume ses mille feux, y fasse naître les pierres précieuses de l’émerveillement.
L’arbre est planté dans l’herbe dense, devant le rideau gris du ciel alors que le zénith se dissimule encore dans la suie nocturne. Un moment, l’enfant observe la scène, comme si un miracle devait survenir, un événement s’annoncer. Et c’est toujours de la même manière que le prodige arrive. Diego ferme les yeux, puis les ouvre dans la confiance libre d’être au monde, non pour y séjourner avec des mains de paralytique, mais pour toucher tout ce qu’il y a à toucher, éprouver tout ce qu’il y a à éprouver. Ça y est, maintenant il est passé de l’autre côté du monde, dans ce corridor des songes où ce qui était invisible aux yeux des égarés, devient hautement préhensible. Tout s’éclaire du-dedans avec l’évidence qu’a la chenille à devenir chrysalide couleur de limon puis papillon aux ailes multicolores, fête du sens à nulle autre pareille. Le miracle d’être est ce fourmillement qui parcourt l’épiderme de ses milliers de picots pressés, qui fait naître dans l’antre du palais ce suc polychrome, qui dessine dans l’arcature des mains les modes de préhension du multiple, qui donne aux jambes la souplesse de l’algue, qui érige les pieds en socles infinis de soi, en parcours nomades parmi les paysages ouverts, les plaines d’herbe des savanes, les cônes de sang des termitières, l’encre sombre des calderas, les rochers troués de bulles avec, encore, les reptations sourdes de la lave.
L’écorce s’est ouverte par laquelle Diego a eu accès à l’âme d’Imagen del mundo, en même temps qu’il a débouché dans la vastitude de son propre domaine. L’arbre en lui, lui en l’arbre. Immense arche d’alliance, fusion en mode inaperçu des affinités. Recueil au profond de l’exister de sa sublime profusion. Diego est bien dans son abri sylvestre, tout en haut de la colline qui domine la mer, le chapelet des îles noires, les montagnes violettes à l’horizon qui s’éloignent dans la brume des heures. L’escalier de bois, les marches taillées dans la chair souple de l’arbre, il les gravit lentement, pieds nus, soudé à celui qui l’accueille de toute la force de sa sève disponible. Car il y a effusion réciproque, car il y a entente, cellule contre cellule, fibre contre fibre. Le colimaçon monte à la manière d’un reptile qui serait soudé au tronc, avec la brillance de ses écailles, avec ses éclats couleur de platine. Cela fait un bruit de vague, cela lisse la pulpe des talons, cela ouvre à la connaissance de soi par la singularité du contact avec ce qui n’est pas soi, qui, jamais ne le sera et qui, pourtant, vient de signer une manière d’appartenance indéfectible. Parfois, dans les nœuds, les croisements des branches, sont de minces orifices, des manières de meurtrières où glisse le jour, poinçonnant le corps de Diego d’éclaboussures blanches. Parfois un hibou ébroue sa tête chenue dans l’ombre et l’enfant pense qu’il pourrait facilement devenir cet oiseau taciturne à seulement le vouloir, à simplement l’imaginer. Parfois la progression est lente au milieu des volées de marches, des carrefours de ponts, des jonctions de passerelles.
C’est immense un arbre dans la force de l’âge, c’est étonnant ce que cela a amassé de temps condensé, d’espace pareil à des cordages souples, des théories de câbles faisant leur treillis dans la demeure de ce qui semble être une éternité. Car, si le temps humain est court, pressé, tressé de mailles rapides, le temps de l’arbre est séculaire, lent balancement d’une rive à l’autre des jours, d’un abîme à l’autre des années. Comme une immense architecture racontant par le menu la suite infinie de milliers d’événements, la cascade constamment bondissante des harmoniques de l’être. Diego est bien dans cette certitude d’un jaillissement perpétuel, d’une inépuisable corne d’abondance paraissant dans l’ivresse même de sa propre substance. Et plus Diego monte à l’assaut du navire de bois, de la goélette bercée par le vent, plus il se sent léger, pareil à la trille cristalline d’une sonatine dans le ventre heureux de quelque clavecin. Cela résonne en lui, cela fait ses multitudes d’ondes, ses irisations, ses éventails colorés comme dans les cristaux emmêlés des kaléidoscopes.
Mais là où la vision est la plus belle, où l’esprit se dilate à la façon d’une outre, où l’âme prend son envol c’est quand l’enfant, plein de la sève nourricière de son hôte sylvestre, parvient dans la demeure dernière des larges frondaisons. Là, sous la poussée des vents contraires, sous la lutte incessante des éléments, tout contre le ventre écumeux des nuages, sous la vitre magique du ciel, si près des éclairs aux rayons de feu, s’élève une symphonie qui fait trembler le corps, semble le dissoudre, le porter au-delà de lui-même, à la limite d’une sublimation. Dans l’entrelacs complexe des feuillaisons, c’est tout le peuple des arbres qui s’est rassemblé pour dire à l’enfant que rien ne disparaît jamais qu’à la mesure de sa propre limite à lire adéquatement le monde. Ce dernier est hautement déchiffrable à celui qui s’applique à en connaître le lexique, à retourner le caractère des hiéroglyphes afin que s’éclairent, de l’intérieur, les signes de la vie. Ils ne sont nôtres qu’à les faire se révéler. Ils sont là, ils attendent d’être connus, ils sont impatients de nous communiquer ce qu’ils dissimulent depuis la nuit des temps dans le pli de leur conscience. Oui, les choses ont une conscience. Ceci n’est le privilège de l’homme, la conscience, qu’à considérer l’univers grâce à une lunette anthropocentrique, c'est-à-dire, parcellaire, hautement subjective, entachée d’erreur. La vérité est cette évidence par laquelle le monde apparaît en totalité, avec l’ensemble de ses nervures, avec son envers, ses coutures, ses cicatrices, ses excroissances, mais aussi l’incroyable beauté qui, partout, fait signe et nous appelle à la fête, à l’incroyable cérémonie, au festin pluriel dont nous sommes les humbles serviteurs, nous les hommes, non les ordonnateurs.
Diego est intimement pénétré de ce savoir. C’est la raison pour laquelle sa quête jamais ne s’achève. Parvenu à l’extrême pointe du végétal, il glisse son corps d’enfant curieux jusque dans les moindres feuilles, dans ces espèces de lunules à la clarté de métal sombre qui sont les yeux de l’arbre, la sentinelle qui l’amène au bord des choses, ces yeux qui sont la métaphore ouverte de sa conscience. De là, la vision est infinie qui fait ses étoilements jusqu’au profond des comètes, à l’extrême limite du cosmos. Souvent, Diego, épuisé par tant de joie simple, par tant de visions fondatrices du sentiment d’exister, Diego s’endort alors que tout en bas de la colline, les hommes sous l’arbre à palabre commencent à s’agiter comme d’impatients sémaphores, que le jour commence sa course arquée vers le zénith. Alors il n’y a plus que ceci : des hommes distraits, les mains en conque devant le clignement de leurs paupières, des barques bleues et blanches qui déplient leurs voiles sur la courbure de l’eau, le grésillement des cigales dans les touffes de serpolet, un enfant endormi dans le frais des feuillages, attendant d’être. Le reste qu’est qu’anecdote coulant sous le ciel à la manière du temps qui passe. Fermons les yeux. Il reste encore beaucoup à rêver. Beaucoup à apprendre de soi, des autres, du monde. Nous demeurons. A notre manière, nous sommes des arbres. L’automne nous dépouille que le printemps ravive de ses couleurs chatoyantes. Un « éternel retour du même » avant que les feuilles ne jonchent le sol de leurs nervures définitives. Il faut cette morsure au cœur, cette entaille de l’âme afin que nous perdurions, conscients de nos propres enjeux. Soyons des limbes ! Après, il ne dépendra plus de nous d’être parmi les choses. Mais simplement, humblement, choses parmi les choses. Ayons demeure. Ceci est notre plus sûr destin !