« Desired drowning »
Avec Alexendra.
Oeuvre : André Maynet.
Être-en-devenir (comment aurait-on pu nommer autrement cette simple apparition qui, dans l’instant qui venait, semblait encore dépourvue de prédicats ?), Elle donc figurait au monde avec une telle candeur, une telle évanescence que seul un filet à papillons eût pu la retenir l’espace de quelques secondes avant qu’elle ne disparût dans l’éther sans laisser quelque trace visible. Cette Etrange venue de nulle part (pour son plus grand malheur, la suite de l’histoire le contera), semblait s’être ingéniée, contre sa propre nature, à paraître sous les auspices de la plus pure des visibilités qui se pût concevoir. Quand on est si proche de l’ange, de sa consistance de brume, parfois serait-il préférable de se résoudre à ne fréquenter que les voies célestes, à renoncer aux allées terrestres dont l’essence est de n’en être pas une et de précipiter ceux, celles qui s’inquiètent de sa consistance dans les ornières les plus inextricables qui soient. Pendant de longues années, Celle qui nous occupe ici, parcourut les rues de villes, longea des vitrines aux angles vifs, se vêtit de parures qui consistaient plus à se déguiser qu’à se révéler dans la seule vérité qui fût, simplicité d’une existence pareille au tremblement de l’aulne dans la levée discrète du jour. Elle ne mit guère de temps, malgré une obstination remarquable, à remarquer que, ni la terre, ni l’air, ni le feu n’étaient les éléments qui convinssent à ses inclinations profondes. Ni la terre élevée des montagnes, fût-elle belle, ni l’air des hauts plateaux, fût-il vivifiant, ni le feu solaire dans sa gloire de lumière, éclairât-il jusqu’au dernier pli de la conscience. Ce qu’Être-en-devenir aimait par-dessus tout, c’était de se dénuder entièrement, de laisser son corps s’immerger dans l’eau d’une lagune, ce vaste reposoir auquel elle demandait seulement qu’il lui ménageât l’aire d’un éternel repos et le calme qui convient à l’onde lorsqu’elle n’est troublée ni par les vagues de la passion, ni bousculée par l’impatience des hommes, leur impétuosité à être dans l’instant, leur hâte à jouir dans l’immédiateté. Elle avait pour unique compagnon un double symbolique de soi, une manière de Scaphandrier qui disait en image ce qu’elle pensait en mots. Le globe de sa tête émergeant au-dessus de l’eau, encagé et protégé de toute intrusion disait combien les rumeurs terrestres, les meutes d’air que respiraient les hommes ne convenaient guère à son mode d’existence retiré, un genre d’érémitisme qui semblait constituer une fin en soi. Par contre, que le bas du corps fût invisible, que de lourdes semelles de plomb qui ne semblaient vouées qu’à entraîner une noyade volontaire devinssent aussi interprétables que des sémaphores, ceci disait avec suffisamment de force combien cette jeune Apparition souhaitait se soustraire à l’empire des vivants pour rejoindre celui des morts.
En réalité, cette Egarée parmi les confluences du temps, cette saisie dans les mailles serrées de l’espace, ne savait nullement qu’elle jouait, en sourdine, la réplique de la pièce de Shakespeare, « Hamlet », y subissant, comme la malheureuse Ophélie, sa condition tragique jusqu’à l’excès. Identiquement à l’héroïne du drame et à ses supposés états d’âme, c’est à un simple détour dans le parc ombragé et harmonieux d’une ville d’eau, empli d’un charme tout romantique, qu’elle prit conscience de sa propre inclination à aimer, sans partage, le chuchotement de la rivière, son éparpillement en des milliers de gouttes cristallines, son ébruitement sous les sons les plus divers qui allaient du glissement de la feuille aux plaintes du violon, en passant par l’avancée duveteuse d’une écume contre le galet ou bien le lit de limon. C’est ainsi, la rencontre du paysage, lorsqu’elle résonne en soi avec sa qualité propre, éveille quantité d’harmoniques par lesquelles connaître son être et lui donner enfin l’assise qu’il appelle en silence et se désespère, parfois, de connaître un jour. Surtout lorsque la vie ne présente plus de sens que celui d’un abîme.
Comme l’Ophélie shakespearienne, elle semblait se fondre dans une même métamorphose qui, l’enlevant à sa propre nature, la livrait en un seul et même mouvement, à la folie et au monde naturel dont les fleurs étaient le symbole le plus parlant. Car, à son insu, Ophélie était devenue un simple être floral, sa bouche n’articulant plus que des mots semblables à des jacinthes aux discrètes clochettes, à des perce-neige confondus dans leur propre blancheur et c’était comme si elle se fût absentée de sa douloureuse destinée, ne vivant plus qu’au rythme de la plante, de la forêt, enfin de l’eau qu’elle avait décidé de rejoindre comme sa dernière demeure. Alors, ici, il nous faut parler précisément de l’eau, de sa valeur symbolique, de son utilisation dans le roman et aussi du motif de la noyade dont le personnage qui en est affecté, thématise la disparition de l’Aimée, aussi bien Eurydice pour Orphée, aussi bien la femme d’Hugues Viane, objet de passion trop tôt disparu, pour son mari désespéré, dans le roman « Bruges-la-morte » de Georges Rodenbach. Les différentes représentations de l’histoire de cette Noyée célèbre (peintures de Delacroix, de John Everret Millais ou bien Alexandre Cabanel), l’ont portée à la dignité d’un véritable mythe féminin que Gaston Bachelard a nommé, dans « L’eau et les rêves », Complexe d’Ophélie. Mais écoutons le philosophe des éléments et son interprétation de la relation de la figure féminine avec l’eau : L’eau […] est la vraie matière de la mort bien féminine. […] Ophélie pourra donc être pour nous le symbole du suicide féminin. […] L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines.
Mais, bien au-delà des peines, des pleurs qui lui sont attachés, ne pourrait-on y voir également l’accès à cette liberté (on pourra aussi bien dire la fuite, la dérobade, tout ceci étant affaire de subjectivité mais aussi et surtout d’éthique), dont la mort offre le visage clair et limpide dès l’instant où, dégagée de son aspect sordidement factuel, elle devient principe même de libération et accès à cet absolu dont, vivant, existant, aimant ou bien nous lamentant, nous ne percevons que les mailles aporétiques à force de demeurer insaisissables. Ecrivant une pièce, à l’instar du grand Shakespeare, peignant à la manière de Delacroix, écrivant dans la veine symboliste d’un Georges Rodenbach, photographiant dans le beau style d’André Maynet, sait-on jamais ce que sont les motivations sous-jacentes, les postures face à la Dame à la faux, au terrible Destin ? Mais que pourrait-on savoir d’un mystère par définition plus grand que nous que, peut-être, seule la privation de vie nous conduira à dévoiler, à apercevoir enfin dans la lumière de sa vérité. Mais à défaut de ceci, de savoir, offrons à toutes les Ophélie, à tous leurs créateurs (n’en sont-ils pas les adorateurs secrets ?), cette belle poésie d’Arthur Rimbaud, « le Voyant ». Le Poète voit toujours ce que nous n’apercevons pas :
…O pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
C'est que les vents tombant des grand monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté…