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29 juin 2021 2 29 /06 /juin /2021 15:06
Solstice d’hiver.

Sophie Rousseau

'Solstice d'hiver'

Encre de Chine 

*

   C’est toujours ceci qui se produit au solstice et le temps comme figé, plongé dans la glu. La lumière est longue, venue du pôle avec des coulures émeraude et des pensées boréales. Une intime perdition des choses, un chant à peine plus haut que la rumeur du lichen sur le sol gelé. Le permafrost est en attente d’être. On devine ses lentes reptations sous la percussion des sabots et les caribous tournent en rond avec le gel accroché à leur courte toison. Tout dérive dans l’irrésolution. Tout demeure en attente. Ce sont des nappes de lumière qui descendent vers le Sud avec la lenteur un peu majestueuse et lourde du vol des cygnes : des battements demandant l’envol, mais le ciel pèse de tout son poids d’étain, de toute sa démesure de plomb. Il fait si gris, les nuages sont si cendrés sous la courbure du monde ! Et pourtant la clarté ricoche, rebondit, elle veut connaître. Mais dans la douleur d’être, de se mouvoir, dans la peur des confins et des proches disparitions. Mais les phosphènes trouvent à se ressourcer, s’abreuvant à la meute liquide du Rhône, à sa nappe d’eau infinie que réverbèrent le ciel uni, sa vitre lisse. Alors cela coule infiniment vers un proche avenir, alors cela se rassure à la navigation même, aux ondoiements, alors cela glisse le long des berges, s’emmêlant aux herbes pareilles aux cheveux des sirènes. Alors cela se multiplie et il n’y a plus que cette ligne de fuite, ce glissement dans la fente ouverte de l’horizon.

   Puis la lumière baisse, s’émousse, s’use sur les galets de la Crau, s’accroche à la steppe, se ralentit aux touffes des lavandes, s’enroule autour des hampes des asphodèles, se pique aux pointes des euphorbes, se perd dans les tapis de laine des moutons, se vrille dans les cornes cannelées des béliers. Elle n’est plus qu’une faible anecdote, un murmure, quelques grains suspendus dans l’air tissé de vent, genre de poussière que, déjà, attire la grande respiration marine. La Camargue est là qui attend sous le ciel et demeure au bord d’elle-même dans un geste qui semble éternel. Les jours sont si courts, cernés de suie de toutes parts et une fine brume dissimule aux yeux tout ce qui pourrait fixer un repère, servir de fanal. Aussi bien les lames des roseaux, les assemblées hirsutes des tamaris, les rameaux étroits des salicornes. Aussi bien les chaumières des gardians fichées de leurs croix, les dunes blanches des salines, la résille des canaux, les damiers verts et gris de la sansouïre. Rien n’est visible qu’une démesure de tout ce qui pourrait paraître et semble voué à quelque dissimulation définitive. Ici, sur cette terre des confins que ne borde que l’immensité de l’eau, se joue l’immémoriale dramaturgie de l’ombre et de la lumière, l’infinie partition d’un territoire commun soumis aux flux et reflux continuels de la vie, de la mort. Tout ceci que semble mettre en scène la tonalité fondamentale par laquelle le jour recouvre la nuit, ou bien l’inverse. Mais, alors, comment ne pas convoquer l’une des plus belles métaphores qui soit : la polémique du blanc et du noir que la faune d’ici semble avoir installé à la manière d’une compréhension des rythmes mêmes auxquels l’homme est soumis ?

   Blanc l’envol continu des aigrettes, l’irisation de leurs ailes à contre-jour de l’eau, leur bec si fin planté dans la densité d’une chair laiteuse, d’une dentelle diaphane. L’image est si irréelle qu’elle semble comme en sustentation, écho d’un temps radieux qui semblerait ne devoir jamais finir, promesse d’éternité à nulle autre pareille. Alors les heures n’ont plus de limite, alors l’éclosion est plurielle, immense corne d’abondance recelant en son sein l’arche ouverte de la plénitude. Ici, sans doute, s’inscrit, dans le secret des rémiges, la gloire solaire, le solstice au plus haut de l’éther, les cérémonies rituelles au centre des cercles de pierres levées avec le front ceint de blanches aubépines. Tant à espérer de cela qui brille et emporte au-delà de soi-même, dans l’aire des mirages, dans le pays des scintillements inépuisables, tout près des portes d’un probable absolu. Blanche la course des chevaux, leurs crinières battues par la langue acide du Mistral ou bien celle, humide, de la Lagarde montant de la Méditerranée.

   Blanc-noir, l’envol des sternes comme pour dire la transition, le passage d’un état à un autre, la perte de la lumière dans les mailles complexes du clair-obscur. Les têtes sont noires avec la prunelle de jais plantée au milieu et un point brillant semblant dire la lucidité, le saut final vers la mort qui attend et veille à ce que tout soit accompli conformément aux lois de l’existence. Le bec est rouge, braise ardente portant en elle la nécessité du sacrifice de soi afin que d’autres puissent paraître et endosser la vêture étroite de leur destin. Le corps est gris qui déjà s’incline dans la cendre et l’effacement.

   Noir, le taureau, emblème d’une Camargue sauvage, indomptable, si près de basculer dans la mort. Soit celle du taureau, ou bien du toréador, sinon du gardian s’il ne se prémunit de la meute en furie. Alors il n’y a plus de lumière, alors le solstice d’hiver a accompli l’acte dernier de sa mission temporelle : terrasser le jour, substituer la nuit à tout essai de profération de cela qui voudrait sortir du néant. Fascinants taureaux. Fascinants parce qu’ils sont dangereux, parce qu’ils véhiculent la mort comme le soleil prodigue la vie. Recueil dans l’espace fermé de la bouvine sauvage, de l’énergie, de la pulsion de vie, de la pulsion de mort. Au-dessus des plaines liquides, dans les lagunes bleues sont les hordes écumantes, taches d’ébène que cerne l’onde bouillonnante alors que les faucilles blanches des cornes entaillent les écharpes de brume. Nuage de vibrante obsidienne que poursuit le trident du toucheur et sous le bruit assourdissant du galop se couchent, comme pour des noces tragiques, les quenouilles couleur de terre des typhas, les capitules des fragiles centaurées. Le ballet est beau qui célèbre Thanatos, alors qu’Eros succombe dans une dernière gloire. Car, toujours, triomphe le noir. Car toujours s’efface le blanc. Solstice d’hiver emportant dans sa confondante glaciation les flammes exubérantes du solstice d’été.

   C’est parce que le taureau, depuis la lointaine préhistoire, a été le signe d’une puissance tutélaire hors du commun, bien au-delà de celle des hommes, qu’il a inspiré tant de crainte et de respect mêlés. Ainsi la vénération de l’animal devenu sacré à force de symboles intégrés à même sa fougue, sa virilité, son mystérieux magnétisme se confondant avec la démesure de l’orage, l’empire qu’il étend sur toutes choses. Ainsi, pour n’en citer que quelques manifestations parmi le panthéon des dieux : Enlil, le dieu-taureau sumérien ; Mardouk le dieu solaire babylonien ; Minos, le dieu-taureau crétois ; Zeus, le dieu grec transformé en taureau pour enlever Europe. Sans bien le savoir, mais placé sous l’emprise de ces puissants archétypes qui les traversent - taureau ; solstices et grandes scansions temporelles -, les hommes vivent au rythme de ces pulsions primordiales dont, le plus souvent, ils ressentent les marées à défaut de pouvoir les expliquer.

   Noire, Sara, la reine des Gitans, la reine du peuple nomade, celui soumis à l’éternelle diaspora depuis la nuit des temps. Or tout nomadisme est continuel passage d’un pays à un autre, d’un temps à un autre, d’un solstice à un autre, comme s’il s’agissait d’exorciser, par le voyage toujours recommencé, cette stupeur temporelle qui, dans l’immobilisme, dans l’arrêt, plonge l’humain dans un hiver définitif hors de la lumière fécondante. C’est ce que nous dit, en mode crypté, la belle poésie de Jean de Baroncelli dans « Le Cantique des Gitanes », dont l’extrait ci-après voudrait dire la trace signifiante :

 

« Sainte Sara la brune

O reine des Gitanes

Depuis combien de milliers de lunes

Venons-nous chaque année.

Tu es le lien qui unit

Du Couchant au Levant

Sur les routes poussiéreuses

Nos hordes errantes.

Sainte Sara la brune…

Depuis combien de lunes…»

   

   Or, comment mieux nommer le solstice d’été qu’en lui attribuant le beau nom de « Levant ».

  Or, comment mieux nommer le solstice d’hiver qu’en lui attribuant le beau nom de « Couchant » ?

  Du Levant au Couchant, tout l’intervalle temporel de la condition humaine. Ce que la belle encre de Sophie Rousseau nous invite à méditer dans une grande économie de moyens, en même temps que dans une esthétique songeuse.

Solstice d’hiver.
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