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1 juillet 2021 4 01 /07 /juillet /2021 16:26
Voyage en utopie

 Alfred Wallis

St Ives circa 1928
Oil and drawing on board
Presented by Ben Nicholson 1966

© The estate of Alfred Wallis

 

*

 

 

   Immédiatement nous sommes conquis et nous ne demandons même pas pourquoi. La rencontre a ceci de particulier qu'elle nous met directement en relation, en osmose avec l'Autre. Mais on objectera sans doute que ce fameux "autre" est ici bien peu présent. Deux ou trois silhouettes imperceptibles. Et les maisons ? Sont-elles le signe d''une altérité, d'un lieu où nous dépayser, celui d'une conque où trouver ressourcement ? Les portes sont vides et les croisées comme encagées, grillagées, peut-être semblable aux sinistres geôles dont Tommaso Campanella utilisa le cachot afin, à partir de l'obscur, d'écrire cette fameuse "Cité du Soleil", dans laquelle la Raison serait le principe souverain, les lois de l'astrologie en établissant le mode de fonctionnement. L'utopie solaire engendrée depuis les ténébreuses prisons du Saint- Office. L'utopie rêvée - il en est toujours ainsi, sinon l'essence même de l'imaginaire est détruite -, s'élevant d'une Cité sept fois fortifiée, alors qu'un Métaphysicien en assure l'ordre, et que les étoiles déclinent leurs mouvements naturels dont les Îliens doivent s'inspirer dans leur quête d'une société égalitaire.

  Et, pourtant, malgré ces doutes dont nous sommes soudain saisis - ne s'agit-il pas plutôt, de la condamnation sans appel de toute possibilité de liberté ? -, quelque chose nous attire que nous ne saurions définir. Sans doute ce bleu profond, moiré, comme animé de l'intérieur, puis sa fuite blanche derrière la probable île. Du moins le supputons-nous. Les bateaux semblent avoir hissé leurs voiles pour un voyage immobile, ourlé de mystère et les flots sont de neige ou bien d'écume, peut-être d'argent.

  Le bleu éloigne, couleur du ciel infini, de l'eau à la longue dérive par-delà le gonflement de l'horizon. Le blanc nous abstrait des choses qui sont posées à côté de cette soudaine virginité et nous n'avons plus de parole. La blancheur n'admet nullement la tache, l'ombre, le gris de la cendre où l'aile portée de la nuée. Le blanc nous intime l'ordre de demeurer au seuil des choses, dans leur réserve, à l'orée de leur irréfragable fermeture. Car le blanc ne peut être que stupeur. Voyez les étendues arctiques, voyez les mines de sel de Taoudéni, les collines de talc éblouissant, la dérive de la banquise alors que tout est givre et frimas. Et ce blanc du ciel au-dessus des terres, n'est-il pas la démesure de ce que le regard peut supporter ? L'astronomie prise à son propre piège : l'observation à l'œil nu de l'étoile blanche qui fait brûler son œil de Cyclope au centre des nuées aveuglantes comme du mercure, comme une mer de platine en fusion.

  Mais alors, le Métaphysicien se serait-il transformé en démiurge fou joignant ses actes au feu solaire, comme pour punir les hommes d'avoir osé tutoyer l'inconnaissable ? Nous ne parlons pas de Dieula Métaphysique a d'autres chats à fouetter avec sa profusion de causes premières, ses empilements d'arrière-mondes, ses pyramides d'outre-noirs, d'outre-vie, d'outre-ciel, toujours un(e) "outre" à remplir dont le fond est un absolu, donc infiniment hostile à tout remplissage, à toute idée de plénitude.

  La Métaphysique, c'est l'attrait du Vide, du Rien, du Néant, alors pourquoi demeurer autour de la Question, à girer à la manière des feux follets alors que le crépuscule gagne, lequel ne nous apportera que la prochaine noirceur et nos mains négatives grifferont la solitude, déchireront des voiles et la nuit muette pliera autour de nos corps égarés son suaire d'encre ? Pourquoi la Question alors que nous le savons depuis le pli de notre conscience, il n'y a d'issue qu'à convoquer l'impossible attente. De quoi ? De qui ? De ce toujours hypothétique Autre ?

  Mais nous ne le voyons pas, ou alors, comme sur le tableau, dans l'absence de lui-même, le retrait, la vacuité sans fin pareille à une bonde dans laquelle se déverseraient nos humeurs, nos maigres palinodies, nos silhouettes de carton-pâte. Car est-on jamais assurés d'être plus que cela, du papier mâché par un mannequin d'osier échappé de quelque toile de de Chirico ? Avec son outre-lumière de cul-de-bouteille, ses perspectives se fondant dans le soufre en fusion, ses cariatides aux yeux vides, ses arches polyglottes qui ne parlent que des langues d'effroi et d'existence chiffonnée, recluse sur elle-même, genre de poulpe aveugle s'essayant à déchiffrer les ondes des abysses.

  Mais, déjà, nous nous égarons. Déjà nous sommes allés trop loin, bien au-delà de notre mince utopie et la "Cité du Soleil" n'est plus qu'un point brillant au fond de la galaxie, une queue de comète terminale, des cheveux brûlant leurs derniers feux. Mais faut-il que le doute nous ait singulièrement étreints, le tragique nous ait visités, pour que, soudain, nous nous abandonnions à de telles noirceurs !

  Sans doute la faute du ciel, ou bien du blanc. Sans doute un étourdissement, un vertige. Mais, ce blanc que nous avions pris pour la couleur même du ciel, voilà qu'il entoure maintenant l'œuvre comme le ferait le cadre d'un petit chromo avec ses étoiles de neige floconnant le paysage, le laissant dans une manière d'innocence première. Nous nous étions égarés, emportés par la brise de l'imaginaire et nous voguions en plein drame alors que, devant nous, se tenait la petite miniature tellement semblable à un dessin d'enfant, à une peinture à la Douanier Rousseau voulant nous dire la simplicité des choses, la douceur de la Baie de Saint Ives, là, tout au bout de l'étrave de la Cornouailles, ce bout de ‘finistère’ , cette ‘finibus terræ’  venue dire aux vagues les derniers sillons du continent, l'adhésion encore au rocher, à la glaise, à la terre, ce bout du monde avant le grand saut dans l'inconnu.

  C'est alors, qu'avant de nous absenter du tableau, nous le voyons enfin, avec son village de maisons blanches badigeonnées de chaux, sa minuscule Place où, le soir, lorsque les bateaux rentrent au port, s'animent les conversations, courent les enfants dans une trille de bruits joyeux. Nous étions partis en utopie, ce non-lieu qu'on n'atteint qu'en rêve, en contemplant ou en griffonnant sur des bouts de papiers une infinité de cercles qui se mêlent les uns aux autres, faciles métaphores d'une insularité dont nous ne sortons vraiment jamais, sauf parfois à étendre notre corps de péninsule, à étirer nos membres de presqu'île. Car, à notre grand désarroi, jamais plus nous ne serons une île, totalement, nous voulons dire, comme la monade leibnizienne qui vit sans portes ni fenêtres, seulement reliée à l'idée de l'Absolu. La seule île que nous n’ayons jamais habitée, avec ses flots adoucis, ses battements souples, ses lentes dérives, c'était celle de la conque amniotique, alors que, déjà, nous voguions vers les rivages de notre existence. Sans doute ce souvenir hante-t-il nos mémoires, ceci, cette nostalgie expliquant cela, l'utopie.

  Cette œuvre touchante par sa spontanéité, sa fraîcheur, sa modestie, nous n'avions fait que l'alourdir du poids du concept, l'incliner à l'aridité de la raison, la ployer sous le fardeau d'une possible thèse du monde. Toujours nous serons les victimes des Lumières alors qu'en notre fond ce n'est que la nuit que nous cherchons, cet abri de la sublime Poésie !

 

 

 

 

 

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