Œuvre : Marc Bourlier.
Longtemps, avant même qu’elle fût devenue un peuple conscient de son avenir, la communauté des Petits boisés avait flotté dans l’éther jusqu’aux limites du cosmos. Car il s’agissait, pour être heureux, de trouver un lieu où s’établir dans la plus grande simplicité. Au hasard de leurs pérégrinations, les Petits Boisés avaient frôlé le signe de feu de Vénus, la bille dorée de Mars, le calot irisé de Jupiter, les anneaux de Saturne, le bleu céladon d’Uranus, le bleu soutenu de Neptune. Bien que ces planètes fussent prometteuses de joies immédiates, ils avaient décidé de poursuivre leur quête. Un jour, à l’évidence, ils croiseraient une étoile sur laquelle poser leur bivouac et vivre pour l’éternité. Sur leur route, un matin de pure lumière, dans une pellicule d’air mauve, ils crurent que leur destin avait enfin trouvé son havre de paix.
Nimbée de douceur, « à peine plus grande qu'une maison », était une planète sur laquelle se voyaient deux volcans en activité, une rose et un étrange petit personnage aux cheveux couleur de paille, au teint de pêche, vêtu d’une sorte de costume vert amande, un nœud rouge posé sur son cou à la manière d’un papillon. Les petits voyageurs des espaces sidéraux ne le savaient pas mais ils avaient croisé l’astéroïde B 612 et le Petit Prince. Et, le seul fait d’avoir tutoyé la grâce, devait imprimer en eux, à jamais, quelques lignes pensantes qu’ils n’oublieraient jamais. Si leur activité future ne devait consister ni à ramoner des volcans, ni à arracher des baobabs envahissants, cependant, ils retinrent une des leçons essentielles du Petit Prince, à savoir ceci :
« On ne voit bien qu'avec le cœur. L'essentiel est invisible pour les yeux. »
Forts de cet apprentissage, ils continuèrent à parcourir les vastes espaces, leurs yeux rivés sur cette joie dont ils voulaient qu’elle fût au centre de leur âme, pareille à une braise qui les guiderait dans la nuit. Longtemps ils errèrent dans un temps sans limites. Longtemps ils méditèrent sur ce cœur qu’ils sentaient battre, là, dans le doux repli du bois. Longtemps ils cherchèrent, en dehors d’eux ce qui, invisible, faisait l’âme et le destin du monde. C’est alors qu’au fin fond des choses visibles ils aperçurent un genre d’agate bleue qui tournait sur elle-même et, curieux d’en savoir davantage, se mirent en orbite afin de voir. Cette planète qui leur faisait face était faite de terre et d’eau ; on y voyait aussi de grandes villes avec des tours qui escaladaient les nuages, des automobiles qui glissaient sur de longs rubans noirs, des mers bleues qui faisaient leurs flaques étincelantes et, surtout, des multitudes d’hommes comme des milliers de fourmis pressées. Et, ce qui choqua les Petits Boisés, bien qu’ils n’eussent vent de la rose « orgueilleuse, coquette et exigeante » qui vivait sur l’astéroïde B 612, c’étaient les épines qui perçaient sous les pétales. Si la Terre, sous ses atours d’apparat, semblait l’écho de quelque paradis, elle n’en dissimulait pas moins certaines guenilles dont les hommes auraient été bien inspirés de se défaire.
Là, sur cette Terre aux multiples beautés, on vivait au jour le jour, chacun tirant la couverture à soi, chacun ignorant l’autre, chacun se réfugiant dans une superbe hautaine, sinon dans le rejet de celui, celle, qui croisaient votre route. Il y avait les riches enfermés dans leurs tours d’ivoires. Il y avait les pauvres dans leurs boîtes de carton au ras des caniveaux. Il y avait les politiciens véreux. Il y avait les commerçants que le lucre attirait sans qu’aucune morale ne soit attachée à leur négoce. Il y avait les exploiteurs. Il y avait les exploités. Il y avait les religions. Il y avait la guerre. Il y avait les vengeances, les familles éclatées, les couples recomposés, la société dispersée. Il y avait les meutes assoiffées d’argent, les lits blancs de la drogue, les filles commises au sexe, la violence de l’alcool, les tragédies familiales, les meurtres au nom d’idéologies véreuses, les mains sales, les âmes mortes, les fleuves du mépris, les rivières de l’orgueil, les lagunes sans fin de l’égoïsme. Il y avait … Oui, il y avait tout cela et les Petits Boisés versaient leurs larmes de bois sans bien comprendre pourquoi ils les versaient, si elles avaient une utilité, si une finalité pouvait s’attacher à en dresser un possible chemin. Et ce qui chagrinait le plus ces modestes esprits, c’était toute la beauté que la Terre renfermait - les mers comme des émeraudes, les montagnes coiffées de neige, les plateaux semés de vent, le sourire des enfants, le cri de la dame blanche dans l’obsidienne de la nuit -, et ce qui les attristait c’était ce trésor disponible que les Terriens dilapidaient sans même se rendre compte qu’ils se détruisaient eux-mêmes, qu’ils y perdaient leur humanité, ce bien précieux entre tous.
Alors, les Petits Boisés avaient décidé de rester sur leur île de bois, une île carrée qui flottait dans l’espace au gré des courants d’air et des risées de vent. Ils n’avaient besoin de rien d’autre que de cette dérive hauturière et ne se nourrissaient que d’images et du chant des étoiles. D’envies, ils n’avaient point, sentant au sein de leurs architectures d’écorce les battements lointains d’une sève plus vivante que mille possessions terrestres. Tout autour de leur île, ils avaient bâti de longs murs de bois, non pour s’isoler du reste du monde, mais afin que leur communauté demeure soudée, circonscrite qu’elle était à une pensée immédiate et heureuse des choses. Ils flottaient sur des nuages de bois en de petits groupes solidaires, en minces nuées affinitaires. Certains existaient selon de longues théories, lignes infinies voulant dire la permanence d’être, la nécessité de vivre dans la raison afin que la passion ne vienne détruire la longue chaîne de la solidarité boisée. Dans des cases de voliges figuraient des pluralités de visages serrés, fragments ronds, deux trous pour les yeux, un mince bâton pour le nez, un nouveau trou pour la bouche. Cette indigence de surface n’était en aucun cas une insuffisance à paraître. Bien au contraire, leur modestie les inclinait à vivre dans la simplicité et l’évidence du proche, celui qui était votre sosie et chantait le même hymne que vous. Il y avait des cloisons et de menus compartiments, non pour affirmer quelque hiérarchie ou bien quelque division, mais juste pour maintenir les sentiments à l’abri et en faire des nids soyeux. Pour autant, on n’était pas un seul corps muni de milliers de têtes. On vivait à l’intérieur de soi, on éprouvait dans la densité de ses fibres, on sentait le battement infini du monde. Oui, cette île ressemblait à une tour de Babel horizontale, mais à une Babel où les langues étaient communes, où les cœurs vibraient à l’unisson.
La nuit, parmi la traînée blanche de la voix lactée, on peut apercevoir leur étrange embarcation - on dirait l’arche de Noé -, distinguer leur émouvante équipée remontant les fleuves du ciel. On dit même que les soirs de pleine lune on entend leur chant, petites notes boisées qui traversent le firmament comme les queues des comètes. On dit aussi que les jours de pluie, ce sont les larmes des Petits Boisés qui viennent apporter aux hommes leurs paroles de paix. On dit cela et on ferme les yeux, on se pelotonne sur les couches où souffle souvent le vent de la folie. On dort et on oublie !