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13 mars 2015 5 13 /03 /mars /2015 09:39
Dans le corridor du passé.

Photographie : Katia Chausheva.

Vous rencontrer, c'était accepter de se confronter à l'Histoire, à sa démesure, à son "inquiétante étrangeté". Vous ayant à peine aperçue et, aussitôt, c'est l'image d'Anne Frank qui s'installait, indéracinable. Comme une sombre ritournelle autour de la tête, obstinée à en faire le siège, à forer toujours plus profond, à s'installer dans le gris du doute, le noir de l'interrogation. Une perdition du jour et le froid des catacombes. J'avais fouillé dans mes archives, de vieilles coupures de journaux au papier jauni. Il n'y avait plus l'espace d'une hésitation, vous étiez bien l'écho de cette tragique destinée.

Cependant, mettant côte à côte vos deux images, dans un premier geste de la pensée, c'étaient d'abord les différences qui se présentaient. Les cheveux plus libres d'Anne, son visage visité par la clarté et, surtout, son regard fixant le photographe avec vivacité. Une étincelle s'y allumait. Disait-elle la vive intelligence, la disposition à la lucidité, la capacité à analyser avec une certaine froideur les événements d'une histoire personnelle mise en perspective avec l'Histoire Majuscule sombrant dans les plus inconcevables apories ? C'était si troublant de mettre en relation, d'établir des correspondances. Inévitable pente de l'esprit humain à rassembler en un même lieu des fables différentes dont il fallait faire un seul et même événement. Paradoxalement, vous étiez dans un corridor encore plus sombre que l'auteur du "Journal". Vous vous détachiez si peu de cet arbre dont vous sembliez une étrange excroissance, alors que les feuilles volaient autour de vous pareilles à des oiseaux de mauvais augure. On songeait aux corbeaux de Van Gogh au-dessus d'un champ de blé. Vos cheveux ramenés vers l'arrière donnaient à votre visage plus de gravité que s'ils avaient été, autour de vos joues, un jeu de mèches libres, souples. Mais c'étaient vos yeux enfoncés dans le profond des cernes, vos yeux comme au-delà d'eux-mêmes - à moins que ce ne fût le signe d'une profonde conversion vers l'intérieur -, c'étaient ces prunelles de jais impénétrables qui appelaient la souffrance.

Sans doute la vôtre, mais aussi celle de ceux, celles qui vous faisaient face. Votre sombre vêture, cet austère pull noir, attirait en lui le peu de clarté que diffusait votre peau, inclinant tout dans l'étroitesse d'un deuil indépassable. On était dans l'incompréhension totale de vous, réduit aux hypothèses, aux supputations, aux paris sur ce qui ressemblait au néant, à son ultime noirceur. Ne pouvant vous saisir au-delà de cette image glacée, il fallait trouver une issue. C'est pour cette raison que j'avais demandé à Anne Frank de vous servir de rideau de scène sur lequel je pensais pouvoir vous faire apparaître, vous donner chair et parole. Et comment mieux vous installer dans un possible destin que de vous imaginer la sombre diariste consignant dans les pages d'un carnet intime les stigmates de sa douleur. J'avais relu le "Journal", cherchant à traquer la moindre piste signifiante. Voici l'extrait que j'ai retenu, qui me paraît coïncider, sinon avec la réalité, du moins avec ce que votre portrait semble en révéler. Anne Frank, dans ses notes du 20 novembre 1942 écrit ceci :

"Je ne peux rien faire sans penser à ceux qui sont partis. S'il m'arrive de rire, je m'interromps avec effroi, me disant qu'être gaie est scandaleux. Mais faut-il donc que je pleure toute la journée ? Non, je n'en suis pas capable; cette tristesse est passagère, je le sens.

A tout cela s'ajoute encore une autre misère, mais qui est de nature tout à fait personnelle, et dont je ne devrais pas tenir compte à côté de celles que je viens de te raconter. Pourtant je ne puis m'empêcher de te dire que je me sens de plus en plus abandonnée; je sens le vide grandir autour de moi. Autrefois, les divertissements et les amis ne me laissaient pas le temps de réfléchir à fond. Ces jours-ci, j'ai la tête pleine de choses tristes, soit à propos des événements, soit à propos de moi-même."

Voyez vous, parti d'une libre méditation sur une photographie rencontrée au hasard, me voici confronté à une réflexion qui ne saurait se contenter de vous considérer comme une simple contingence. Cheminer à vos côtés, sans plus, serait renier ma propre condition face à l'Histoire, refuser d'inscrire mon propre événement, ma singularité dans le courant du siècle. Le drame que vous figurez dans cette posture tragique est, à l'évidence, le drame de l'humanité, celui de l'humain qui en élève l'architecture. Anne, choisissant de s'adresser à Kitty, cette correspondante imaginaire, livre le fruit de sa souffrance à cette grande muette qu'est la conscience universelle, derrière laquelle chacun de nous se réfugie, refusant d'en éprouver la froide lucidité. Notre regard, nous le détournons du spectacle insoutenable du monde, de ses soubresauts infinis. Partout sont les guerres, les pogroms, les exclusions, les mises à l'index, les excommunications, les ostracismes et pourtant nous vivons et pourtant nous tâchons d'exister. Toute présence sur terre, toute figure humaine, dès l'instant où elle accède à sa propre parution, est marquée au fer de cette réalité-vérité-là, laquelle est ineffaçable puisque liée à ce que nous sommes en notre fond : des hommes, des femmes appelés à se fourvoyer, des êtres infiniment mortels. "Être-mortel", n'est-ce pas là ce par quoi nous pêchons, ce par quoi nous accédons au mal en toute bonne foi ? "Mortel" veut dire être convoqué à la finitude. "Mortel" veut dire que nous le sommes déjà, vivants, et que certains de nos actes inclinent à cette perte, à cette disparition. Qu'est-ce qu'une guerre, un génocide, sinon une anticipation de cette même finitude ?

Serions-nous éternels et alors toutes choses se relativiseraient. Nous aurions le temps - ce maillage de l'être - avec nous, nous disparaîtrions à même sa substance, nous n'aurions plus de différences avec nos semblables. Le temps identique au temps. Le temps serait celui de l'être, et non plus de l'individu qui s'inscrit dans l'événement surgissant à chaque instant. Le temps comme destin commun des hommes. Un temps sans division, sans espace. C'est dans la mesure où apparaît l'espace, le lieu, que s'affirment les territoires, les luttes pour le partage, les peuples et leurs conquêtes, les peuples et leurs diasporas, les peuples et leurs errances. Regardant encore cette belle image avec ce seul souci de l'être à y faire apparaître, nous oublions, le temps de cette parenthèse, la perdition inévitable du monde, la nôtre inscrite à même sa chair. Et, comme épilogue à cette brève méditation, qu'il me soit permis de convoquer, une dernière fois, le beau témoignage d'Anne. Témoignage d'un individu devant l'Histoire. Anne écrit à la dernière page de son "Journal", le 1° août 1944, ces lignes éclairantes :

"… et je continue à chercher le moyen de devenir celle que j'aimerais tant être, celle que je serais capable d'être, si … il n'y avait pas d'autres gens dans le monde." (NB : C'est moi qui souligne.).

Accéder à l'être, comme si cette condition ne pouvait s'obtenir qu'à l'aune d'une indispensable non-altérité. Car, si l'autre est le miroir par lequel nous apparaissons, il est aussi celui, éblouissant, qui nous conduit à notre propre perte. La guerre, en son sens absolu, est le point de non-retour, la négation jusqu'à l'absurde de l'altérité. C'est pour cette raison qu'Anne écrit cette dernière phrase aussi terrible que belle de sens profond. La liberté est au prix d'une absence totale de celui, celle qui, par leur simple existence, sont menaces infinies. L'être n'est accessible qu'à prononcer sa hautaine autarcie. Que l'on salue, ici, le génie de cette enfant de 13 ans qui conclut son livre sur une aussi pénétrante réflexion, laquelle, bien évidemment ne saurait vivre que dans le suspens qui l'ouvre.

Epilogue de l'éditeur.

"Ici se termine le Journal de Anne Frank. Le 4 août 1944, la Feld-Polizei fit une descente dans l'Annexe. Tous les habitants (…) furent arrêtés et envoyés dans des camps de concentration.

La Gestapo pilla l'annexe, laissant par terre, pêle-mêle, vieux livres, revues, et journaux, etc., parmi lesquels Miep et Elli trouvèrent le Journal d'Anne.

(…) En mars 1945, Anne mourut dans le camp de concentration de Bergen-Belsen, deux mois avant la libération de la Hollande."

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