« Equinoxe en liberté provisoire ».
Œuvre : Céline Guiberteau.
Existant, on marche sur le bord de la Terre, comme cela, sans trop savoir d’où l’on vient, où l’on va. On est sur le haut de la grève. On avance à l’aveugle, comme un somnambule. A côté de soi, le « bruit et la fureur », le mystère du monde. Les vagues déferlent tout le long de la côte avec un roulement continu, un vacarme pareil au tonnerre. Cela résonne longuement dans les spires de la cochlée, cela fait osciller le menhir de chair, cela remue jusqu’à la moindre parcelle d’eau de nos cellules. Plus de la moitié du corps : eau. N’est-ce pas là une vérité, un signe vers notre lointaine origine ? L’océan aux eaux multiples bat en nous au rythme immémorial des marées et cela cogne contre notre outre de peau et nous frissonnons longuement sous la poussée intérieure. C’est le temps équinoxial, celui qui nous demande de naître une seconde fois. Nous, d’abord. Le monde, ensuite. C’est le Printemps de Botticelli, ses muses aériennes, ses nymphes sublimes qu’habille un voile d’air et les nuées de fleurs coulent de la bouche de Flore comme une eau de source de la calcite blanche. C’est Norouz, le « nouvel an », le « nouveau jour » qui marque d’une insigne faveur, sur le calendrier persan, l’entrée dans une nouvelle ère, dans un temps régénéré, comme si, soudain, marchant à reculons, nous remontions à la fontaine qui nous a donné le jour.
L’eau est blanche, écumeuse, parcourue de longs frissons, grise par endroits avec des filaments arrachés au monde secret, invisible ; l’eau est noire, identique à la ténèbre lorsqu’elle voile la Terre de son suaire mortel, pareille à une encre de Chine qu’un artiste aurait déversée sur les rives de la mer. L’eau est furieuse, comme si elle avait une mystérieuse mission à remplir, peut-être user jusqu’à la toile tout ce qui fait phénomène afin qu’une nouvelle naissance puisse avoir lieu. Les explosions, les déflagrations se succèdent sans cesse et l’on est immergé jusqu’au plein du corps et l’on est envahi d’angoisse et sa propre temporalité devient un fil ténu, invisible, un fil d’Ariane dont le destin s’étoile jusqu’au cœur du labyrinthe. C’est de notre provenance voilée dont il s’agit et nous tremblons. De ne pas la connaître, mais aussi de pouvoir la connaître un jour. Mais voilà un assaut des vagues et nous sommes reconduits au seuil de la grotte primitive, loin, là-bas, dans le temps, loin dans l’espace, quelque part au-dessus des flots atteints de folie. Nous sommes l’Erectus, l’Habilis à la forme trapue, à l’âme si engoncée dans le massif de chair qu’elle n’en peut émerger, livrée seulement aux peurs primitives, à l’effroi qui empale le corps et le cloue, sidéré, là, contre la falaise prise de furie. On a si peu d’espace autour de soi et le temps est une glu qui poisse et maintient dans l’ignorance. On ne sait ce qui se passe vraiment. On se réfugie comme l’animal au fond de son terrier et l’on attend que le jour s’ouvre à nouveau, que la lumière essuie les traces de la démence. On est sous l’emprise du limbique et du reptilien, on est un genre de saurien que la verticalité n’a pas encore élevé au statut d’homme. Hominidés seulement. Attitudes simiesques si proches de la racine, du tubercule, du moignon serré dans sa gangue de terre. Cette présence tumultueuse de l’eau, cet appel de l’océan à faire renaître la vie, à initier un nouveau cycle, on ne l’entend pas, on demeure serti dans son linceul de peau.
On continue à marcher, tout en haut de la grève, si près des rouleaux de la mer qu’on en sent la troublante énergie jusque dans la graine de son ombilic. Puis, soudain, le temps s’inverse, les aiguilles tournent d’une manière sénestrogyre, l’espace se condense et, ombilic contre ombilic, l’on est arrivé dans la très étonnante conque amniotique, là où a lieu la première alchimie, où l’eau est soudée au feu, au socle de la terre. Cela bouillonne infiniment, cela fuse, cela vit la lente parturition géologique, cela initie un cycle, cela appelle la vie. Profusion de micro-organismes, danse des cellules et des bactéries, puis, bientôt des formes plus complexes situées plus haut sur la chaîne de l’évolution. Alors, brusquement, depuis le simple enroulement qu’on est, immergé dans la grande masse amorphe, l’on se met à comprendre sa propre présence. La vérité est enfouie au sein des abysses où vivent les poissons aux yeux aveugles, les baudroies si primitives, qu’en elles, encore, se dissimulent la roche, le feu, la mutité de la matière originelle. Alors, insensiblement, on est appelé par la lumière, on aspire à connaître l’air, à sortir dans le grand jeu sans limite, à se dissoudre dans l’éther où habitent les sublimes Idées. Ça y est, maintenant nous sommes né à nous-même, nous avons abandonné notre tunique d’écaille, le limbique et le reptilien sont dans la fosse abyssale, notre front est ceint de la lumière du néo-cortex, nous avons l’intelligence gravée sur l’étrave de notre visage, nous comprenons, nous parlons, nous écrivons la grande fable de l’univers à chacune de nos respirations et nos yeux sont emplis de clarté.
C’est cela la vision cosmique des choses, cette soudaine plongée jusqu’aux abysses fondatrices et ressortir vers la lumière avec la certitude de sa fusion, de son osmose avec l’univers. Nous en faisons partie comme il fait partie de nous. Marchant en haut de la grève, tout contre la marée d’équinoxe, nous sommes, à la fois, saisi de peur et envahi de ravissement. Seulement à l’aune d’une approche de ce que nous sommes en réalité, cette demeure mobile où battent toujours les eaux océaniques originelles. Etre fragment d’océan et le savoir, quel plus beau cheminement sur Terre qu’en être inondé en son sein ? Alors le trajet devient léger, alors depuis le sol de poussière s’élève le chant des sirènes et l’on est fasciné.
C’est cela que nous dit cette belle photographie en des termes qui sont les siens : le crépitement doré des sels d’argent, là-haut, tout près du zénith où habitent les belles pensées, le blanc pur comme toute origine, toute virginité, le noir de fumée tout droit venu des mystères de la terre, le calme de l’eau, par endroits, sa révolte, cette écume si sombre qu’elle surgit à la manière d’une allégorie nous disant la nécessité de sonder jusque dans l’abîme la source de notre provenance. Cela qui était dans l’attente et la mutité, le clos et le non-advenu commence à s’éclairer. Sans doute est-ce le lieu premier de toute vérité. Sans doute !