Esquisse
Barbara Kroll
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Quiconque prendrait le temps de regarder et d’interroger cette image en son fond ne manquerait d’être étonné. En notre siècle de vitesse, en notre siècle de déflagration continue des icônes virtuelles, en notre siècle où l’immédiat se donne en lieu et place du différé, de l’attente, du lent mûrissement des choses et des êtres, il y va de notre disposition même à comprendre le monde qui nous entoure et d’en saisir les subtiles nuances, en même temps que l’insondable profondeur. Car la hâte, en quelque domaine que ce soit, n’a jamais été synonyme d’une juste vision de ce qui vient à nous, bien plutôt cette confondante impatience est simple empressement en direction de l’abîme du non-sens. En effet, il y a quelque absurdité à se précipiter sur le premier spectacle venu, le premier voyage, la première vitrine où brillent les multiples artefacts qui métamorphosent les Existants en Polichinelles seulement occupés à admirer leurs vêtures bariolées, ne percevant nullement leur propre difformité, ces deux bosses, l’une ventrale, l’autre dorsale qui, métaphoriquement interprétées, ne sont jamais que les creux, les lacunes, les trous qu’ils portent en eux, qui ont retourné leurs calottes. L’art de vivre mérite bien mieux que ces sauts sur place, ces continuels saltos, ces figures chorégraphiques agitées d’un mouvement continu qui n’offrent guère d’autre signification qu’un vertige en tant que vertige, qu’une agitation en tant qu’agitation.
Nous parlions, il y a peu, d’étonnement quant à la vision de cette esquisse. Or cette surprise se lève simplement à l’aune de cette immobilité, de cette insoutenable latence en lesquelles le Modèle semble devoir se figer pour l’éternité, manière de momie égyptienne dormant dans le sombre anonymat de ses bandelettes de tissu. Pour nombre de nos Contemporains ceci est la figure de l’affliction même, du renoncement à vivre, de la perte de Soi en d’innommables et dissimulées oubliettes. Une manière de geôle en quelque sorte, de refuge monacal, d’ascétique posture semblable à celle du Mystique retiré en sa grotte perdue en plein Désert. Mais bien évidemment une telle perception ne s’auréole de nulle vérité, elle n’est que le point focal d’une subjectivité portée parfois à quelque excès, une facile représentation derrière laquelle on abrite et justifie tous les actes liés à une irrépressible fièvre de vivre. Mais porter un jugement critique au-delà de ces quelques observations liminaires ne se donnerait que sous le sceau d’une pure perte.
Face à ce négatif,
il convient de dresser
du positif, du libre,
du déploiement.
Alors, beaucoup se demanderont comment tirer du positif d’une telle attitude de retrait. Mais seulement en percevant, sous la surface des choses, une profondeur qui s’y inscrit en filigrane. « Abandonnée-à-Soi » est libre, infiniment libre.
Et paradoxalement libre
à l’aune du Silence,
de l’Immobile,
du Retrait.
Toutes ces positions de Repos, loin de les envisager tels des renoncements à être, en sont les moteurs les plus effectifs. Toutes ces attitudes d’hypothétique Absentement sont originaires et c’est cette belle dimension de Source, de Fondement, de Sol initial qui leur confère la puissance ontologique qui s’ouvre sur l’exister et les déclinaisons infinies qui en tissent l’irremplaçable essence. Silence, Immobile, Retrait sont les conditions de possibilité de ce qui, paraissant sous la forme de l’antagonisme, Parole, Mouvement, Présence ne sont en réalité que leur face cachée, leur revers, nullement une polémique infinie qui annulerait leur accomplissement.
En l’exister ne reposent nullement des choses qui, par le simple fait d’être co-présentes, et en raison d’une nature radicalement polémique, se détruiraient mutuellement, s’aboliraient, se supprimeraient. Ceci n’est qu’une vue de l’esprit, qu’une facile doxa qui, « raisonnant » selon une fausse logique,
décréteraient l’effacement de la Lumière
sous les coups de boutoir de l’Ombre,
la disparition du Langage
sous le gommage du Silence ;
la dissolution de la Présence
au motif d’une Absence
qui en saperait les assises.
Cet étrange point de vue relèverait, tout au plus, d’un manichéisme sans réel fondement, comme si chaque événement surgissant au monde portait en lui sa propre négation (certes cette conception est hégélienne, mais hégélienne au sens d’une posture théorique, nullement d’une réalité ontologique), comme si le Mal s’opposait toujours au Bien, comme si, en l’essence même de l’Arbre, couvait un Feu acharné à le détruire. Bien des Arbres sont vivants, aux larges ramures, aux puissantes racines, à l’écorce protectrice que nul Feu ne viendra réduire en cendres. Ce manichéisme ne résulte que d’une généralisation abusive de l’expérience humaine, un incendie détruit-il quelques futaies et l’on en déduit que le sort de toute futaie est de connaître son propre autodafé. Nous concevons, ici, combien cette posture croyant à la coexistence de deux principes opposés ne complotant que leur perte réciproque est de nature instinctuelle, sans lien réel avec quelque concept fondé en raison.
Bien plutôt que de postuler une primitive division des choses en leur existence foncière, attribuons-leur la possibilité insigne de figurer chacune selon son mode d’être et faisons l’hypothèse d’une belle liaison, d’une belle unité, d’une harmonie présidant à ce qui, devenu Cosmos au long du temps ne porte plu en soi que de lointaines traces de ce Chaos qui fut un jour puis, selon un décret mystérieux, trouva le chiffre de son ordre propre.
Nul antagonisme
entre Nuit et Jour.
Pas plus qu’entre Proche et Lointain,
qu’entre Joie et Tristesse,
qu’entre Dispensation et Retrait,
tous ces visages à la Janus
ne possèdent ni césure,
ni ne peuvent se regarder
à l’aune de la division,
de la séparation.
Le Jour naît de la Nuit.
La Lumière est une simple effusion,
un éclaircissement de l’Ombre.
Le Lointain n’est qu’un Proche
qui a pris de la distance.
La Tristesse est un moindre
rayonnement d’une Joie.
La Dispensation, l’ouverture
du calice de la fleur n’est que
sortie du Retrait, dépliement
du bouton germinal,
nullement son opposé.
Il y a une naturelle « conversion » des éléments entre eux, une alchimie des substances, un naturel métabolisme des êtres qui se donnent de telle ou de telle manière selon leur position dans l’espace et le temps. Certes il paraît troublant que la Métaphysique ait éprouvé le besoin de créer deux mondes distincts,
le Monde Sensible et
le Monde Intelligible.
Mais comme chacun le sait, il y a participation du Sensible à l’Intelligible et ainsi, la filiation, l’affinité, le point de rencontre des deux réalités fusionnent en une seule et même Unité. La Division, si division il y a, est dans les esprits, bien plus que dans le réel. Afin de trouver les outils nécessaires à son élaboration, le Concept, nécessairement divise, réduit en fragments élémentaires, en briques séparées ce que le travail de synthétisation final assemble en une réalité cohérente, accessible à tout esprit en quête d’un savoir.
Avant tout, nous sommes Unité.
Cette assertion choquerait-elle ? Et en quoi choquerait-elle ? Vaudrait-il mieux décréter que nous ne sommes que des objets partagés par une irréparable schize, que notre réalité flotte « decà, delà … au vent mauvais », tel le sanglot verlainien perdu au milieu des bourrasques d’automne ? Mais il ne s’agit nullement de transformer la Poésie en ce que, jamais, elle ne sera, une configuration géométrique soumise à la rigueur d’une science exacte. Cependant, là non plus, il n’existe de coupure entre Poésie et Mathématiques, les travaux des Pythagoriciens sur les œuvres d’Homère et d’Hésiode (ces immenses Poèmes fondateurs de notre culture) attestent le sens d’un rapprochement étroit entre Poésie et Philosophie, entre rectitude du Nombre et liberté de la Lettre.
Et nous voici parvenus au pied d’Esquisse. L’avons-nous mieux comprise à l’aune d’une approche théorique ? Son Esseulement, signifie-t-il au moins le reflet d’une Plénitude intérieure ? Son Retrait, sa Dissimulation sont-ils la source secrète d’une ineffable Joie ? C’est ce Don cette Grâce que nous souhaiterions trouver en elle à même cette blanche signature de la vêture, à même ces lianes rouges des bras (cette fragilité !), à même cette sanguine à peine posée des jambes sur le sol qui l’accueille. Nous avons pris soin d’orthographier quelques mots avec une majuscule à l’initiale :
Esseulement
Plénitude
Retrait
Dissimulation
Joie
Don
Grâce
Ceci signifie, que loin d’être de simples marqueurs d’une réalité ordinaire, ils recèlent en eux
le Précieux,
l’Essentialité,
la Pure Dimension
de ce qui toujours nous effleure, se donne sous d’allusives présences, ces manières de linéaments qui traversent notre corps, ces flagelles longs et mobiles, ces effluves discrets, ces subtils attouchements, ces légères opalescences, ces filaments de lumière, ces impalpables fils d’Ariane, ces chatoiements d’étoiles, ces perles de pluie, ces minces herbes qui ondulent à l’entour de notre chair, lui donnent onctuosité, éclat, pur rayonnement d’Être. Car, toujours il s’agit de cet Être au nom pareil à une Ode, à une Poésie, à un Sens, cet Être dont nous sentons les fils tisser qui-nous-sommes, cette mesure à peine affirmée, la touche d’un clair-obscur, la fluidité d’une lisière, le voilement d’une voix.
Pour cette raison d’une marche de Gerridae sur le miroir de l’eau, d’une empreinte à peine visible, telle Esquisse nous ne pouvons lui donner visage qu’à partir de notre propre Absentement. Trop de présence et tout s’effacerait dans l’entier mystère des ténèbres et tout disparaîtrait, simple nuage de cendre s’effaçant à même
le gris d’une Ardoise Magique.