Steppe Mongole
Source : daily geek show
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« On ne l’entend jamais parler de son pays. (…)
Elle craint une réponse du néant,
le baiser d’une bouche muette. »
« Le livre ouvert »
Paul Éluard
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Je m’appelle Marousya (Маруся en Mongol), j’ai 16 ans, « l’âge de tous les dangers », comme le dit Grand-Père Nast qui s’y connaît en chevaux et aussi en hommes. Il dit que des jolies filles comme moi attirent de jeunes garçons qui sont forts comme nos ancêtres Bouriates et qui volent de jeunes filles, d’abord pour en faire leurs maîtresses, ensuite pour en faire leurs femmes. Mais, maintenant, je suis hors de danger car je suis loin de la Mongolie. Je vis en France, en Aubrac, dans la région de la Cham des Bodons, chez mon Oncle Maksim et sa femme Béatrice. Mon « petit frère » se nomme Mangal (Мангал dans notre langue), il a 12 ans, comme moi, il a le teint clair, les pommettes hautes, les yeux un peu bridés et il fait penser à un enfant plus jeune, c’est pour ça que je l’appelle « petit frère ». Des fois ça l’énerve et il piaffe comme un jeune cheval mongol, celui qui est le compagnon fidèle des Nomades. Oncle Maksim a des photos de ces chevaux qui ressemblent à des poneys, il ne se lasse pas de répéter des mots qui sont mystérieux pour moi. Il parle de leurs robes, il dit à Béatrice, devant le feu de cheminée, les noms magiques : « bai », « alezan », « gris », « isabelle », « noir ».
Il dit cela avec gourmandise, comme s’il était du vent courant sur les steppes d’herbes jaunes, un peu de poussière se lèverait à son passage. Béatrice me dit que je suis une jolie fille, qu’ici, sur le Plateau, je n’aurais pas de mal à trouver un amoureux, mais je ne m’inquiète pas de ça, mon amour véritable, c’est la Mongolie avec ses grands champs d’herbe qui montent jusqu’au ciel, avec son vent frais, celui qui fait voler le sable du Gobi, celui qui court le long des ruisseaux, il y a des rochers tout autour, celui qui glisse dans la fourrure épaisse des yacks, fait bouger leurs longues queues blanches, frotte leur peau sous le manteau noir, celui qui vole la fumée sortie du toit des yourtes et l’emporte loin au-dessus des nuages fins comme des cheveux.
Mangal, lui, n’est pas à l’âge d’amour, il est à l’âge du jeu. Des fois, il joue avec des pierres du Causse, il en fait des tas puis les fait tomber en jetant des blocs dessus. Ici, cela s’appelle « jeu de massacre », je ne sais pas bien ce que ça veut dire mais je crois que c’est un jeu guerrier comme chez nous dans la fête du Naadam, quand les guerriers luttent, tirent à l’arc et font des courses de chevaux. Je crois que ces hommes ne sont pas méchants, qu’ils ont besoin de montrer leur force, de montrer leurs muscles, de montrer qu’ils n’ont peur de rien. Un Nomade Bouriate n’a peur de rien. Il n’a pas peur des hémiones, ces ânes sauvages, pas peur des mazaalais, ces ours du Gobi, pas peur de la panthère des neiges, pas peur des antilopes saïga ni des chevaux de Przewalski, ni des chameaux sauvages de Bactriane. Les Nomades portent en eux, un peu de panthère, d’hémione, de saïga, c’est pour ça qu’ils sont si forts, qu’ils résistent au vent, à la neige, à la chaleur qui brûle le Gobi à la saison sèche. Si, un jour, plus tard, je dois me marier, c’est avec un Bouriate que je ferai ma vie, un Vrai Bouriate, ça veut dire qu’il sera près de la Nature, qu’il fuira les villes, qu’il portera le deel traditionnel, chapeau de feutre gris, haut et robe couleur brique, manches longues, rabat sur la poitrine, bandeau de coton épais autour de la taille, ceinture en cuir avec des ornements, bottes de cuir souple qui font comme des vagues sur les chevilles. Mais un costume simple, celui de tous les jours, non un habit de luxe pour parader devant les Touristes, pour faire le clown et vendre son âme.
C’est grâce à Oncle Maksim que Mangal et moi nous sommes venus habiter en France. Depuis toujours, Maksim est camionneur, il transporte des marchandises depuis Oulan-Bator jusqu’à Paris. Sur sa cheminée il a une grande carte des routes avec plein de noms marqués par une épingle rouge. Avec Mangal, nous nous amusons à dire le nom des villes, c’est si beau, le nom des villes, surtout quand on quitte la ville pour entrer dans la campagne. Avec mon frère on dit un nom chacun, lui : Oulan-bator ; moi Ob ; lui : Novossibirsk ; moi : Omsk ; lui : Tcheliabinsk ; moi : Kazan ; lui : Moscou ; moi : Minsk ; lui : Varsovie ; moi : Berlin ; lui : Cologne ; moi : Cambrai ; lui : Paris. Ça fait comme une longue guirlande de mots, une petite musique. C’est Maksim qui nous a appris à prononcer ces noms difficiles. Des fois on les déforme un peu et ça nous fait rire. Pour faire la route notre Oncle met deux semaines et, bien sûr deux semaines pour rentrer. C’est un vrai nomade, mais un nomade de la route et ça lui plaît bien de rouler dans son gros camion qui ressemble à une caravane à lui tout seul. Quand on est partis de Mongolie, Mangal sautait comme un cabri. Lui aussi, il voudrait être camionneur. Pendant la route, des fois, Maksim l’a pris sur ses genoux et Mangal était fier de tenir le grand volant entre ses mains, de faire marcher le klaxon quand on traversait la campagne.
Le jour, on mangeait dans le camion ou dans des auberges que Maksim connaissait. La nuit on dormait dans le camion, notre Oncle dans sa couchette, Mangal et moi sur les sièges, pliés dans des couvertures épaisses. Des fois, le matin, il fallait gratter le pare-brise qui était plein de givre et ça faisait de jolis dessins. On ne s’est pas ennuyés pendant notre voyage et souvent Maksim branchait la radio et on écoutait de la musique. Les chansons, on comprenait pas les paroles, mais c’était l’air qui nous plaisait et ces langues étrangères étaient comme des devinettes. C’est une fois dans un voyage à Paris que Maksim a rencontré Béatrice, elle travaillait dans un hôtel où dormait notre oncle. Dès qu’ils se sont vus, ils sont tombés amoureux et Maksim a décidé de quitter la Mongolie et Béatrice de quitter son hôtel. Elle avait eu, par ses parents, un buron en Aubrac avec beaucoup de terre tout autour. Une terre pour chèvres et pour moutons. Maintenant ça fait dix ans que Maksim et Béatrice vivent sur le Causse, élèvent leurs troupeaux, vendent le lait et le fromage. Maksim ne rêve plus de la route et Béatrice ne pense plus à l’hôtel. Maksim a appris à parler français, mais il a encore un petit accent mongol. Nous, Mangal et moi, ça fait deux ans que nous vivons à la Cham des Bodons et ça nous plaît bien parce que les paysages, des fois, ressemblent à la Mongolie, avec ses grosses pierres, ses herbes jaunes, ses hautes collines (ici on les appelle des « puechs »), et le ciel qui est grand avec quelques nuages qui courent d’un côté à l’autre sans jamais s’arrêter.
Mais maintenant, il me faut dire pourquoi on est venus en France, pourquoi on a laissé au pays notre Père Odon, notre Mère Anya, Grand-Père Nast. Depuis longtemps déjà la Mongolie a changé et Nast dit même qu’il a du mal à la reconnaître. Odon aussi le dit. Anya est plus ouverte au monde moderne mais elle ne voit pas très bien où vont les Hommes. Les enfants des Nomades, ceux qui ont aujourd’hui entre seize et vingt ans partent tous en ville. Ils sont attirés par Oulan-Bator, je crois qu’on dit qu’ils sont « fascinés. Je ne comprends pas bien ce mot mais je pense que ça veut dire qu’ils sont en danger, comme les jeunes filles quand elles rencontrent, dans les fêtes, des Hommes quand ils ont bu l’arkhi et qui ne se contrôlent plus, qui parlent de travers, ont des mauvais gestes. Quelques jeunes trouvent du travail. Ils vendent des bricoles aux Touristes, ils aident à la cuisine dans des restaurants, ils font la vaisselle. Beaucoup ne trouvent pas de travail et ils sont obligés de mendier, ils habitent dans des baraques de tôles rouillées, dans les terrains vagues près d’Oulan-Bator. De là, ils voient les tours modernes qui brillent et ils voudraient y vivre, habillés avec des costumes et des cravates en donnant des ordres à d’autres hommes.
En ville, les Filles portent des vêtements très courts et elles se maquillent avec des lèvres très rouges et des longs cils qui encadrent leurs yeux bridés. « On dirait des mannequins » dit des fois Grand-Père Nast en se moquant un peu d’elles. Tous, dans la Grande Ville marchent vite, ils ont des casques sur les oreilles et, au bout des doigts, des « boîtes magiques » (je les appelle comme ça). Mangal, qui s’intéresse à la technique, dit que c’est des téléphones qui font un peu tout, qu’on peut lire et envoyer des messages, faire des jeux, avoir des rendez-vous avec qui on veut à Oulan-Bator et même au bout du Monde. Je crois que Mangal aimerait avoir une de ces boîtes car il est joueur et a envie de beaucoup de choses. Mais je crois que pour lui, que pour nous, c’est mieux de ne rien avoir et ici, dans ce paysage qui, des fois, ressemble au Désert de Gobi, il n’y a que les chèvres, les moutons et Maksim et Béatrice ne veulent pas de ces boîtes, ils disent que c’est « des inventions du Diable ». Et au pays, Grand-Père Nast dit que les Mongols « vendent leur âme au Diable », qu’ils font les pitres pour plaire aux Étrangers (il les appelle « Les Ombres », et aussi tout ce qui vient détruire l’âme des Mongols).
Il y a eu une réunion de famille, un jour, et Odon, Anya, Nast parlaient doucement avec l’air de personnes qui sont embêtées. Puis on a su ce qu’ils avaient dit. Ils avaient dit qu’il fallait que Mangal et moi, on parte en France, chez Oncle Maksim et Tante Béatrice, qu’on vive dans ce pays de vent, au milieu des pierres, mélangés aux chèvres et aux moutons, que c’était la seule façon d’être de Vrais Mongols, à l’abri des Ombres et de leurs gestes un peu fous. On n’avait pas très bien compris, mais maintenant, après deux ans de vie dans le buron, de courses sur les sentiers, de fabrication du fromage, d’air pur, on a enfin compris ce que Nast voulait dire en parlant de Vrais Mongols. C’est bizarre, quand même, les Vrais Mongols sont loin de leur terre, ici en Aubrac et les Faux Mongols vivent dans la Grande Ville, sans même savoir qu’ils sont Mongols. Maksim dit que c’est « un peu le Monde à l’envers » et je crois qu’il a raison. Des fois les Gens ne savent plus qui ils sont, où ils vont, ce qu’ils font et pourquoi ils le font.
Grand-Père Nast, qui est le chef de la famille, nous a dit, avant de partir pour notre long voyage vers la France :
« Marusya, Mangal, vous quittez votre pays, mais en vrai vous y serez toujours. Rester ici, ça voudrait dire, pout toi, Marusya, aller faire les lits dans un hôtel d’Oulan Bator, un hôtel pour les Riches et les Curieux. Pour toi, Mangal, ça voudrait dire faire la plonge dans les restaurants, servir les Riches et les Curieux, goûter à la drogue et te saouler de sexe. Une mauvaise vie qui ne ressemble pas à celle de nos Ancêtres. Quand vous serez sur le plateau d’Aubrac, avec Maksim et Béatrice, vous serez à l’abri de tous ces dangers et, dans le silence de la Nature, vous entendrez chanter la voix des Anciens Mongols et vous serez de Vrais Mongols, fiers comme les chevaux, purs comme l’air qui court sur la steppe. Vous aurez une nouvelle famille. Votre Oncle et votre Tante sont des gens simples et droits, ils vous apprendront à vivre dans le respect des choses et, bien sûr, dans votre propre respect. Vous serez loin, mais vous serez près par le cœur et par la pensée. Que votre avenir, sûr comme une flèche, soit aussi l’avenir de notre chère Mongolie ! »
En disant cela, chez Grand-Père Nast, il y avait de la fierté mais aussi une vraie tristesse et un grand espoir. En vivant ici, en terre d’Aubrac, nous avons à suivre les paroles de notre Grand-Père : « être de Vrais Mongols », comme il le dit souvent. Je crois que nous y arriverons. Nous préférons être libre ici, qu’esclaves là-bas.
D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres
et de leur nécessaire éclaircissement
« J’ai croisé ces hommes d’un monde égaré… »
« Quatre suites »
Pierre Jean Jouve
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Au début, dans le lointain du temps ç’avait été presque rien, une manière de fin grésil poudrant les choses, un genre de nuée grise, haute, discrète, qui ne faisait, sur la Terre, que sa fumée vite dissipée. Si bien que nul ne s’en apercevait et les Nomades vaquaient à leur immémoriale tâche sous la lente migration des grues et des oies sauvages sans s’en inquiéter plus qu’on ne s’alarme de l’averse de pluie en Automne, de la floraison blanche au Printemps. Tout, ainsi, aurait pu durer des décades sans que rien de fâcheux ne s’immisçât dans le destin lumineux de ce Peuple Élu. Amis de la Nature et des Bêtes, amis des Troupeaux et des Sources Vives, amis de la Steppe herbeuse, de la Taïga, au nord, amis des Pins et des somptueux Mélèzes, amis du Sable orangé qui court de dune en dune au milieu de l’immense Désert de Gobi. Mais parier sur le futur d’une telle sérénité revenait à fermer ses yeux sur la Condition Humaine, son inclination à vouloir toujours plus combler ses désirs, emplir jusqu’à ras bord la coupe de son irrémissible insatiabilité, de sa faim sans limite, de sa boulimie du connu comme de ce qui ne l’est pas encore, dont on souhaite faire son bien le plus immédiat.
Puis il y avait eu, dans le vaste tissu de l’humanité, de rapides bonds en avant, des découvertes, des progrès dont on avait fait des dieux, des inventions auxquelles on s’était enchaînés sans bien se rendre compte que l’on perdait sa liberté, que l’on devenait le simple éclaireur de pointe d’une vaste machination qui débordait de toutes parts et dissimulait sa grimaçante figure sous des atours plaisants. Oui, on était charmés, fascinés par les yeux métalliques du cobra dont, jamais, on n’eût pu supputer qu’il était prêt à porter son coup fatal à l’insu de Soi, lovés qu’on était au sein d’une douce conque anesthésiante. On venait en Mongolie en longues caravanes, on venait en Mongolie à pied, à cheval, en voiture, au titre d’une mode dont l’idée même d’une possible privation eût été mortifère, inenvisageable, la Mongolie était devenue l’étalon universel auquel il fallait se référer afin d’être, Homme parmi les Hommes, Les Éclairés, Les Méritants, les Pionniers d’une nouvelle terre à conquérir.
On était des manières de Gengis Khan, Hommes dominant les immenses steppes que rien ne semblait devoir arrêter. On portait la Mongolie sur Soi comme on arbore les insignes de Commandeur de quelque ordre vénérable. On voulait être Mongol plus que Mongol, on voulait être éleveurs de moutons, de vaches, de chèvres, devenir d’habiles cavaliers, on voulait devenir experts en maniement de l’uurga, cette perche au bout de laquelle le lasso capture les bêtes, les aliène sous le joug inflexible de la loi humaine. On se voyait vaillamment combattre les redoutables meutes de loups. On voulait connaître la « mongolitude » au point de se confondre avec le cercle parfait, la blancheur immaculée de la yourte, ne faire qu’un avec sa toile de peau ; on voulait déchirer de ses dents primitives, identiques à des canifs, la viande de la marmotte, ne s’alimenter que de crèmes, de yaourts, d’alcool de lait, de fromages. On voulait devenir familiers du süütei tsai, ce lait salé qui heurte le palais, brûle la gorge. Mais c’était égal, on voulait être Mongol plus que Mongol.
Mais le problème, car il y avait problème, c’est que cette pleine essence dont le Mongol est le signe extérieur, nul ne pouvait l’atteindre en sa dimension de vérité, seulement dans la superficie, la supercherie, le jeu de faire-semblant, la mystification, la duperie de l’Autre qui n’est jamais que duperie de Soi, la chute d’une conscience qui n’apparaît plus que sous la figure du décor de carton-pâte, du khôl qui farde les yeux et se prend pour les yeux mêmes. Être Mongol dans l’imitation, l’approximation, voulait dire remplacer la plénitude par une sorte de vide sidéral, substituer à la profondeur, un butinage sans réelle assise, commuer l’essence des choses en leur étique vacuité, déguiser la signification interne de ce qui se présente à Soi en un simple spectacle, une aimable représentation, une spécieuse commedia dell’arte pour Polichinelles et autres Brighellas. Enfin, ceci était si décharné, si famélique que quiconque muni de suffisamment d’esprit critique se fût posé la question de savoir comment l’Humain pouvait sombrer dans de telles duperies, frôler l’absurde sans en reconnaître le redoutable visage, se fût condamné à errer et girer sans cesse autour de la question à défaut de découvrir la clé qui en résoudrait l’énigme.
L’on comprendra aisément ici, que les Ombres, tout ce qui pervertit la vérité, projetaient sur la vastitude des espaces libres et ouverts de ce Grand Pays, des simulacres, des pénombres, des brumes dont l’effet immédiat et spoliateur était d’en offrir une image dégradée, affaiblie, ourlée de fantaisies multiples, bien plutôt que d’en délivrer la belle exactitude, d’en donner une vision dont, en raison, on eût souhaité qu’elle fût placée au centre même d’un jugement ferme, nullement déporté de son objet réel. Ce qu’il aurait fallu, dans l’urgence la plus extrême, retrouver le sens des frontières, délimiter le site de l’Homme, de la Culture, de la Tradition et s’abstenir d’entremêler, dans un étrange syncrétisme, des objets qui étaient non miscibles, qui ne pouvaient se déterminer qu’à l’intérieur d’eux-mêmes, dans l’orbe d’une pure immanence, ne jamais s’exposer à une extériorité, à une vision ambiguë qui en déformait le socle le plus essentiel. Ce qui eût été exact, substituer à la croûte superficielle des choses, leur secret métabolisme interne, capter les racines qui font tenir l’arbre debout. L’arbre vu sous tous les horizons n’est nullement arbre simple, chêne, bouleau, frêne, il est aussi, singulièrement dans la culture septentrionale, Yggdrasill, cet axe vertical de la terre qui symbolise et donne lieu à l’univers. Par son faîte, il touche le Ciel et, entre ses larges frondaisons, il enclot le Monde. En tant que médiateur du Ciel et de la Terre, il fait écho au « toono », cet anneau de bois qui, au plus haut de la yourte, reçoit la lumière du Ciel et, ainsi, réalise l’union du sacré et du profane.
Mais écoutons plutôt les paroles recueillies auprès des « Sentiers d’Hermès » :
« L’arbre cosmique est essentiel au chaman. De son bois il façonne son tambour, en escaladant le bouleau rituel, il monte effectivement au sommet de l’Arbre Cosmique, devant sa yourte et à l’intérieur de celle-ci se trouvent des répliques de cet Arbre et il le dessine aussi sur son tambour. »
Mais comment les caravanes d’Ombres pressées, qui n’ont de cesse de figer le réel en quelques images vite réalisées, pourraient-elles s’immiscer, ne serait-ce que de manière infinitésimale, dans cette riche cosmogonie qui structure l’âme d’un peuple en sa totalité ? Comment les Visiteurs descendus d’un antique van, quelques soixante-huitards attardés sans doute, cheveux hirsutes occultant leur vue, pourraient-ils saisir autre chose que l’écume d’une Culture, quelques nervures presque inapparentes d’un ancestrale Tradition ? Comment ces Dormeurs debout, ne voyant dans la yourte qu’un habitat alternatif rapidement mis en œuvre, vite démonté, une tente, si l’on veut aller droit au but, comment percevraient-ils d’autre fonction que celle d’un moderne nomadisme dicté par la mode et l’engouement de quelque Citadin en mal d’air pur et de réveils matinaux ornés d’une nostalgie factice, rêves d’enfants encore mal digérés, magie de pacotille, semblable aux verroteries colorées se prenant pour du cristal lui-même ?
Et les itératifs et stupides selfies, Ombres enlaçant la pure ingénuité de l’enfant Mongol, Ombres embrassant la vêture chargée de symboles du Chaman, comment pourraient-ils se donner pour autre chose que ce qu’ils sont, à savoir des caricatures, des pastiches, de vulgaires parodies de ce qui se nomme « vérité » qui, ici, connaît son envers, sa fausseté, son artifice, son envers le plus opaque ? Certes la critique est verticale, aride et plus d’un pourrait s’en offusquer. Mais comment ne pas être saisi d’un mouvement de révolte, être légitimement indigné lorsque l’origine des choses, la pureté ancestrale de gestes fondateurs ne sont plus vus qu’au travers d’un prisme déformant qui obère la totalité de son sens primitif ? Il devient nécessaire, dans ce Monde « postmoderne », d’aiguiser sa vision, d’éclairer son jugement, de substituer à une fausse intuition la maturation de principes fondés en raison. Le toton fou qu’est devenu le Monde, partout des guerres et des crimes, partout des viols et des génocides, partout les fosses ténébreuses de l’absurde, le toton fou doit en revenir à de plus sages et exactes girations, une sérénité de Derviche en quelque sorte, il y va du destin de la Conscience Humaine. En toute bonne logique, les comportements « ombreux », les attitudes « nocturnes », les conduites « ténébreuses » fondent le lit sur lequel prospèrent des actes incohérents, des décisions le plus souvent funestes.
Ces Esprits du butinage, de la fuite, ces Grands Amateurs de ce qui est superflu, ces Ombres inconscientes d’elles-mêmes, comment auraient-elles pu percer la peau du mystère du chamanisme ? Face au Chaman lui-même, quelle cueillette productrice de sens se fût présentée à ces Routards pressés d’archiver en leur « oublieuse mémoire » rien de moins que des fragrances vite dissipées, des couleurs usées jusqu’à la trame, des émotions résolues avant même d’avoir pu prospérer ? Comment, en effet, pénétrer jusqu’à l’os, jusqu’à la moelle dans cette permanente distraction ? Tout, au départ de leur vision, était occulté, si bien que ces Étourdis par nature ne pouvaient s’enquérir de la dimension d’Intercesseur du Chaman, lien établi entre les esprits et les Humains. Pas plus qu’ils n’auraient perçu la valeur des divers rituels et que, pour eux, la guérison par les plantes ne serait demeurée que folklorique, sinon magique, mais une magie frelatée en quelque sorte. Et, ici, ce qui est amusant, c’est qu’ils auraient projeté leur propre contradiction, leur intime légèreté sur ces Gardiens de la Tradition qui étaient, eux, foncièrement convaincus de faire œuvre utile, de constituer l’un des pivots indispensables à la survivance d’une culture ancestrale. Tout, en réalité, leur serait demeuré étranger, aussi bien le niveau de perception extra-sensorielle des Chamans, que leur fonction télépathique, que la profondeur psychopompe de leur relation avec le monde des morts.
[Incise – Plus d’un Lecteur, d’une Lectrice se poseront inévitablement la question de savoir la raison d’une exigence si élevée concernant les loisirs de simples Touristes, bien plus désireux d’installer dans leur exister une parenthèse ludique, genre de tremplin thérapeutique chargé d’effacer ou de relativiser les problèmes du quotidien. Certes, ces Visiteurs ne sont ni de savants Doctorants, ni d’éminents Archéologues, pas plus que d’assidus Anthropologues chargés de dresser avec exactitude et de manière scientifique l’arbre généalogique de l’Humanité en explorant les ressources qui lui sont coalescentes. Mais alors, si ces Touristes ne visaient que loisirs et délassement, que ne choisissaient-ils, en priorité, de découvrir les eaux translucides des lagons Polynésiens, les plages blondes d’Antigua ou encore les bassins d’eau émeraude de la Jamaïque ? Aller en Mongolie n’a pas exactement le même sens que de se rendre sur les rivages de la Mer des Caraïbes. Visiter la Mongolie doit se faire dans le souci d’une rencontre authentique des populations autochtones, nullement sous la pulsion d’un désir autocentré, lequel est plus union avec Soi-même, que direction vers cette Altérité qui ne demande qu’à être reconnue en ses mérites les plus essentiels. Mais ceci est un point de vue subjectif qui peut, à tout instant, s’exposer à son exact contraire. Avant tout, une question de ressenti. Refermons la parenthèse.]
En divers endroits de la Mongolie, près de chutes d’eau remarquables, sur les magnifiques plateaux herbeux de la steppe, face à des points de vue uniques, des essaims de yourtes blanches étaient nés que jouxtait le peuple mécanique des chevaux vapeur en lieu et place des chevaux réels, ces prolongements immédiats de la Nature, que jouxtait encore d’énormes engins automobiles dont les puissants pneus imprimaient, dans le sol gras, les empreintes d’une nouvelle conquête. Rien, décidemment, n’arrêterait la race des Nouveaux Conquistadors. L’Or rutilant, fascinant était au bout du chemin. Partout où un site d’exception se montrait, où une tradition bourgeonnait, où une culture se manifestait, ce n’était qu’un long convoi continu de machines pétaradantes lâchant leurs précieux effluves sous la voûte azurée, immaculée des cieux. Alors que veut donc signifier, pour une Civilisation ancestrale cette substitution du naturel par l’artificiel ? Que veut dire l’attitude du Chaman sacrifiant ses rites anciens, les troquant pour un pur spectacle, une simple exhibition ? Que retirer comme leçon de ces Nomades enrubannés paradant devant les objectifs photographiques, dans leurs habits de cérémonie, afin de faire croire au luxe d’une existence en réalité bien terne, bien ordinaire, poinçonnée au coin du dénuement ? Grave et lourde concession consentie en direction de cette « Société du spectacle » (cette citation est fréquente dans mes textes), qui métamorphose le geste transcendant en une pure parodie immanente, sans consistance aucune. Le constat est si affligeant de ces Peuples qui choisissent l’enfer pour survivre alors que tout, dans leur Culture, les destinait au nomadisme sur les larges plateaux des steppes avec leurs chiens, leurs chèvres, leurs yacks et leur vue panoptique libérant un horizon sans fin. Mais quelle vie donc pour ces jeunes fugueurs du nomadisme qui se retrouvent dans la pullulation sans avenir des bidonvilles polychromes d’Oulan-Bator, lézardés, sans eau ni électricité, au milieu d’une pollution galopante et des divers assauts de la misère humaine ? Mais rien ne servirait d’épiloguer plus avant, la simple représentation mentale de ces errances est totalement désolante. Ici donc prendra fin le long commentaire intitulé « D’une parole qui se voudrait réalité-vérité des Ombres et de leur nécessaire éclaircissement », afin de laisser place à la fiction placée à l’incipit de cet article et donner à nouveau place au récit de Marusya.
La parole de Marusya
Huit années ont passé. J’ai maintenant 24 ans et mon « Petit Frère » Mangal vient tout juste d’avoir 20 ans. Mon Frère et moi sommes proches, tout en demeurant fort éloignés l’un de l’autre. Neuf mille kilomètres nous séparent et vous comprendrez aisément que mon lieu de vie est toujours en terre d’Aubrac, à la Cham des Bondons, alors que celui « choisi » par mon Frère se situe à Oulan-Bator. Il y a deux ans de cela, nous avons fait le voyage de Paris à la Mongolie à bord du camion d’Oncle Maksim. Nous avons déroulé le cordon à l’envers en quelque manière, Paris d’abord puis Cambrai, Cologne, Berlin, Varsovie, Minsk, Moscou, Kazan, Tcheliabinsk, Omsk, Novossibirsk, Ob, Oulan-Bator et, enfin le campement nomade de notre Père Odon et de notre Mère Anya. Nous les avons trouvés un peu vieillis mais ils sont encore en bonne forme et vaquent à leurs travaux d’éleveurs avec une énergie suffisante. Grand-Père Nast, lui, qui était un peu notre conscience, notre guide spirituel, est mort et nous sommes allés nous recueillir sur le cairn de pierres qu’il avait élevé dans la steppe, face à la rivière qu’il aimait tant, face au vent, face à la liberté. Nous n’avons pas pleuré car nous savons qu’il a rejoint le lieu sans lieu, là où errent les âmes des défunts, peut-être le moutonnement de la dune, là-bas du côté du Gobi, peut-être sous la robe noire du yack ou la crinière folle du cheval flottant dans les lames bleues de l’air glacé.
Pendant ces huit années de formation, Mangal et moi avons suivi des chemins qui, au fur et à mesure du temps, ont différé, sont devenus de plus en plus divergents. Mangal a perfectionné son français à l’école primaire puis, après, au Collège. Je crois que c’est là, au Collège, que son destin a obliqué et je pense que ceci était inévitable. En réalité Mangal était peu attiré par les Rituels, la Tradition, la Culture de notre Peuple. Bien plutôt il était captivé par la technique moderne et il a fini par se laisser séduire par ses sirènes. Je le soupçonne d’avoir passé des heures, avec ses copains, sur ces « écrans magiques » où le Monde se donnait à lui en miniature, mais une miniature qui le fascinait.
En ce qui me concerne, j’ai étudié beaucoup de choses pendant ces huit années : la littérature, la philosophie, la poésie, l’art. Mes études, je les ai faites par correspondance de façon à demeurer Auprès de Maksim et de Béatrice, à pratiquer le pastoralisme, à me perfectionner dans la façon d’élever les bêtes, de fabriquer le fromage. J’ai lu beaucoup de livres sur la Civilisation mongol. C’est ma manière de conserver mes racines, de croire encore que l’âme mongole ne sera pas totalement livrée aux démons du monde moderne. Cependant je reste lucide et je sais que ce terrible phénomène de la mondialisation conduira beaucoup de rites, de coutumes, d’ancestrales façons de vivre au tombeau. Toutes les Grandes Civilisations ont disparu et s’il existe une logique de la marche en avant de l’Histoire, nul doute que la Mongole, tout comme la Maya, la Perse, La Grecque, connaîtra un jour son extinction. Mais c’est un devoir de conscience que de ralentir cet épilogue, de faire perdurer de ces essences originelles ce qui, encore, peut survivre et briller, certes d’un éclat assourdi, mais d’un éclat tout de même. J’ai lu les ouvrages de littérature mongole et je connais encore par cœur certains poèmes, tel celui de Borjgin Dashdorjiin Natsagdorj dont je cite le texte ici même
Ma Terre natale
« Eaux cristallines des rivières sacrées de Kerluren, Ono et Tuul,
ruisseaux, courants et sources irriguant de santé mon peuple,
bleus lacs Khovsgol, Ubs et Buir -si larges et si profonds -
fleuves et lacs où hommes et bétail viennent étancher leur soif,
ceci, tout ceci est ma terre natale,
mon adorable patrie, ma Mongolie
Pays de prairies pures ondulant dans la brise,
pays des steppes ouvertes nimbées de mirages fantastiques,
de roches fermes, d'inacessibles hauteurs où les hommes de bien
avaient usage de se rencontrer,
des antiques ovoos -menhirs aux dieux et aux ancêtres -
ceci, tout ceci est ma terre natale,
mon adorable patrie, ma Mongolie
Pays où en hiver tout est couronné de neige et de glace,
avec les herbes scintillantes comme verre ou cristal,
Pays où en l'été la terre n'est qu'immense tapis de fleurs
de chants d'oiseaux des terres distantes jusqu'au Sud
ceci, tout ceci est ma terre natale
mon adorable patrie, ma Mongolie »
Et que nul n’aille s’imaginer que cette poésie est naïve, seulement empreinte d’une vague nostalgie et en ceci, anachronique. Non, la Beauté est réelle, toujours visible, ce sont les Hommes aux yeux aveugles qui n’en savent pas voir tout l’éclat, tout le rayonnement. Peut-être, plus que les rituels, plus que les diverses incantations, plus que les gestes chamaniques, une vérité transparaît, tel l’éclat d’un pur cristal, dans la langue des Hommes que toute poésie exacte sublime. Dans le poème vrai et juste, nulle place pour la supercherie, nul affleurement du folklore, nulle concession à un autre ordre que celui de la langue et de son incroyable profondeur. Je sais, ici mon discours pourra paraître moralisateur, peut-être même empreint d’un certain dogmatisme, animé d’une sorte de vérité révélée. Mais peu m’importe, c’est de mon intérieur le plus intime que monte cette conviction que seule la pratique exacte d’un pur langage nous sauvera du naufrage. Ce que la possession de bien matériels ne nous apportera jamais, les mots taillés à la façon de silex, leurs arêtes précises, leur transparence, leur naturelle effusion nous livreront au centuple cette joie manifeste que seuls le dénuement, l’exactitude, la netteté du propos portent à leur sublime dimension : que l’être-des-choses rutile du sein même de sa belle et unique singularité.
Il n’y a pas à chercher ailleurs les motifs d’un bonheur. Les fondements du langage sont si anciens, leurs racines si profondes que nul n’en saurait atteindre le principe vital. On peut tuer des bêtes, massacrer des Hommes, on ne peut pas conduire le langage en Place de Grève et le condamner au gibet, il a trop de ressources, il a trop de plénitude, il a trop d’infini et d’absolu en lui. Certes la parole, l’écrit, sont malmenés aujourd’hui, en notre siècle qui a oublié la lenteur. Mais je crois que ce ne sont que des épiphénomènes, de l’écume de surface, que la profondeur par définition abyssale des langues demeure qui, elle, est en son essence, à savoir témoigner de l’Homme universellement et lui donner les assises de sa nature la plus profonde, la plus établie en raison.
Il faut être distrait pour n’apercevoir ceci, il faut s’être laissé abuser par les miroitements fallacieux des « boîtes magiques » et autres écrans qui ne sont, en toute vérité, que machines à aliéner dans lesquelles se précipitent avec fougue ceux qui confondent technique et félicité. Il n’y a pas d’intelligence artificielle, ceci est au moins un abus de langage, si ce n’est une tromperie voulue, l’intelligence est naturelle, strictement et entièrement naturelle. Dire différemment est consentir à voir en l’Homme, cet Homme-Machine, autrement dit ce robot totalement privé de liberté qui n’agit et ne « pense » qu’en fonction des injonctions des « Géants » dont l’ombre portée sur la planère est source d’obscurantisme, de divagation, de perte du sens.
Au pays, Mangal vit de petits boulots. Il a loué, à Oulan-Bator, ce qu’on nomme, ici, « chambre de bonne », quelques mètres carrés sous les toits avec vue sur un océan d’autres toits, avec, en hiver, une température qui doit avoisiner celle présente au sommet d’un ovoo, ce talus de pierres de l'aïmag d'Övörhangay, battu par la violence des vents. En été, c’est plutôt l’aridité et la chaleur du Désert de Gobi. Mangal est-il heureux de cette vie ingrate ? N’a-t-il pu choisir qu’entre deux dénuements : celui de la vie nomade sur les hautes steppes, celui de citadin pauvre dans une capitale dont il ne perçoit guère que l’anonymat, que quelques façades de verres des hautes tours dans lesquelles, jamais il ne trouvera sa place. Pour cela, il faut avoir fait de hautes études, s’être occidentalisé, connaître les codes, us et coutumes de la mondialisation, autrement dit être un Homme de partout et de nulle part, avoir définitivement renoncé à ses racines.
La vie de Mangal : donner quelques cours de langue française aux débutants des collèges, accompagner des groupes de Touristes venus de Paris, de Lyon, de Marseille et leur débiter ce qu’ils attendent : des légendes de cartes postales, de gentilles comptines d’Épinal, des feuilletons épiques avec des cavaliers Mongols luttant contre la race des loups, la furie des ours, l’agressivité de la panthère des neiges. Ce que distribue Mangal à ces Voyageurs, une image conforme à leurs désirs, un généreux bouquet d’armoise, les étoiles blanches des edelweiss, des dryades à huit pétales, des odeurs anisées de gentiane. En réalité un entre-Soi où nul dérangement ne viendrait perturber le « cercle de famille ». Sans doute, parmi eux, parfois, une brebis égarée recherchant de plus hautes provendes, mais ces Chercheurs de Vérité, le plus souvent voyagent seuls, en contact avec la Nature, le Ciel, la Terre et le Vent, toutes choses essentielles dont ils font le tissu de leurs méditations, rejoignant en ce geste humble la belle génécologie du Peuple Mongol. Parfois, pour boucler ses fins de mois, mon « Petit Frère » va faire la plonge dans les sombres arrières cuisines de restaurants à la mode. Il lui arrive, une ou deux fois par an, de monter dans un de ces antiques bus qui le conduit près du campement d’Odon et Anya, les derniers kilomètres il les parcourt à pied, vêtu de son éternel pantalon en jeans, de son sweat à capuche sur lequel se découpe fièrement le logo universel arboré par des millions de poitrines de la ruche mondiale. Mangal s’ennuie très vite au milieu de la steppe semée d’herbe sauvage, parcourue de la toison sombre des yacks, ponctuée, de loin en loin, des étoiles blanches des yourtes. Aussi emporte-t-il avec lui, son « double », cette fameuse « boîte magique » qui le soustrait à ses attaches mongoles et le projette dans le trouble anonymat d’un univers dont il ne connaît les facettes qu’à la mesure des éclairs virtuels éteints avant même d’avoir pu briller d’un éclat particulier. Que penser de ceci alors que les paysages immaculés de Mongolie, la vastitude partout présente, les libres cascades blanches, les liserés de fins nuages, l’azur limpide dessinent la carte d’une réelle présence sur Terre, d’un recueillement devant tant de pure beauté ?
Loin de moi l’idée de juger Mangal, seulement une longue réflexion derrière laquelle se profile, telle une fugue, la sincérité des choses, leur transparence de source si on accorde son regard à leur étonnante et précieuse présence, au miracle d’un sol encore préservé des atteintes mortelles du négoce mondial qui veut mettre la totalité du réel en coupe réglée, une manière de tyrannie qui susurre son identité en sourdine à qui veut bien l’entendre. Malheureusement la majorité choisit de se boucher les oreilles de cire et de ne cueillir que l’immédiateté d’un plaisir rapidement acquis, laissant dans la pénombre, les fâcheuses conséquences qui, déjà, se manifestent à l’envi et ne pourront que s’amplifier à l’avenir. Å croire que le Monde retombe en enfance, si cependant, il n’en est jamais sorti ! La jeunesse de Mangal ne constitue ni une excuse, ni ne constitue le début d’une explication.
Une sorte de raz-de-marée irrépressible conduit les Civilisations à s’incliner de telle ou de telle manière, à privilégier la vitesse aux dépends de la lenteur, à choisir l’immédiat plutôt que le différé, à faire passer le plaisir avant toute raison. Alors, chaque destin individuel semble aimanté, par rapport à la balance de l’Histoire, d’un côté ou de l’autre du fléau, celui qui vit de mémoire, cultive la réminiscence, se porte vers l’origine des choses ; puis celui qui existe à uniquement se projeter dans le futur, le plus vite qu’il est possible, de ne viser que les horizons ouverts de la mode, de se laisser porter par le long fleuve des tendances, de n’être qu’une ligne, un trait, une figure parmi la complexe géométrie humaine.
Mais j’ai tressé suffisamment de mots autour de Mangal et c’est ma propre existence que, maintenant, je vais essayer de décrire avec le plus de justesse, car c’est en vérité que je crois exister, ce qui, bien sûr, ne me dispense de pratiquer une autocritique, pas plus que je ne puis m’exonérer de l’idée que, peut-être, je fais fausse route, que mes décisions ne relèvent que de ma subjectivité, que rien ne vient m’assurer de l’exactitude de mes choix. Mais a-ton vraiment la possibilité d’être autre que Soi, le geste de pure liberté se donne-t-il comme le chiffre imprescriptible de notre présence ? Je n’en crois rien et c’est pourquoi j’ai choisi, un jour, de construire ma propre authenticité, de tracer les frontières de mon autonomie, de déborder mon esquisse de départ afin qu’une image fixe de qui je suis puisse, en quelque façon me créer, telle une œuvre aboutie, sûre de ses assises. Mais je vous vois sourciller, vous étonner de mon langage, de mon vocabulaire si précis. Mais ici, rien de miraculeux. Depuis huit années et presque sans interruption, j’ai lu des dizaines de livres, écouté à la radio la parole des Intellectuels et, dans l’intervalle, j’ai médité de longues heures sur le riche contenu de ces œuvres, de ces émissions, si bien qu’une trace indélébile, s’est faite en moi qui explique mon présent à l’aune de ma pensée. Pourquoi donc me priverais-je de faire chanter cette si belle langue française, si nuancée, si expressive, si « raisonnable » en tant qu’héritière des Lumières. Et ces sublimes Lumières, n’est-on, aujourd’hui, en train d’en saper les bases, d’en détruire les merveilleux acquis ? Mais oublions ceci.
En dehors de mon activité pastorale quotidienne, des tâches domestiques que j’accomplis en échange de l’hospitalité de Maksim et de Béatrice, ce qui a du sens pour moi, m’être constituée à la façon d’un centre de rayonnement de la Culture mongole. Quelques Immigrés Mongols sont partis de notre beau pays afin de témoigner, comme moi, un intérêt pour d’autres valeurs que consuméristes calquées sur des modes passagères et futiles. La plupart sont devenus des Parisiens, quelques autres ont trouvé du travail dans les grandes métropoles : Lyon, Marseille. Je crois que j’ai été bien inspirée le jour où j’ai pris la décision de mettre sur pied une Communauté mongole destinée à entretenir et répandre notre culture, notre langue, notre façon de vivre simplement au contact de la Nature dont nous sommes les Filles et les Fils « naturels », ceci va de soi. Å dates régulières j’organise des rencontres que je pourrais qualifier de « mémorielles ». En effet, il s’agit avant tout, pour nous, les Communautaires, d’exhumer de la torpeur ambiante la sève qui court à bas bruit et, en raison de ceci, n’est plus guère perceptible que par des consciences vives, attentives à la marche exacte du Monde. Notre buron de pierres est assez grand pour accueillir de petits groupes de personnes motivées par ces minces événements. Mais, malgré leur finalité modeste, ils entretiennent en nous ces braises sans lesquelles, nos traditions s’éteignant, c’est nous-mêmes qui serions condamnés à disparaître dans les mailles d’un exil bien trop étroit.
Nos activités sont infiniment modestes mais non moins chaleureuses. Nous chantons des «khoomiis », anciens refrains mongols traditionnels accompagnés du son de la guimbarde. C’est un chant de gorge profond, diphonique, qui imite le ruissellement de l’eau, la fuite du vent dans la steppe, l’écho venant des parois des montagnes, le pépiement des oiseaux, le roulement du tonnerre dans le ciel d’orage. Ces chants sont incarnés, infiniment vivants, qui reproduisent le miracle du processus discret de la Nature. Les Mongols sont des Hommes et des Femmes « naturels », c’est pourquoi les contraindre à une mode universelle revient à les dépouiller de leurs sentiments internes, à les métamorphoser en simples automates, en marionnettes à fils dont d’invisibles Manipulateurs usent et abusent à des fins de profit, simple matérialité poussée au bout de sa propre logique.
Ce que nous aimons aussi, réciter à haute voix, mais dans la retenue, des poèmes mongols, surtout ceux de Gombojav Mend-Ooyo (Г. Мэнд-Ооёо), celui que l’on surnommé « Le poète de la steppe mongole ». Écoutez cette parole vraie tirée de "La mélodie des pierres", elle dit le respect de la Nature, le juste ordonnancement des choses, le recueillement face à ce qui, depuis toujours, a été déterminé comme ceci et non comme cela :
« Les dunes, telles des urnes votives brunies sous le soleil,
Baignent leurs pieds dans les tourbillons d’un petit ruisseau.
Au fond de ce ruisseau, nous découvrîmes des lingots de pierre
Sertis dans le sable fin, comme par la Providence déposés.
Est-ce parce que les pierres sont rares dans ces vastes et vierges dunes ?
Ce jour-là, mes amis et moi nous mîmes à jouer avec
Avant de les ramener chez nous en montures de fortune.
Le soir venu, le fouet de Père s’abattit comme foudre et tonnerre :
« Avez-vous dérobé les pierres du cours d’eau ?
Implorez le Ciel et repentez-vous !
Approchez vos oreilles de la terre, entendez le ruisseau !
Évoquez-le et priez pour que sa mélodie revienne. »
Nous dessinons aussi, nous peignons sur de modestes papiers les cérémonies du Tsagaan, fête mongole du nouvel an, nous imprimons sur de vastes feuilles la non moins vaste taïga, ses forêts de mélèzes et de pins. Nous reproduisons la simplicité du deel, ce vêtement qui est comme notre double. Nous faisons surgir du néant du papier le cheval de Przewalski, nous traçons les deux bosses irrégulières des chameaux de Bactriane, nous faisons frissonner à l’aquarelle les eaux limpides du Lac Baïkal, nous immobilisons dans le silence de la steppe les yourtes grises montées sur leurs chariots, nous pétrissons, sur la toile, les buuz, ces raviolis à la viande de mouton que, parfois, nous consommons ici, sur les hauteurs du Causse. Nous faisons s’élever les massifs piquants des genévriers, s’épanouir les pavots bleus, se teinter de nuit la jusquiane noire, s’étoiler les pétales écumeux des edelweiss.
Notre « Communauté » n’a nullement la forme d’une diaspora dont le moteur interne serait constitué de revendications de territoires, de langues, de droits sociaux. Nous sommes seulement un point d’émergence de la conscience mongole qui veut simplement exister face à cette nouvelle conscience mondiale qui aplanit tout dans une manière d’illisible maelstrom. Nous pensons d’un seul et même envol de l’esprit que le phénomène de la mondialisation, bien loin de pouvoir prétendre à l’universel, constitue son exact contraire, un amalgame de peuples marchant d’un même pas, parlant une même langue, pratiquant une même culture. Et c’est bien ce « même » constamment proféré qui est condition de possibilité d’une réduction des Hommes à leur plus petit dénominateur commun. Nul ne contestera l’importance de l’altérité en qui s’accomplit, en grande partie, la conscience de Soi, elle est un fondement de l’Humain. Ce qui, par contre, est à mettre à son débit, l’arasement des individualités en une sorte de meute moutonnière aveugle, chacun emboîtant les pas qui précèdent son avancée, chacun répétant les gestes stéréotypés d’un ordre immuable, chacun « pensant » selon le mode d’une pensée unique pauvre en initiatives, dénuée de quelque singularité qui la désignerait de façon originale.
Connaître l’universel ou, du moins s’en approcher, suppose d’être libre vis-à-vis de toute altérité, de réfléchir par Soi, de poursuivre des buts clairement identifiés selon une irréfragable individualité, de porter sur le Monde un regard réfracté par le prisme d’une juste et exacte subjectivité fondée en raison, nullement dictée par quelque Cause ou Instance extérieure. Mes Amis et moi sommes persuadés que le cheminement de l’Homme est solitaire, que nous avons à être des Insulaires, certes entourés d’altérité, mais nécessairement seuls face à nos décisions, nos choix, nos engagements. Personne ne peut se substituer à qui nous sommes lorsque nous sommes affectés de douleur, lorsque nous sommes acculés aux derniers motifs de notre existence, que le sourire édenté de la Mort grimace à l’horizon, pas plus que quiconque ne pourrait tracer, dans l’espace d’une feuille éthique, les injonctions préalables à notre accomplissement amoureux. Nous avons à être des Individus Libres et à en assumer les lourdes tâches jusqu’au soir d’un dernier crépuscule.
Nous, ici, Mongols au milieu d’autres Mongols ; Eux, là-bas, Peuples de Lituanie, de Bolivie, d’Angola et du vaste arc-en-ciel, de la dispersion, de l’émiettement humains, nous avons, avant tout, à être selon notre essence, entièrement déterminés par le travail de notre propre conscience, assidus à nous reconnaître comme poursuivant avec patience notre cheminement en vérité. Nous avons à être des facsimilés, des échos de notre unique et impartageable singularité. Ce que nous voulons : dessiner pour nous, une ontologie du possible, tracer la voie d’une ouverture existentielle qui soit ouverture à Soi, d’abord ; ouverture à l’Autre, ensuite, chacun à sa place d’Homme, chacun Libre de Soi. Tout comme être Mongol consiste à coïncider avec sa propre origine, être Homme c’est être Homme selon l’Homme, nullement selon sa caricature, son artifice, son faux-semblant. Le jour où les Hommes auront compris ceci ; l’Humanité en sa profondeur essentielle sera Libre plus que Libre. Qu’espérer de mieux ?