Œuvre : Marc Bourlier.
Les hommes. Oui, les hommes ! Mais regardez-les donc courir dans toutes les cannelures de la Terre, sur l’aire venteuse des agoras, dans le ventre des villes, le long des tuyaux où glissent d’étranges machines. Hommes en grappes. Hommes en gelée. Agglutinés comme les termites dans leur édifice de salive et de boue. Rouge comme le sang, comme le tumulte d’Eros.
Dans l’ombre, invisibles, les Petites Effigies.
Les hommes. Oui, les hommes ! Entendez-les mugir dans les fêtes polyphoniques où ils culbutent dans le vertige des abysses. Montagnes russes. Attrait du vide. Fascination pour le danger. La Grande Roue est pleine de bubons humains, de ventouses collées à ses basques. Garçons cheveux gominés. Filles en baskets. Bambins qui déjà portent aux pieds la marque du prestige, la folie de l’avoir, la démesure de l’existence-vampire.
Dans l’ombre, invisibles, les Petites Effigies.
Les hommes. Oui, les hommes ! Ils sont là, plébiscitant tout ce qui brille et aveugle. Ils sont happés par les vitrines de la possession et leurs yeux sont avides, en soucoupe, qui boivent le monde jusqu’à la lie. Dans les caves qu’illuminent des néons blafards, tournent les rotatives. Billets verts, billets jaunes avec des étoiles, avec la figure de l’Oncle Sam ou bien Picsou. C’est égal, seul compte le résultat. Automates bourrés jusqu’à la gueule. Files d’attente comme à la fin de la guerre. Tickets de rationnement. On se piétine, on se bouscule. On sort du ventre de la machine des liasses qui chantent la propre gloire de ce qu’on est sur Terre, à savoir de bienheureux possédants. On enfouit les images porteuses d’avoir au profond de ses poches et le regard brille tourné vers l’intérieur, dans les replis du contentement de soi. De l’égoïsme qui fait son glougloutement satisfait dans les tubulures de chair.
Dans l’ombre, invisibles, les Petites Effigies.
Les hommes. Oui, les hommes ! Ecoutez-les phagocyter le réel avec leurs canines de vampires. Touts leur est bon qui fait ventre. Aussi bien les pyramides de victuailles, aussi bien la femelle mafflue ou bien la montre aux éclats qu’envient les pauvres hères depuis leur boîte logée au creux du caniveau. Près de La Bourse sont les noires limousines. Hommes au long cigare. Téléphones sophistiqués. On appelle les « grands » de la Terre, on fait tourner les milliards de chiffres. Montagnes d’argent qui changent de mains, toujours les mêmes, et les peuples opprimés meurent la gueule ouverte, mains tendues vers le vide sidéral, leurs bouches farcies de mouches bleues.
Dans l’ombre, invisibles, les Petites Effigies.
Les hommes. Oui, les hommes ! Ils ne sont que des effigies de carton bouilli, des humanistes ne rêvant que d’étriper leurs amis, de violer leurs femmes, de faire se dilater l’outre de leurs envies, de faire se lever la turgescence de leurs désirs polychromes, de hisser en haut du mât l’oriflamme de leur pleutrerie pléthorique. Ces hommes, à défaut de connaître leur être, ne vivent qu’au rythme paraplégique de leur avoir. Ces hommes des Temps Modernes, écouteurs vissés sur la tête, ondes vissées dans le massif du crâne - mais qu’ont-ils comme véritable avoir, dedans ? , vêtures dans le vent, ne sont que les zombies d’une nouvelle ère en proie à ses propres démons. Par là où naît le non-sens s’approche le néant et son aporie constitutionnelle. Ces hommes dormeurs-debout ont perverti le temps. Ils l’ont amenuisé à la taille de l’instant vide qui se détruit lui-même au rythme exponentiel de sa propre vacuité. Misérable eschatologie, la mort est pour bientôt. Ainsi auraient prédit les antiques aruspices devant tant de perdition hauturière. Le temps n’est plus qui, par nature, porte l’homme au-devant de soi.
Dans l’ombre, invisibles, les Petites Effigies. Du fond de leur modestie, de leur inapparence, elles s’essaient à sauver ce qui encore peut l’être. Un arbre, une île flottant dans des eaux bleues, un nuage bordé d’ouate, des paroles d’amour, un brin de vérité, une écaille de bonté, une once de générosité, une feuille d’automne disant le bonheur du simple. Les Petites Effigies se sustentent d’une brume, d’une rosée, d’une pigne de pin qu’elles offrent en partage aux Petites Effigies contiguës. Les Petites effigies ne sont en cécité devant aucune esthétique flatteuse, fût-elle celle de précieuses gemmes. Les Petites Effigies tournent autour de l’axe central d’une éthique comme, autrefois, les petits chevaux de bois montaient et descendaient avec application, regardant le monde depuis leur belle silhouette de bois doré au son de l’orgue de Barbarie. Petites Effigies, vous seules êtes porteuses de vérité, ce Temps Retrouvé, ce temps essentiel qui fore loin, jusqu’aux fondements de l’être. Petites Effigies, enseignez-nous la vie. La vraie. Nous vous serons en dette, éternellement. Eternellement, puisque, avec le temps, il n’est question que de cela, d’éternité. Le reste n’est qu’une farce de potache ! De potache. Nul et non avenu !