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6 avril 2020 1 06 /04 /avril /2020 10:05
Encre immobile

 

                                   Photographie : François Jorge

 

 

***

 

 

   Comment écrire le rien et ne risquer de tomber dans une illisible parole ? Peut-on décrire le vol du nuage au-dessus de la savane d’herbe ? Que peut-on évoquer du vol blanc de la mouette dans la brume d’eau ? Est-il possible de faire apparaître le mirage du désert dans la trame des mots ? Ceci qui me questionne, tu en conviendras, Sol, ressemble si fort à une obsession qu’il m’a semblé que je ne pouvais en communiquer la substance qu’à mon Egérie de toujours. Cela fait si longtemps que je confie à ta belle sagacité mes ruminations de songe-creux et, jamais, tu n’as manifesté la moindre impatience. Faut-il que tu sois généreuse, ou bien patiente, ou bien les deux ! Par-delà les territoires qui nous séparent, moi ici sur l’aire désolée du Causse, toi dans l’immense Forêt Boréale, ne serait-ce pas l’image d’une thérapie à distance dont il faudrait faire l’hypothèse ? Je me sens si bien après nos échanges. Parfois tu mets du temps à répondre à ma lettre, mais cet intervalle est habité d’une si ample anticipation de plaisir qu’il s’agit, en réalité, d’une manière d’éternité. A la première heure je guette la voiture de la poste et ne me sens libre que lorsque, lettre en mains (parfois un léger tremblement), à l’aide d’un canif, je déchire avec attention le dernier écran qui me sépare de ta belle écriture. Et ce papier bleu qui sent la nostalgie, déjà un voyage vers cette terre d’utopie qui m’accueille comme le premier de ses habitants.

   Voici, aujourd’hui, notre site de rencontre sera l’un de ces paysages enchanteurs comme il en existe si peu, raison pour laquelle, sans doute, nous en gardons au creux de l’âme comme l’empreinte définitive. Il ne te sera pas trop difficile de te rendre par la pensée au lieu où je t’attends. Ce que tu vois au large, cette mappemonde bleue, c’est la Méditerranée cette si belle mer, cet immense lac intérieur qui, depuis la nuit des temps, a baigné et inspiré les plus hautes civilisations. Pour cela il nous suffirait de penser aux Anciens Grecs, à leur sagesse, à leur capacité infinie de création. Aujourd’hui encore nous reposons sur leurs étonnantes découvertes.

   Mais demeurons dans le présent. Ce que tu aperçois encore, cette bande de sable jaune, c’est le cordon du littoral. Puis laisse glisser ton regard comme si tu voulais trouver refuge à l’intérieur des terres. Tu survoleras alors l’Etang de l’Ayrolle, ce miroir étincelant qui semble vouloir rivaliser avec l’étendue marine si proche. Puis, enclos à l’intérieur d’une mince digue, l’étang de la Sèche, puis, plus en retrait, l’étang de Bages et son village de maisons claires, genre de vigie qui scrute l’horizon à l’infini. Entends-tu, Sol, combien ce nom est beau, Bages, issu du latin BAÏA que l’on traduit volontiers par « lieu de plaisance ». Il n’y a pas de hasard, le nom reflète toujours ce qu’il tâche de montrer avec le plus d’exactitude possible. Et puis sa si douce phonétique. D’abord «BA», qui se ferme initialement sous la pression de l’occlusive, puis s’ouvre infiniment sous l’ampleur vocalique du « A », ce son tellement doué d’amplitude, de disposition à une ferveur disante de la joie. Puis « GE », cette projection d’amour en direction de ce qui fait face, cette propulsion des lèvres (ces pulpes sublimes) qui se donnent comme geste d’oblativité et il semblerait que la bouche demeurerait ouverte sur cette profération sans qu’il soit humainement possible de lui substituer autre chose de plus signifiant. Oui, Sol, j’en conviens, cette interprétation d’une réalité qui paraît si simple te semblera, sans doute, dépasser son objet. Mais arrête-t-on jamais la volupté dans son flux essentiel ? Tout langage est volupté, il suffit d’en écouter les subtils harmoniques, ils sont nos nervures, les véhicules au gré desquels nous nous signalons au monde en tant que doués de parole. C’est déjà une telle exception !

   Voici, tu as accompli l’essentiel du trajet. Oui, laisse encore ton corps planer, tel celui du flamant, et, sous la voilure de tes ailes, cette double ligne d’un chemin parmi les touffes d’herbe rase, l’envolée d’une digue au loin, des buttes de terre blanche (tout est si virginal, ici, si étonnamment initial !), des meutes d’ilots, dans la brume, tout au fond, de plus hautes terres qui ressemblent à un rideau de scène, la tenture bleue du ciel parsemée des flocons des nuages. Oui, je disais « l’essentiel », mais l’essentiel est toujours à venir : en nous, hors de nous, en l’autre, dans la sphère toujours disponible du vaste monde.

   Et maintenant, Sol, efface toutes les couleurs, abaisse toutes les lignes, ne conserve de la réalité (elle est virtuelle pour toi, je l’admets, mais n’en possède pas moins de valeur), que quelques traits, un alphabet si simple, alternance de noir et de blanc, qu’il te semblera le poème même réduit à sa figure fondatrice, dire le tout à partir du rien. Tu vois, ma question première s’éclaire. Le Tout ne fait sens qu’à se réduire (n’entends nullement une perte, un gain, bien au contraire !), à quelques points, à des fuites, à des illusions que nous captons dans la nasse de nos yeux afin de conférer à la chose vue en son essence le caractère de ceci seulement qui est à considérer. Tu le sais bien, Sol, toi la lucide, les détails ne sont que des trompe-l’œil qui dissimulent leur propre réalité sous des fards. La plupart du temps nous nous contentons de facéties, de mimes, de spectacles fallacieux.

    Voir c’est voir ce qui le mérite, autrement dit évacuer toute cette charge de superflu qui en obère l’exacte perception. Dans l’étrave de notre chiasma nous archivons bien trop d’informations contradictoires, de signaux qui se percutent, d’éléments infructueux qui, jamais, ne parviendront à l’éclosion. Seulement une prolifération d’objets dont la plupart n’ont d’apparente utilité qu’à masquer ce dont notre conscience devrait s’emparer après en avoir effectué un tri minutieux. Combien l’image que nous regardons tous les deux est rassurante, empreinte de douceur, dispensatrice d’une vérité. Ici, que pourrait-on remettre en question ? Tout se donne dans le nécessaire, nous pourrions dire dans le « primitif », tant une naissance paraît proche, peut-être le début d’un monde, avant que ne se déploient ses stériles artefacts.

   Oui, Sol, regardons de tous nos yeux ce qui vient à nous simplement à déplier notre propre entièreté. En effet, nous ne serons jamais plus complets qu’à recevoir en partage ce qui s’inscrit dans la beauté. Or, que trouver de plus immédiatement cerné de plénitude que le beau paysage, sa pure présence, son coefficient de compréhension des choses du monde ? La Nature est indépassable, ceci nous le savons en notre for intérieur (notre fort intérieur ?), nous en sentons l’intime remuement dans le bastion de notre corps, nous en apprécions la texture à même la complexité de notre esprit. Ainsi s’énonce l’évidence de ce qui est simple : la source, la goutte de pluie, le bouton de rose, la touche de pourpre sur la joue aimée. C’est comme un frisson qui fait lever sur la peau une résille de bonheur. Cela picote juste au-dessus du tissu du derme, cela rougeoie d’un désir contenu, cela fait son chant d’étoile dans la nuit qui vient.

   Je te sais aussi attentive que moi à ce bourgeonnement qui dit son nom dans la discrétion. Une horizontale, deux verticales, deux taches noires et tout est énoncé de ce qu’il y a à connaître. Ces signes sont si universels que quiconque sur Terre en peut saisir la signification. Une architecture claire de la donation. L’horizon n’est plus celui, laborieux, du projet, du destin, mais la simple apparition d’une paix dépliant sa corolle à qui veut bien la prendre. Les mâts (mais en perçoit-on encore l’utilité ?), ne deviennent lisibles qu’à inscrire leur immobile trajet dans la levée d’une esthétique. Les coques (mais elles ne sont plus des objets qui permettent de naviguer), ne sont là qu’à assurer le contrepoint de l’évanescence des lignes. Tout joue en écho. Tout réverbère tout dans la modestie. Tout communique dans l’arche ouverte du silence.

   L’essentiel est cela : il n’y a plus de frontière, plus de cadre autour qui limiterait, enfermerait le réel dans une topographie réductrice. De là vient ce sentiment d’infinie liberté. Le regard s’appliquant à viser est, d’emblée, spatialisé, porté hors des habituelles contingences, son potentiel s’accroît d’une étendue qui semblerait n’avoir nulle fin. Parvenir à ceci qui défait les liens habituels avec les choses ne s’obtient qu’à l’aune de l’effacement. Effacement des couleurs, abolitions des formes. Toujours le fourmillement distrait, n’est-ce pas Sol ? Souviens-toi de ton égarement, parfois, devant le fouillis végétal de la forêt boréale. Une incapacité de soi à s’arrimer à la texture du multiple, du polyphonique, me disais-tu et je percevais combien cette arythmie de la présence troublait ton âme éprise de clarté, d’humilité. Entends-tu encore, en toi, le chant singulier du dénuement ?  Y trouves-tu la consolation des âmes simples devant le spectacle inégalé de la Nature ? Dessines-tu toujours des esquisses qui ne sont que l’élagage des habituelles évidences avant qu’elles ne prennent tout leur sens, quelques traits synthétisant la sensation, la portant à sa pointe extrême, là où l’incandescence a lieu ?

   Considère bien ceci, Sol, nous venons d’évincer tout ce qui, il y a peu, retenait notre attention : le chemin, les bouquets d’arbustes, la plaque d’eau bleue, les ilots semés de taches beiges, la colline au loin, le pâté de maisons, les nuages glissant devant le ciel. Pour autant en éprouvons-nous quelque chagrin ? Non, tu en conviendras, c’est bien du contraire dont il s’agit : une ineffable joie naissant à même « l’effervescent contact de l’esprit avec la réalité » selon les beaux mots de Pierre Reverdy. C’est cela le simple en sa plus belle efficience, graver en nous les stigmates d’une perception élémentaire qui seront, pour notre mémoire, un précieux fanal auquel s’arrimeront les points cardinaux de notre être. Comme si la rose des vents s’était dépouillée de ses fluides secondaires, Ponant, Libeccio, Sirocco, Mistral, Grec, pour n’en conserver que ses courants majeurs, Tramontane, Levant, Marin, figures essentielles sans lesquelles la Méditerranée aurait perdu son visage. Car toute chose possède sa nature profonde à laquelle nous nous référons selon les ressentis de notre intuition. Mais je ne t’apprends rien, toi l’héritière du Grand Nord qui en captes si bien l’étrange magnétisme !

   Nous voici parvenus, je crois, au terme de notre voyage sur cette belle confluence de terre et d’eau que constitue ce « lieu de plaisance ». Sans doute n’en verras-tu jamais le paysage réel. Mais qu’importe, tu l’auras rencontré à ta façon, laquelle sera unique. Tu te seras orientée vers ce Levant qui, chaque jour voit se lever le SOLeil (SOL, ici tu reconnaîtras ta belle empreinte), vers ce Marin qui vogue au sud, ne rêve que de nuits chaudes, d’étoiles criblant le ciel, d’étangs où flottent les rêves des hommes. Il me restera à éprouver la froidure de la Tramontane, elle se lève pour toi, se glisse parmi les blancs bouleaux, ils sont le simple que tu habites, où tu trouves ton repos. En est-il ainsi, Sol, ou bien est-ce mon naturel baroque qui en a décidé ainsi ? Je sais, tu ne m’en diras rien. Tu es si discrète dans l’heure qui point. Si discrète !

 

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