« Fusion ».
Œuvre : Eric Migom.
Dire de cette représentation qu’elle est « forte » sonne comme un truisme. Par définition, est « forte » toute tentative de monstration de l’acte sexuel en dehors du caractère d’intimité qu’il suppose et qu’il requiert toujours afin de s’inscrire dans l’authenticité qui en assure sens et plénitude. Nul ne peut entrer par effraction dans la sphère unitive sans risquer d’y perdre sa propre liberté. Témoin l’enfant dont les troubles résultent de la vision de la fameuse « scène primitive », telle que décrite par Freud, scène qui s’imprimera dans sa psyché avec force, violence. Enigme que pose, toujours, cette union dont le secret consiste à n’être ni symbolisable, ni verbalisable. Comme un interdit pour l’homme de pénétrer dans le mystère de la création. Ce mystère est « divin » pour la seule raison que cette coïncidence des opposés (la « coincidentia oppositorum » du penseur Nicolas de Cues) est la marque de l’essence divine. Dieu, en sa nature, est au-delà des contraires, il excède toute notion de sexe, de différence.
Cette considération, ramenée à la sphère strictement humaine, nous interroge sur le fait de savoir s’il est seulement possible de fantasmer la réalité d’un troisième sexe qui unirait les deux tout en les dépassant : nous voulons parler de la figure de l’androgyne qui réunit à la fois le principe mâle et le principe femelle, tout comme certaines plantes portent sur le même pédoncule des fleurs des deux genres. Et, évoquant cette figure troublante, nous sentons combien nous sommes proches de ce que pourrait être l’épiphanie de l’enfant divin, si d’aventure, il se livrait au regard des hommes. Androgynie, divinité de l’enfant élu, voici deux synonymes qui ne manquent pas de nous intriguer, au point que, nous aussi, souhaiterions en faire l’expérience, sans doute incorporelle, seulement spirituelle et mystique puisque les mystères sont de l’ordre de l’invisible, du non directement préhensible. Cette projection mentale en direction d’un état hors nature, l’androgynie, précisément, ne fait que signer en nous la perte d’un lieu que, peut-être, nous avons connu au moins pour l’avoir imaginé, et que nous voulons actualiser afin que soit reconduite la connaissance de l’harmonie, du sens plein et entier de ce qu’être veut dire. Le Paradis existerait-il en une certaine manière, fût-il halluciné ? Ecoutons Mircea Eliade dans « Méphistophélès et l’androgyne » :
« nombre de croyances impliquant la coincidentia oppositorum trahissent la nostalgie d’un Paradis perdu, la nostalgie d’un état paradoxal dans lequel les contraires coexistent sans pour autant s’affronter et où les multiplicités composent les aspects d’une mystérieuse Unité ».
S’unir, donc, quel que soit le cas de figure, reviendrait à accomplir, symboliquement, le geste divin de la création avant que les choses ne soient divisées, éparpillées, disséminées dans le pluriel, noyées dans le multiple. Cette conception d’une trame originelle unitive nous conduit de facto dans le site de L’Amour que nous écrivons volontairement avec une Majuscule à l’initiale afin que ce mot signifie avec toute l’énergie d’un geste donateur de sens au plus haut niveau, d’une cimaise que l’homme, la femme atteindraient, tout comme l’œuvre d’art brille au plus haut fronton des musées, tout comme le dieu habite et fait rayonner le tympan du temple grec. Ici, nous nous exhaussons au-dessus de la catégorie des perspectives mondaines afin qu’assurés d’une transcendance nous puissions connaître ou au moins approcher des horizons dotés du prédicat d’infini ou bien d’absolu. Car l’Amour entre deux êtres, s’il est digne de paraître, ne l’est qu’à la mesure d’une sublimation de soi en l’autre ; de l’autre en soi. C’est ici que le terme de « fusion » trouve sa raison d’être et son emploi le plus juste. L’amant, l’amante, l’amour réunis dans une seule et même quête de dépassement de soi vers un événement hors du commun, un accomplissement qui fait les yeux brillants, la peau souple et donne aux mots leur charge de poésie. L’union du couple réalise cet impossible de faire se conjoindre dans un même élan donateur de signifiance le même et le différent pour aboutir au même, à ce qui, toujours, apparaît comme la forme ultime à laquelle l’homme peut accéder à partir du site dont il est le fondement.
Mais, comment ce drame « mystique » - l’Amour - peut-il se montrer à nous alors qu’à le poser correctement, il est hors de portée ? C’est de façon allusive-intuitive qu’il faut s’en saisir, de la même manière que l’essence du vol de la libellule s’illustre à partir du mouvement, de la forme de passage d’un battement d’aile à un autre. « Fusion », l’œuvre d’Eric Migom, est ceci qui nous conduit aux portes mêmes de l’enfer, dans la combustion rubescente de l’huile, mais aussi dans la chair nacrée du Paradis qui en est le divin harmonique. Car il y a toujours danger de brûlure, de combustion dès l’instant où l’on s’ingénie à reproduire le geste sacré du dieu, du démiurge façonnant les matières primitives, mettant en œuvre ce qui se rebelle et se cabre. Sortir du chaos pour s’ordonner en cosmos est toujours le lieu d’une douleur. Rien ne va de soi qui métamorphose l’informel afin de lui insuffler direction et chemin selon lequel organiser un destin, ouvrir une voie, dessiner une possible eschatologie. Car rien ne serait pire que l’indécision, laquelle ne laisserait flotter dans l’océan originaire que les flux de la contingence, les meutes serrées de l’aporie.
« La fusion des contraires dans l'alchimie. »
L'art Royal - Ed. Imprimerie Nationale.
Rébis ou l'hermaphrodite.
Oui, la joie de connaître est possible, oui la joie d’exister, de sortir du néant et de faire signe sur la scène du monde est à notre portée. Il suffit de tendre les mains, d’éprouver le différent afin que, libérés du différend, nous puissions porter à l’incandescence ce qui veut s’ouvrir et témoigner. Il faut réaliser la fusion des contraires, s’immerger dans le processus d’individuation tel que décrit par Carl Gustav Jung, accéder à la réalité la plus éclairante du Soi, chercher, chez l’autre, la polarité complémentaire qui fait défaut et faire passer l’amour du biologique au spirituel, parvenir donc à cet Amour élevé qui est le moteur fondamental de la quête de l’être. Ce que l’inconscient de l’homme cherche chez la femme, c’est l’anima qui lui fait défaut ; ce que la femme cherche chez l’homme, c’est l’animus dont elle est en manque. Subtile manière de restituer les flux originels et les énergies communes que de faire se rencontrer des vases communicants, de curieuses cornes d’abondance qui, s’emplissant l’une l’autre, parviennent à leur plus haute destinée.
C’est le lexique que nous propose l’artiste, lexique du manque et de la tension, du désir et de son double, de la perte et de ce qui pourrait survenir de la rencontre des corps se traversant mutuellement, confluant dans une seule et identique voie, si ceci était humainement possible, biologiquement atteignable. Ceci, cette atteinte d’une Totalité n’est bien évidemment envisageable qu’à l’aune d’une intellection, d’une méditation, d’une prière, d’une contemplation, du jet sur le subjectile du Soi dont on est porteur, dont l’Art est le merveilleux messager. Il s’agit toujours de passages, de mobilité, de métabolismes, de transformations d’énergies, de processus identiques à ceux que l’alchimie met en œuvre afin d’atteindre cette fameuse Pierre Philosophale censée nous immortaliser, laquelle résulte d’une transformation de la materia prima selon une métamorphose colorée du noir au rouge en passant par le blanc et le jaune, de la même manière que la quête jungienne, d’étape en étape, d’ombre en archétype sexuel, en archétype de lumière et jusqu’à la révélation du Soi nous déplace hors de nous en direction de l’Autre.
En définitive, ne serions-nous pas, nous les hommes, nous les femmes, de simples variations colorées, des clignotements d’ombre et de lumière ? Et puis, la parade amoureuse, dont l’étonnante polychromie des partenaires, leur fusion à la manière d’un éclair ne manquent pas d’étonner, ne serait-ce pas là un signe adressé par nos destins respectifs afin que, renonçant à être deux, nous commencions, enfin, à n’être qu’un !