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1 juillet 2015 3 01 /07 /juillet /2015 07:24
Comment la forme vient à l’œuvre.

« Esquisse ».

Œuvre : Barbara Kroll.

Ici se dit en termes de prémisses picturales ce qui, bientôt, viendra à l’œuvre. Ce moment auroral de la création est une simple irisation, un tremblement, la surprise en graphite et huile de tout insaisissable dont l’art est la mise en demeure. En « demeure », oui, car il faut « habiter » la toile de l’intérieur, lui donner vie et la porter, avec une énergie sans faille, au-delà de ses propres fonts baptismaux. Car il s’agit bien de « naissance », de surgissement au monde de ce qui, jusqu’à présent, s’y occultait, demeurait en retrait. Moment suspendu entre le vide, la blancheur dont tout néant est porteur et le plein, le polychrome dont l’existence est la sublime révélation. Ce qu’il faut imaginer, ceci : le matin, dans le doute de l’heure native l’artiste se dispose à peindre, autrement dit à faire sortir de son propre chaos nocturne, le cosmos que sera son projet plastique porté à la dignité du paraître. Peut-on au moins ressentir, dans le creux de sa propre chair, ce que cet instant du passage à l’acte comporte de tensions accumulées, d’espoirs de parution, de souhaits de révélation ? Car, si l’artiste se tient auprès de son œuvre en gestation, ce n’est nullement à l’aune d’une simple distraction ou d’un passe-temps qui l’éloignerait de quelque souci. Créer est cette amplitude qui exige que, tout entière, l’immersion ait lieu par laquelle se fait, en écho, la dimension de l’objet figural, du sujet lui apposant le sceau qui rayonnera dans l’espace, disant la pure merveille de la rencontre. Rencontre sujet-objet. L’œuvre achevée en est la marque insigne. Mais pas seulement rencontre de l’artiste et de son œuvre, mais rencontre avec le monde. Le champ est immense qui s’ouvre à partir du lexique des traces et des signes. Le champ est entièrement tourné vers une sémantique universelle dans laquelle la place de l’homme trouve son site et les choses leur déploiement.

Nous parlions de « rencontre ». Mais il s’agit moins d’une confluence de la réalité humaine avec ce qu’elle ordonne, à savoir l’espace de l’œuvre, que d’une liaison, entre elles, de formes multiples et complexes. Forme-de-l’homme, formes-en-devenir de ce qui aura lieu dans l’aire réceptrice du subjectile. « Osmose », « empreinte », on pourra utiliser une infinie variété de prédicats afin de porter au regard la nature même de la jonction d’une conscience avec ce qu’elle produit et porte au grand jour. Ce qui est essentiel à comprendre, c’est le jeu des formes entre elles, l’homme étant une forme parmi d’autres, la femme de dos qui commence à faire phénomène sur le fond en étant une autre. Ce qui serait tentant et logiquement induit par le jeu des causes et des effets, ce serait de lier directement comme une quasi-réalité le sujet-peignant et l’objet-peint, comme si l’un découlait de l’autre sous le régime d’une évidence. C’est une inclination manifeste de l’esprit humain que de faire se conjoindre, dans un même creuset, deux signifiants proches afin que le signifié surgissant dans l’immédiateté de la perception nous ôte le souci d’une laborieuse recherche en même temps que l’angoisse qui lui est coalescente.

La plupart du temps, donc, fonctionnant dans le cadre des hypothèses déductives rationalistes, nous lions les choses dans leur proximité, associant directement le geste de la création et ce qui est créé. C’est ainsi que naissent les certitudes projectives : tel artiste posant sa marque distinctive sur tout ce qui s’offre à son génie créateur afin que quelque chose témoigne, dans le temps et l’espace, de cette fusion intime, de cette expérience singulière. Mais poser les choses de telle manière est une pétition de principe, laquelle postule comme uniques références, l’emboîtement de deux univers sans doute réels, prégnants, convergents, mais non isolés, cependant, de toutes les constellations qui gravitent autour : les autres hommes, les choses en leur ensemble, la nature, la culture, l’Histoire, etc… Ceci veut dire que l’œuvre est bien plus qu’une résultante qui s’ordonnerait à partir de la seule volonté de son démiurge. Pour user d’une métaphore, raisonner de la sorte, en associant d’une manière proximale deux réalités sensibles afin d’en déduire leur commune mesure, reviendrait, dans l’ordre de la nature, à relier le ruisseau à sa plus évidente et préhensible réalité, la source, comme seule explication possible de la provenance de l’eau. On comprendra aisément combien ce discours est restrictif qui éloigne tout le cycle complexe des interactions du couple atmosphère-océan, réduit le peuple des nuages à une inexistence, obère le phénomène de l’évaporation, enfin réduit la totalité à une peau de chagrin, ce qu’elle ne saurait être qu’à l’aune d’une insuffisance de la pensée.

Le réel est si complexe, les formes si déroutantes dans leurs apparitions successives et mouvantes, dans leur infini chatoiement, dans leurs esquisses plurielles que nous sommes désorientés quant à notre appréhension du monde. Une de leurs qualités fondamentales est leur constante disposition à la métamorphose, sublime mise en musique de la mutabilité de l’être-des-choses. Regardant, dans l’écoulement temporel, la vie faire son continuel pas de deux et nous verrons soit la larve, soit la chrysalide, soit l’uranie faire son vol multicolore. Nous ne savons jamais à quel degré de la mue imaginale une chose apparaîtra, à quel moment de son cycle nous la saisirons, quel sera l’instant de sa vérité, sauf à concevoir que cette vérité si mystérieuse est cela même qui, constamment, s’ordonne à mieux se recomposer, autrement dit cet infini métabolisme dont la mort sonne la dernière représentation : vérité comme voilement-dévoilement, à la manière des anciens Grecs.

Et, pour revenir à l’œuvre en gestation, c’est de cette même réalité dont l’artiste est le témoin privilégié, mais témoin seulement, non l’ordonnateur. Car les formes se recomposant à chaque coup de crayon, se diluant dans l’irisation des taches d’huile, c’est, à chaque fois, d’un nouvel univers dont il est question, d’un nouveau palimpseste sur lequel s’inscrivent les signes à même leur troublante disparition. Liberté apparente des formes comme si elles n’étaient affairées qu’à leur propre genèse, système auto-référentiel sécrétant, à l’infini, ses prédicats les plus visibles. « Le signe signifie, la forme SE signifie » pour reprendre la formule éclairante d’Henri Focillon dans « Vie des formes ». Comment mieux dire la liberté de ces formes, leur pouvoir de parution que l’homme ne pourrait renier qu’à la mesure de sa propre aliénation ? Car si l’on postule en tant que formes, aussi bien l’homme que le tracé sur la toile, on ne peut énoncer la liberté humaine qu’à la lumière de la liberté des formes et esquisses qui parcourent l’entièreté du cosmos. Prodigieux empan de la connaissance que celui qui conduit au seuil du visible, tâchant d’en repérer les multiples linéaments, les subtiles lignes de force, les incroyables aimantations, constant jeu d’attractions-répulsions à l’image de ce qu’est la destinée humaine étrangement tiraillée entre les deux pôles de l’apparition-disparition.

Et, maintenant, essayons de progresser dans le face à face avec « Esquisse ». C’est de la main de l’artiste dont il est question, de ses hésitations, de ses tâtonnements, de ses remises en cause, de ses choix aussi vite reniés qu’apparus. Comment ne pas être tenté, jusqu’à l’ivresse, devant cette apparente liberté d’imposer à la matière la force de l’esprit, de chauffer le fer jusqu’à l’incandescence afin de le plier au feu de son désir, de créer son propre cosmos face à l’irrésolution du chaos, à l’aporie constitutionnelle qui le tisse jusqu’en ses plus intimes recoins ? Comment résister à la paranoïa, comment ne pas céder à la mégalomanie qui voudrait faire de chaque chose un district, une localité, une simple dimension régionale de son propre être ? Comment ? Mais la réponse est simple du fait que les formes sont libres, se soustrayant, à chaque instant, à chaque progression de l’esquisse au dictat, à l’imperium de celui, celle qui voudraient le faire plier sous le poids des fourches caudines d’une irrépressible volonté. Liberté contre liberté : c’est ceci qu’il faut admettre d’abord, accepter ensuite comme la forme la plus plausible d’une non-errance parmi les contingences mondaines. S’exister comme libre, exister les choses comme libres, voici l’une des plus belles conquêtes de la conscience humaine. Tout le reste n’est que justifications sans fin, ratiocinations, menues dérobades au regard de ce qui est. Considérer ceci comme l’impératif le plus digne d’intérêt : laisser l’être-des-choses être ce qu’il est en son essence, à savoir liberté. Disant ceci nous nous libérons en tant qu’existence-humaine, nous donnons existence à ce-qui-n’est-pas-nous et mérite de rayonner.

Dans l’apparition aurorale des choses, dans l’atelier où coule une lumière voulant approcher l’exactitude du geste de la création, « Esquisse » est en voie d’elle-même, dans la solitude, dans le repli sur soi qui annonce la venue au monde, la source déployante qui sera langage multiple, sémantique ouverte. Regardant « Esquisse » et nous installant dans l’attitude contemplative, dans l’orbe d’une sérénité pleine et entière, ce que nous apercevons est ceci : un dos qui , en même temps, est forêt, est broussaille, algues flottant à mi-eau dans le golfe ambigu des abysses ; une épaule qui est dune adoucie où glisse infiniment la clarté du jour ; lianes des jambes que la profusion fait se développer identiquement à la végétation des forêts pluviales ; pieds cambrés, fichés dans le sol pareils à des racines exigeant de s’abreuver à la source d’un sol originaire. Nous avons dit l’appartenance de l’œuvre naissante au seul régime de la nature. Aussi bien, nous aurions pu la référer à celui de la culture, plus particulièrement de la peinture à travers les âges, dans ses manifestations les plus heureuses. Par simple analogie, nous aurions pu évoquer d’autres esquisses, d’autres essais qui, sans nul doute, furent tâtonnants avant que ne surgissent des œuvres planant aux plus hautes cimaises de l’art. A savoir « Le tub » d’Edgard Degas ; « Nu de dos » de Picasso. Peut-être ces artistes à l’infini talent, dans le secret de leur atelier, s’interrogeaient-ils sur l’aventure des formes, sur leur étonnant destin, leur possible liberté ? Peut-être !

Comment la forme vient à l’œuvre.

Edgar Degas.

« Le tub » -1886.

Pastel sur carton.

Source : musée d’Orsay.

Comment la forme vient à l’œuvre.

Pablo Picasso.

« Nu de dos » - 1902.

Source : Pablo Picasso.

Paintings, quotes and biography.

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Published by Blanc Seing - dans ART

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