« Sounds of silence -3 - (lac d'Armagnac).
Photographie : Alain Beauvois.
Partout sur la Terre on dit le silence, mais le silence n’existe pas. Toujours, autour de ses spires, s’enroulent les vrilles du bruit, se déploient les ondes de la déflagration originelle. Le monde est né dans le big-bang et, depuis, plus rien n’a été en paix. Partout sont les cataractes de sons, les myriades de cliquetis, les nébuleuses d’harmoniques de cette note fondamentale. Le sceau humain est poinçonné à l’aune de ce récurrent bavardage et rien ne sert de vouloir s’en abstraire. On met ses mains sur la conque des oreilles, on les plaque telles des ventouses de chair mais les interstices des doigts sont les lumières par lesquelles la cochlée est mise en mouvement, peau de tambour percutée du bruissement des choses. Dans la canopée saisie d’endormissement, voilà que plane en sourdine le cri perçant et coloré de l’ara. Près des anciens volcans d’Islande, dans la pente bleue et grise du jour, s’illustrent les convulsions primitives, le souffle continu des geysers, le chuintement des solfatares, le sifflement des lapillis. Sur les collines orangées de Namibie, au milieu du désert sans limite, rôde la fuite sourde du lézard, se déroule le tintement des anneaux de mercure de la vipère des sables. Jamais la rumeur de l’univers n’a de repos. Jamais les sons ne s’amassent dans une boule d’ouate dont la blancheur serait la manifestation silencieuse de l’être enclos, replié dans un souverain mutisme. Même les rêves des hommes sont le lieu de combats avec leurs suites de tohu-bohus, leurs trilles de murmures et leurs théories de bacchanales. Rien n’est jamais en paix, raison qui fait des Existants de perpétuels agités qui croient ensevelir cela même qu’ils cherchent avec ferveur, cette agitation qu’ils prennent pour la vie, qui n’est en réalité que son ombre portée sur la mur vertical de l’angoisse. On bouge, on se déplace à la vitesse des météores avec, dans son sillage, le gémissement de la parturition initiale. Jamais ne s’efface ce vagissement. Il est le stigmate disant la douleur de venir et d’être au monde, d’y persister avant le mortel effacement.
L’aube est posée sur le lac comme la feuille sur le sol d’automne. A peine un effleurement, un essai de paraître dans la première insistance du jour. Loin sont les hommes dans leurs errements de brume. Bien au-delà des sens, les grincements des moteurs, le glissement d’acier des trains, les piétinements sur la dalle grise des villes. Tout repose et gît dans cette incertaine lumière comme s’il s’agissait d’une esquisse, d’un pastel s’imprimant sur l’épaule douce d’une colline. Les formes sont encore dans l’indécision de paraître, simples ébauches perçant la face oublieuse de l’heure. Il fait si doux parmi l’irrésolution. C’est un baume couleur parme qui fait son effusion avec la même grâce qu’a un enfant à faire flotter son cerf-volant à contre-jour du ciel. Le bonheur du temps c’est ceci qui se dit en mode simple : la branche souple, le triangle à peine visible de la presqu’île d’arbres, le reflet dans le miroir de l’eau, le dôme lisse du lac que ponctue le cerne noir d’une souche, son prolongement dans une manière d’arche étrange, la découpe ombreuse d’une rive, l’essaim d’herbes qui la longe avec la rareté de ce qui est invisible et profère dans la discrétion. On peut demeurer une éternité ainsi, assis sur ses talons, à surprendre la naissance du jour, son dépliement pareil à celui d’un épi livrant son grain d’or, sa poussière joyeuse. Mais les secondes basculent avec leur bruit de crécelle et bientôt sera la dure lumière brûlant la sclérotique de sa griffure temporelle, de sa blessure irréversible. Alors on se lève, on coiffe le globe des yeux de vitres noires et l’on s’en retourne dans le pays des Distraits avec, dans le creux du corps, la braise vive de l’instant, son empreinte d’hiéroglyphe et l’on ne dit rien car la beauté ne se dit pas, se révèle seulement.
Photographie : JPV.
Les arbres sont levés. Ils font leurs cierges droits, leurs dessins de cendre dans l’air poudré de bleu. La nuit est encore au sol qui fait sa chape lourde, incompréhensible comme si quelque mystère en émergeait mais dans le cèlement d’une parole, dans la non-profération de ce qui vient d’avoir lieu. Jamais on n’épuise la réserve de sens de l’obscur, jamais on ne surgit dans la crypte des choses avec la certitude d’en avoir éprouvé ce qui s’y occulte, l’être qui s’y déploie en creux, son empreinte ontologique. On est toujours au bord de quelque chose, sur son pourtour et on décrit de grands cercles comme l’oiseau de proie avec le globe turgescent des yeux, les serres ouvertes sur l’insaisissable du monde. Rapaces aux griffes révulsées de ne pas savoir, de ne percer du réel que des approximations, des bribes, des essais de préhension. Alors on regarde, depuis son massif de plumes, ce qui se montre et toujours se voile. Alors on ouvre l’entonnoir de ses oreilles et on écoute le silence faire ses tournoiements, ses ondulations, ses bruits de bonde suceuse et l’on demeure sur sa faim comme si, jamais, l’on ne parviendrait à satiété et l’angoisse serait soudée au ventre avec la tyrannie de la dépossession.
Constamment on questionne le silence, on veut percer sa croûte, on veut toucher la lave qui coule sous la face des choses et dit leur nature, cette vérité que l’on dresse en haut des étendards, flotte comme l’oriflamme mais jamais ne se laisse approcher. Silence horizontal du lac, silence vertical de la meute d’arbres, des troncs qui se dressent à la force de l’énigme qu’ils nous posent. Tout est toujours en fuite que nous cherchons avec la foi du chemineau en quête d’un abri. Car nous sommes ces êtres en chemin qui, parfois, faisons des pauses, à l’aube, dans la diagonale du jour, alors que la vacuité est là, ourlée de plénitude et que nous errons dans notre outre de peau, désemparés de ne pouvoir regarder jusqu’à son extrême limite, la lisière de l’eau, la cime de l’arbre que tutoie le ciel. Le lac, nous nous en éloignons comme nous quittons l’aimée, orphelins de ne plus en percevoir l’aimante silhouette. La peupleraie nous la désertons, soudain privés de ce rythme si harmonieux qu’il semblait nous dévoiler le chiffre de la beauté. Ce corail, cette écume, ces sublimes visions de l’instant nous les portons en nous au creux du silence qui nous habite, le seul à pouvoir être connu puisqu’il est le motif à partir de quoi s’élève la parole questionnante, celle qui nous fait hommes et nous porte en avant de nous. D’un silence l’autre, c’est là que vit le secret en tant que secret. En lever le voile serait pure perdition de soi dans un geste aussi vain que dépourvu de cible. Le sens du tir est dans le trajet de la flèche, dans son sillage inaperçu, non dans son empennage de plumes, pas plus que dans l’arc qui la propulse. Ainsi sont les choses invisibles qui nous interrogent. Elles disent le monde en mode imperceptible. Pour cela elles sont infiniment précieuses. Pour cela nous les cherchons, mains tendues comme les aveugles et, parfois, nous pleurons !