Car tel est mon royaume...No 15.
" J'ai rendez vous avec moi-même ".
Photographie : Alain Beauvois.
« Un matin de février. La météo est glaciale.
Les rafales doivent atteindre les 100 km/h.
C'est un terrible vent du Nord.
Je ne suis pas assez chaudement couvert,
il y a du sable partout,
j'ai peur pour mon appareil,
j'avance difficilement jusqu'à la mer.
J'avance, j'avance car j'ai rendez vous
avec moi même... »
Impression de haute solitude, sensation d’infini dont cette image est révélatrice jusqu’à nous interroger sur notre propre présence au monde. C’est toujours face aux paysages grandioses, à la verticale beauté que nous prenons conscience de notre fragilité. Nous regardons la vastitude et la vacuité nous habite alors que la Nature se déploie devant nos yeux en majesté. Plus la perspective s’affirme, plus l’horizon se déplie, plus la montagne s’élève ou bien l’océan s’ouvre, plus nous sentons combien notre existence est relative, notre « être-là » inscrit dans une inexorable temporalité, notre paraître dans une singularité qui nous place, toujours, aux confins de ce qui n’est pas nous et nous remet à notre propre cartographie, terre isolée parmi la multitude. Présence du monde en contrepoint duquel joue notre territoire corporel qui, souvent, en paraît la figure inversée. Alors voici la façon dont la galaxie humaine se livre à nous : réalité archipélagique, cercles fermés sur eux-mêmes dont la monade leibnizienne pourrait être l’emblème le plus significatif, univers sans portes ni fenêtres vivant du-dedans son rapport à l’altérité. Et, à ceci, l’instinct grégaire ne changera rien. Jamais l’homme ne se sent plus abandonné qu’au sein de la foule aux mille visages. Exilé des autres, il est en même temps exilé de lui-même, ce dont le sentiment de déréliction est la mise en perspective. Simple virgule dans le texte de l’exister, le Passant est remis à lui-même dans une sorte de geste d’absence à laquelle s’abreuve la bouche noire de l’angoisse.
Impression de haute solitude disions-nous en préambule. Celle que nous ressentons à nous confronter avec la Vallée Blanche dans la Passe de Tifoujar en Mauritanie où les vagues de sable semblent une mer sans limite dont, jamais, nous ne parviendrons à circonscrire la totalité signifiante, comme si nous en étions une simple parcelle, une émergence disparaissant à même son surgissement. Même saisissement à découvrir l’univers minéral de roches brunes, sa sublime érosion dans la Montagne Hindu Raj en Afghanistan. Même insularité humaine du Regardant saisi d’étonnement face au Vatnajökull, calotte glaciaire d’Islande entaillée de profondes veines bleues, hérissée d’arêtes éblouissantes. Jamais perception de l’isolement, n’aura été plus incisive, comme si une proche disparition pouvait survenir à tout instant, ramenant la condition de l’être que nous sommes à un simple balbutiement de l’Histoire, un minuscule événement parmi l’aventure des destins croisés, interchangeables à volonté, les plus « grands » se mesurant à l’aune de l’incommensurable, c'est-à-dire à l’infini. C'est-à-dire rien !
Vue de la surface du Vatnajökull.
Source : Wikipédia.
Mais revenons à des horizons plus familiers, du côté du Calaisis, aux Hemmes de Marck et d’Oye. La plage est immense qui court d’un horizon à l’autre sous les rafales de vent. Rien, ici, pour arrêter la furie des éléments. Pays libre de l’eau, de ses flux et reflux. De l’air, de ses volutes, de ses lames abrasives comme la pierre ponce. Du feu sous l’espèce de la lumière solaire qui blesse les yeux et les contraint à une manière de cécité. De la terre, cette fine poudre de sable qui vole en une infinité de paillettes de mica, percussions sur la peau tendue du visage, continuel picotement disant l’âpreté du lieu, son exigence, le peu de jeu qu’elle accorde au Découvreur. Ici, il faut faire corps avec le paysage, s’y fondre, en devenir une simple digression, une fuite de silice, un écoulement d’eau parmi le ruissellement du monde. Disant ceci, nous ne parlons que de solitude. Avançant, il faut constamment lutter contre le vent, s’incliner avec humilité, se faire à la taille du ciron, consentir à n’être que ce laborieux insecte poussant devant lui la boule nécessaire à sa survie.
Ce matin le paysage est affuté comme la lame du rasoir et il faut assurer l’assise de sa marche en plantant la semelle de ses chaussures sur la dalle de sable durcie par l’ombre de la nuit. Le sol est une tôle ondulée où se devinent encore les traces des dernières vagues, leur empreinte comme si une mémoire voulait s’imprimer dans la poussière, y poser le sceau immémorial du temps long, du temps de l’origine dont l’écho affaibli résonne encore dans la forme, le plissement, le rythme pareil à une incantation. Le ciel est un lac immense avec ses théories de nuages gonflés de bleu, si semblables à l’énigme des glaciers, à leur inaccessible profondeur. Parfois des rehauts de moraines, une déchirure, l’apparition d’une eau plus claire, lac souterrain brillant dans la calcite des parois. Loin, très loin, presque à perte de regard, un liseré plus sombre, soutenu, ligne d’encre dont on ne sait plus très bien si elle est trait d’union de la terre et du ciel, leur constante opposition ou bien leur cheminement siamois afin que la beauté dispose d’un lieu où se dire et témoigner de l’instant rare de la rencontre. Jamais ligne d’horizon ne nous interroge plus que depuis son statut de presque invisibilité. Trop nette elle n’a plus rien à nous apprendre. Alors, dans le blizzard qui érode et contraint à n’être plus qu’un étrange menhir de pierre levé dans l’indescriptible, on scrute l’absence de l’oiseau, on fixe l’arche immense du silence, on écoute le vide faire ses confluences dans l’avenue étroite du corps, dans les sarments des bras, les piquets roides des jambes, les bois soudés des pieds. On est cette étrange concrétion à la limite du minéral et du végétal, ce pieu planté dans la glaise dense de la question. L’état de sidération est tel, la glaciation mentale si avancée que, soudain, nous pensons avoir tout inventé. Si ce paysage n’était que l’image en trois dimensions de notre dimension humaine, le reflet de notre exaspération à ne jamais saisir que des voiles de brume ? Les Hemmes, peut être les avons-nous disposées devant nous afin que nous-mêmes puissions paraître et faire écho avec les choses de l’existence. Quittant le paysage, tournant le dos à sa sublime grandeur, nous retournons à terre la tête basse, engoncée dans le lourd massif des épaules. Une idée fichée en tête qui fait son vrombissement de guêpe obstinée : ne serions-nous pas SEUL au monde ? SEUL ? Alors que nous rentrons au pays des hommes après une longue errance, serons-nous au moins cet Ulysse qu’une prévenante Pénélope attendra afin que sa présence signifie à la manière d’une certitude ? Ceci nous en portons l’espoir chevillé au corps. Dans la conque de nos oreilles résonne une seule phrase :
« J'avance, j'avance car j'ai rendez vous avec moi même... ».
Est-ce cela vivre ?