"Rêver encore (15)"
Isabelle Mignot (2015)
Encre, café, acrylique, enduit et
mortier sur papier 36 x 36 cm
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Incipit
Afin d’entrer adéquatement dans ce texte, on fera l’hypothèse suivante :
Toute œuvre que nous rencontrons pour la première fois ne s’illustre d’abord qu’à l’aune d’une énigme. Nous n’en percevons que l’allure générale à défaut d’y déceler le dessein profond dont elle est la mise en scène. Pour nous saisir de sa rhétorique, il sera d’abord nécessaire que nous sortions d’une subjectivité profondément enracinée dans notre corps. Que nous l’abandonnions après qu’un saut aura été accompli. Ensuite c’est au monde que nous rapporterons, à son paysage, à son visage familier duquel nous prélèverons des indices de compréhension nous amenant en direction de l’œuvre. Dans le genre d’une propédeutique, d’une initiation selon le processus classique nous conduisant du connu avec lequel nous avons habituellement commerce, vers l’inconnu, l’art dans ses manifestations singulières. Au terme de notre confrontation avec le monde nous serons en possession des outils qui nous permettront de déchiffrer l’œuvre comme si le palimpseste qu’elle nous offrait originairement nous livrait progressivement les textes superposés qui en constituaient la trame. Enfin nous pourrons lire, interpréter et nous situer au regard de la proposition plastique que nous avons choisi d’approfondir. Ainsi fonctionne toute esthétique qui se doit d’inventorier les sèmes pluriels du monde afin de les intégrer dans ce que nous avons à voir, cette œuvre dont la singularité procède du monde qui l’accueille et la révèle.
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Il serait vain de croire qu’une œuvre nous parle d’elle-même, qu’elle nous adresserait d’emblée un langage si clair que nous ne pourrions jamais douter de son propos. Mais, pour cela, il faudrait que la toile, affectée d’une transparence sémantique, nous livre ses nervures dont nous ne pourrions douter du caractère de vérité. Comme la pomme posée sur la table nous fait le don de son être-fruit sans que nous songions à le contester ou à argumenter à son propos. C’est ici de l’ordre d’une évidence et nous n’aurons pas à passer derrière la pomme afin de savoir si elle dissimule un secret. Le propre d’un objet ordinaire posé devant nous, c’est celui d’apparaître dans la clarté, même si des esquisses différentes peuvent naître du point de vue à partir duquel nous le regardons. Mais la peinture ? Mais cette peinture que nous visons avec, au début, une vue qui serait identique à un trouble de la perception ? Car rien ne sert d’accommoder, avec l’organe de la vision s’entend, seulement avec celui de l’intellection. Avant de décider quoi que ce soit qui prétendrait faire le tour de l’œuvre et en connaître toutes les figures possibles, il convient de se poser quelques questions. Mais nous y reviendrons plus tard. Il faut, tout d’abord, partir de soi puisque c’est bien un Soi qui prend acte d’une situation.
Sortir de soi
Voilà la première tâche dont nous avons à nous acquitter. Avant même de regarder cette proposition esthétique, c’est à un saut que nous sommes conviés. A partir de notre anatomie même. Nous sortons à peine d’un corps si dense qu’il nous fait l’effet d’une forteresse avec ses barbacanes et ses mâchicoulis. Nous ne voyons qu’à travers des meurtrières et le réel, au-delà de nous, est comme le songe dans lequel nous étions pris, dont nous émergions avec quelque difficulté. C’est si douloureux de quitter sa demeure, de se dérober aux plis intimes qui retiennent et veulent conduire à une expérience interne, à une sensation dont le corps serait le seul dépositaire. Oui, car il y a comme une disposition autistique qui nous enjoindrait de ne nullement faire effraction, de ne rien connaître qui s’exonère de soi, de ne visiter nul royaume qui ne soit le nôtre. A la manière d’un phare côtier qui ne consentirait à n’éclairer que l’en-dedans de ses murs avant de dispenser sa lumière aux habitants de la côte et, au-delà, aux passagers des navires hauturiers.
Mais sortir de soi n’est pas l’équivalent d’une visitation de l’autre, cet étranger qui, lui aussi, s’abrite derrière ses propres remparts et cherche à y demeurer avec le plaisir que donne toute possession singulière, toute jouissance autonome, toute conscience d’une plénitude atteinte dans l’écart infinitésimal d’une sensation immédiate. Là est le grand problème, c’est que nous sommes des entités indépendantes, des ilots qu’un archipel ne réunit qu’à l’aune d’un parcours identique dans des eaux certes partagées, mais qui délimitent et tracent des frontières. Les nôtres. Les leurs, celles qui affectent les autres d’un voile, les nimbent d’une nébulosité, les rendent mystérieux à la mesure de l’inconnaissance que, par nature, nous en avons. Ce qui est vrai pour nous est tout aussi vrai pour l’autre puisque, pour celui qui est nécessairement différent, nous sommes, nous aussi, ce qui diffère de lui.
Mais allons dans le concret. « Rêver encore », ce titre qui, à lui seul, renvoie l’être que nous sommes à sa racine première, à l’ombilic d’une nuit dont nous émergeons à peine - la chair est si compacte, si mystérieuse, si impénétrable - cette œuvre donc se présente à nous sur le mode de l’énigme. Non seulement l’énigme que tout art porte en lui comme sa réserve la plus apparente, mais aussi celle de l’artiste que nous ne connaissons pas, mais aussi la nôtre propre car le territoire secret, la jungle dense, la savane illisible, c’est tout simplement celle que nous sommes, ce hiéroglyphe étonnant, cette réalité têtue dont nous ne parvenons pas à décrypter le sens. Pour cela, lire, interpréter, comprendre enfin, nous ne disposons pas du recul nécessaire. Nous sommes cette œuvre que nous créons à chaque respiration, à chaque battement de cœur, à chaque pas sans avoir accès au mystère qui s’y cache et nous porte en avant de nous avec une manière de cécité ou, à tout le moins, d’innocence. Comment se connaître alors que nous demeurons enclos dans notre propre espace ? Comment se percevoir alors que nous déroulons, en même temps que nous, cette temporalité qui nous constitue et s’efface à même sa propre parution ? Afin de connaître quoi que ce soit, il faut un écart, une distance, une différence. La pomme, nous ne pouvons la faire nôtre dans un geste de savoir qu’en raison du fait que nous pouvons la percevoir, en tirer une sensation, en percevoir un goût, en apprécier la texture. La pomme devient pur objet, donc saisie d’une objectivité. Ce qui nous est refusé en tant que sujet puisque, jamais, nous ne pourrons nous appréhender nous-mêmes comme objet d’expérience, comme chose posée en face dont nous pouvons tracer une esquisse, dresser une figure, graver les traits dans la ductilité d’une argile. Jamais nous ne nous percevons en totalité. Jamais nous ne verrons ni notre dos, ni notre visage si ce n’est dans le reflet d’un miroir ou dans les yeux de l’autre, précisément, celui qui, par rapport à nous, dispose de l’espace, du temps nécessaires à l’élaboration de l’être, qu’en nous, il vise.
Sortir de soi en direction du monde
L’autre dont nous parlons comme si son essence nous était directement accessible, comme si sa présence allait de soi, identiquement au bouton de la rose ou bien à la cruche d’eau sur la margelle du puits, l’autre donc, nous ne pouvons l’aborder directement, le comprendre à simplement le regarder. Sortant à peine de nous, dans un geste à proprement parler de gestation, nous ne pouvons demander à l’autre de se révéler dans un mouvement qui, pour lui aussi, est souffrance et, d’une certaine manière, renoncement à soi. Prendre acte d’une altérité revient à rétrocéder dans un genre de gangue primitive, d’obscurité, de manière à ce que notre en-face puisse diffuser sa propre lumière. Or la lumière du regard de l’ami, de l’étranger, de l’inconnu est de nature si vive, si coruscante que nous risquons de nous y brûler. Avant de regarder l’autre ou bien son œuvre qui en est la pointe avancée, le point d’incandescence de la conscience, il faut nécessairement faire un détour par le monde.
Si nous nous appliquons à chercher les significations latentes qui sont en filigrane dans l’œuvre, dans cette œuvre, nous ne pouvons le faire qu’en nous éloignant d’elle, en prenant du recul. Car cette altérité nous trouble en même temps qu’elle donne à notre vue un vertige dont nous devons nous absenter. Les lignes se brouillent, les formes s’interpénètrent, les taches diffusent et se confondent dans une incompréhensible géographie. Pour nous y retrouver, il nous faut le monde, il nous faut le fleuve et la colline, la terre et le feu, il nous faut quelque chose de connu afin que surgissent les lignes de forces signifiantes, les points géodésiques de notre paysage mental. Alors nous disons les coulures noires pareilles aux failles des gorges ou bien à la bouche des grottes. Nous disons l’ocre et la terre de Sienne que révèlent les saignées faites par les hommes dans les carrières d’argile. Nous disons la blancheur de l’écume du rivage, le manteau immaculé de la neige, le flanc d’une porcelaine sur laquelle coule la lumière. Puis l’éclat rouge du rubis, le diamant d’une fraise, la pulpe vive de la grenade. Puis les entrelacs d’une écriture, les arabesques d’un dessin, les irisations d’une encre. Petit à petit, par touches à peine esquissées, par légers frottements de pastel, par transparences de glacis, par à peine insistances de lavis, nous nous approchons du sujet de la peinture, nous commençons à en apercevoir ce qui, jusqu’à présent, était demeuré dans l’ombre d’une première vision. Ce qui était fondamentalement autre devient nôtre. Ce qui était au-dehors, migre vers le dedans et fait sa note musicale, son bruit de source.
Sortir du monde en direction de l’œuvre
C’est si rassurant de s’entendre avec l’étrange, le lointain, l’inaccessible. Soudain tout s’étoile et rayonne. Ce qui s’annonçait comme menace, cette terra incognita, voici qu’elle dresse ses plans, instaure ses perspectives, bâtit ses demeures, trace ses avenues. Oui, nous voici en un lieu qui commence à nous parler. Voici que se laisse entendre la fable de l’exister et tout devient immensément visible, accueillant, proche. Ce qui était à portée de main, voilà qu’il avait fallu faire un immense périple auprès des choses du monde de façon à ce que nous nous retrouvions dans une aire familière. Visages de femmes. Visages de beauté dont la présence nous dit le luxe de vivre et de recevoir l’offrande d’une couleur, le tracé d’une ligne, l’émergence d’une forme. Forme parmi les formes nous avons enfin trouvé un espace où faire halte, une source où nous abreuver, un temps où installer la beauté d’une méditation. C’est toujours à ce premier glissement que nous sommes soumis, à cette imprécision d’une progression, à ce flou de la perception dès l’instant où paraît l’œuvre dans la mouvance de ses traits. Si elle ne nous interrogeait, alors elle ne serait ni œuvre, ni essai de figuration en direction de l’art. Elle serait chose parmi les choses dans l’anonymat du paraître. C’est toujours cette métamorphose rapide comme l’éclair, inapparente comme le vol de l’oiseau que nous faisons subir à l’œuvre qui nous interroge et nous demande le site d’une réalité, la clarté d’une vérité. Tout essai de création relève de cette étrange nature, s’inscrit dans cette confondante ambiguïté et nous éloigne de lui, d’abord, afin de mieux nous rapprocher de sa parole, ensuite, de nous communiquer la face cachée de son être. Cette belle peinture d’Isabelle Mignot ne nous égare, dans un premier geste, qu’à mieux nous installer dans son propos ensuite. Nous pouvons « rêver encore », il y a l’espace pour cela !