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22 mars 2020 7 22 /03 /mars /2020 09:45
Est-elle le chaos originel ?

Esquisse.

Œuvre : Barbara Kroll.

Le problème de l’existence, car il y a problème, ce n’est ni l’esprit à la consistance de souffle, ni l’âme dont l’eau fluide glisse continûment entre nos doigts hagards, ni la conscience, ce fameux « instinct divin » tellement coalescent à notre propre condition que nous n’en percevons nullement l’éternelle vibration. Le problème, le seul, c’est le corps. Dès avant notre naissance il se confond avec celui de notre génitrice, emboîtement si subtil d’œufs gigognes qu’aucun des deux ne peut se reconnaître comme autonome, pourvu de frontières visibles. Deux destins dont l’alpha et l’oméga consonent sans même s’apercevoir d’une quelconque différence. Puis nous naissons, ou plutôt, il est mystérieusement décidé que nous venions au monde sur le mode de la contingence. Ceci devait avoir lieu, tout comme son contraire eût été une simple possibilité du hasard, la rencontre hypothétique d’un spermatozoïde et d’un ovule dans l’infinie complexité du cosmos. Nés malgré nous il nous sera demandé tout au long de notre vie d’en porter les conséquences comme si, déboulant sur Terre, nous fussions en dette de ce dévalement. Dès lors pas un jour qui ne s’inscrive dans la douleur ou bien la perte. Pas un jour qui paraisse dans la joie simple d’être. Non une étonnante persistance parmi la plante, l’animal, l’autre, notre semblable qui flotte sur le même écueil et se raccroche, avec nous, aux flancs incertains et mortifères du Radeau de la Méduse. Pas un jour sans qu’une rage de dents ne nous vrille de l’intérieur, que l’amour nous désole, que le désir ne fasse au centre de notre ventre les flammes d’une lutte immédiate, urgente. Nous sommes les victimes de cette unité à laquelle nous aspirons alors que nos doigts ne saisissent jamais que des fragments de réalité, que l’incomplétude est notre alphabet quotidien. Le problème du corps n’est guère différent de celui du végétal, lequel d’abord graine, puis épi, puis simple flétrissure retourne dans le sol qui l’a originellement porté afin qu’une nouvelle génération puisse survenir. L’incontournable évidence biologique est celle de la corruption par laquelle tout vient à l’exister en même temps que les prémices de la vie sont en instance de clôture. La distinction de l’homme et de la plante ne s’illustre qu’au degré de conscience respectif qui les anime. La logique végétale est circonscrite au processus de la photosynthèse, à savoir à une quantité plus ou moins grande de lumière. La problématique de l’homme, elle aussi, s’affilie au registre de la lumière mais dans sa perspective métaphorique, plus ou moins de clarté se définissant selon la qualité d’ouverture de la conscience et l’empan de lucidité.

Mais privilégions donc l’image qui nous est proposée plutôt que de nous en remettre à de simples considérations conceptuelles. A prendre acte de cette œuvre en voie de gestation, c’est d’un sentiment de malaise dont nous sommes envahis. Il y a quelque chose qui nous déroute, quelque chose qui nous renvoie à une structure primitive, archaïque de figuration de la forme humaine. Comme si nous étions proches du Chaos dont nous fûmes tirés depuis des temps dont il est impossible de fixer les contours. Un temps d’indistinction, un temps entremêlé à l’espace, un temps d’où commencent à émerger les premières formes, les esquisses de la dimension anthropologique. Bien plutôt que de parler de corps, ici, nous serons amenés à considérer le langage pré-humain à la manière d’un balbutiement enfantin ou d’une espèce de sabir dont les premiers mots ne sont que des éructations de la matière. Il est si difficile de sortir de sa gangue de pierre et de lave, si difficile d’élever sa propre concrétion face à l’informe, au sauvage, à l’univers tératologique qui ne façonne que des bulbes, des moignons, des tubercules si indistincts, teintés d’animalité. Les premiers essais de la vie, il faut les imaginer comme sortant d’une boue primordiale, manière de boudins de terre, de colombins s’extrayant de la masse, édifiant laborieusement, avec force tâtonnements les murs d’une future Babel au sein de laquelle seront les vagissements, les bégaiements, les énonciations aphasiques avant que ne s’éploie le luxe du langage, ne rayonne la merveille du sens à accomplir.

Comment ne pas percevoir dans cette figure torturée de l’icône féminine l’arrachement à soi dont toute existence est le creuset fondateur ? Il faut rompre ses propres amarres avec le roc biologique, en oublier la densité immémoriale, l’inertie première. Car toute chose - l’eau, l’arbre, la racine, le vent -, toute chose donc veut, par nature, rejoindre l’abri qui le vit naître, la source qui le porta sur les fonts baptismaux. Instinct du saumon qui remonte au lieu de naissance qui est en même temps lieu de fraie et de mort, de renaissance ensuite puisque la généalogie naît, toujours, d’un ensevelissement de ceux, celles, qui ont été les instigateurs de ce qui est, croît et obéit au mouvement ancestral d’apparition-disparition. Le corps ici présent tient sa fulgurante présence et l’intensité de son drame des tragédies somatiques qui l’ont précédé. En lui le corps massif de l’homo erectus, cette énergie si proche des ondes telluriques qu’on pourrait en entendre les reptations à seulement imaginer les convulsions de l’écorce terrestre. Eu lui le corps du Christ dans la lumière déclinante du Golgotha et les clous égouttant le sang encore tiède du meurtre perpétré. En lui le monstre des jardins grotesques de la Renaissance avec leurs anatomies torturées, accueillant encore la densité du minéral, l’entrelacs du végétal. En lui le corps éparpillé du psychotique. Le corps humilié de l’esclave. Le corps du prisonnier cloîtré dans sa geôle. Le corps éreinté dans la camisole de force des déments ou bien, parfois, des génies. Celui, difforme de Quasimodo. Celui, étrange, illisible que Francis Bacon nous donne à voir, empilement de viscères et de chairs dolentes, formes abortives en proie aux premières convulsions du paraître au monde, corps suppliciés et sacrifiés comme si l’art dans sa volonté de transfigurer le réel et de le rendre transparent nous convoquait au chevet anatomo-physiologique de l’homme dans son irréductible assemblage de pièces manducatoires, osseuses et lymphatiques, demeure dernière avant que ne se réalise la prophétie d’une incontournable finitude. Ici nous sommes loin du luxe des corps tels que mis en scène par Modigliani ; Renoir, Ingres. Mais que ces tableaux où la chair devient si esthétique qu’elle en semble irréelle n’aillent pas nous abuser. Sous la pâte de l’huile généreuse, comme en filigrane, la douleur et la souffrance à fleur de peau. La mort avec sa figure d’os et son sourire édenté. Si « L’Olympia » de Manet nous séduit et nous comble grâce à sa lumineuse présence, à sa plénitude, l’arrière-plan est là pour nous rappeler qu’un coffre est à ouvrir où se cache la vérité, cette intrigante qui ne nous séduit un instant que pour nous immoler toujours. Jamais nous n’échapperons à notre destin. Ainsi, jour après jour, douleur après souffrance, se précise ce qui est à comprendre, que jamais nous n’en aurons fini avec les convulsions de notre corps sauf à rejoindre l’abîme, à sarcler des dents la toile abrasive du Néant.

Sentiment de déréliction. Appréhension de demain comme silhouette de notre propre et constant décharnement. Ventouses gluantes de l’aporie. Venin du nihilisme instillé à même les pores de la peau. Ainsi se précise la scène sur laquelle s’édifie toute révolte car l’homme est de telle nature qu’il n’en saurait faire l’économie. Seuls ce qu’il est convenu de nommer les « innocents », mais, ici, la connotation est proche de l’insulte. Nous trouvons une tâche ingrate et voici la révolte. Nous pestons contre notre insuffisante esthétique et encore la révolte. Nous envions les princes dans leur châteaux mirifiques, et toujours la révolte. Ceci est tellement enraciné en nous, ceci existe si fortement, mais à bas bruit, dans le pli de l’inconscient, dans un recoin de notre mémoire, dans le projet à venir et nous douterions presque de son existence. Pourtant le moindre grain de sable dans les rouages apparemment huilés de l’existence et la voilà prête à surgir, à nous envahir, à nous pousser au crime, à nous faire endosser le souhait d’une catastrophe nous engloutissant nous-mêmes ainsi que nos coreligionnaires et le sol sur lequel ils entonnent leurs chants d’esclaves et animent leur pitoyable progression de cloportes. Oui, ici le langage se dresse et sort ses yatagans, oui ici les mots deviennent des couperets, de sanglantes guillotines car comment pourrait-on aller à l’échafaud avec aux lèvres le sourire et à l’âme la douce complainte de l’amoureux ? Comment ? Alors il faut faire de la révolte l’inventaire afin que, la connaissant, à défaut de l’annuler, nous puissions en comprendre la logique, attacher des conséquences à des causes, repérer sa trame dans la marche du quotidien, en démêler les fils dont le tissu du vivre est tissé de manière si étroite que nous ne pouvons prendre l’une, la vie, sans l’autre, la révolte.

La révolte aux mille visages, celle qui s’annonce sous les traits de la Métaphysique, de l’Histoire, de l’Art. Car rien ne saurait jamais être en repos. On ne s’accommode pas si facilement de sa condition mortelle, de son constant dépérissement, des rides qui sillonnent la peau, des membres qui deviennent hémiplégiques, de l’amour qui ne fait plus son chant de gloire qu’à l’aune d’un minuscule grésillement. Partout, sur la ligne arquée de la Terre, sous le dôme glacé du ciel, dans la meurtrière étroite des rues sont les attaques qui blessent et entament. Alors ne demeurent que la révolte, l’imprécation, la prière, le silence, la disposition à une proche crucifixion. De toutes parts fuse le nihilisme, cette pieuvre qui annule à la puissance de ses tentacules tout espoir de vivre et de prospérer. Le nihilisme qui nous accule contre le mur de la déraison et nous y cloue le temps que notre jeu soit consommé. Alors, dans le monde convulsif, silencieux et immobile se déploient les guerres qui font s’élever l’homme contre les rets qui le cernent et le conduisent là où, depuis toute éternité, il doit terminer son chemin de croix, ce Rien qui, chaque jour qui passe, lime ses os, réduit ses membres, polit sa langue, occulte les orifices par lesquels il perçoit le monde en même temps qu’il le dit, le constitue et en établit la fable. Dans « L’homme révolté », Camus la définit, cette impossibilité à être de la manière suivante : « La révolte métaphysique est le mouvement par lequel un homme se dresse contre sa condition et la création tout entière ». On comprendra alors aisément que cette révolte fondatrice de l’âme mesurant ses propres abîmes contienne en son sein tous les types de révoltes, aussi bien celles liées à la marche en avant de l’Histoire, mais aussi les audaces artistiques qui ne sont que la mise en scène de cette détresse de l’homme et son essai d’affirmation face à la nullité. Toute œuvre est parole d’effroi, dénégation de fatalité, profération d’une liberté à gagner contre l’envahissement de l’absurde.

Y voir plus clair avec la révolte revient à éclairer sa conscience de la lumière de la lucidité, à savoir comprendre le monde en même temps que l’on se saisit de sa propre complexité. Penchons-nous donc sur ce visage grimaçant des choses qui n’ont jamais l’air aimables qu’à la mesure de notre incurie à les posséder de l’intérieur, à déceler, en elles, l’essence même qui les fait tenir debout. Soyons, un instant Sadeong> au fond de sa geôle, écrivant des milliers de pages hurlantes, ces pages qui crient sous la poussée du désespoir et de l’incompréhension de la situation de l’homme face à son existence toujours en péril. Certes, sur le plan moral, Sade est blâmable, mais ici le jugement de valeur ne sert à rien s’il ne fait qu’occulter le vrai motif qui anime les propos de son auteur. Car, avant tout, il s’agit de propos, donc de langage proféré au sujet de. Jamais on ne passe à l’acte, si ce n’est dans le cadre distancié d’une fiction. En effet, combien, du fond d’une sombre prison il devient facile d’inverser les apories de sa propre condition, de se désigner comme une manière de démiurge dont la puissance infinie peut faire de soi, pour commencer, de l’autre ensuite, une simple marionnette à fils à laquelle on dictera tous ses mouvements, y compris les plus infimes. Le libertinage de Sade - dans ce mot de « libertinage », on reconnaîtra, bien évidemment, la trace d’une « liberté » à conquérir, celle-ci le fût-elle au prix du mépris d’une éthique minimale -, son libertinage donc se justifie par la volonté d’accéder à la toute puissance de son propre désir au prix d’une objectalisation de l’autre qui acquiert le statut de jouet, ce qui veut dire qu’il est joué par un autre que lui à qui il se doit d’être soumis. Mais, par un juste retour d’un simple mouvement dialectique, celui qui opprime devient à son tour opprimé car les manœuvres de l’amour supposent toujours la possibilité d’une réversibilité des actes. Celui qui est aimé aime à son tour et façonne la situation au feu de son propre désir.

Pour ce qui est de la révolte, le monde des lettres nous offre un des plus beaux portraits qui soit dans l’étrange personnage du dandyrong>. Considérer celui-ci, le dandy, dans la perspective d’un acte frivole serait se méprendre sur la nature des liens qu’entretient l’artiste avec cette manière de paraître qui, en réalité, prend appui sur un véritable mode d’être. Essentiellement apparu dans un contexte de décadence, ce mouvement est défini par Baudelaire à la façon d’une métaphysique, laquelle engage celui qui s’y adonne à une tentative de rejoindre une certaine noblesse, sinon d’atteindre les rivages lumineux d’une aristocratie. « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption, il doit vivre et dormir devant un miroir ». En ce cas où l’exigence se fait jour, il s’agit pour le chercheur d’existence de se soustraire au registre de la facilité pour se confier à la verticalité d’une ascèse. C’est essentiellement contre l’injustice divine que le rebelle s’élèvera, ceci dans une quête de violence dont la finalité prendra le visage diabolique de Satan lui-même. L’esprit romantique cultivera l’idée de meurtre. La recherche constante d’une frénésie sera l’antidote au mal, au spleen qui travaille l’esprit et la chair de l’intérieur. Avant que la citadelle ne s’écroule, on la renforce par l’usage de l’absinthe, on cherche dans « la fée verte » le principe qui, à défaut de sauver l’âme, régénèrera le corps, lui donnera l’indispensable fièvre de la création.

Bien évidemment, par nature, il est un domaine dans lequel la révolte ne pouvait passer inaperçue, celui de la philosophie dont Nietzsche s’est emparé, portant le nihilisme à son acmé, ce nihilisme prophétique que chantera notamment son « Zarathoustra ». La cible nietzschéenne visera au premier chef la figure de Dieu à qui il reprochera de ne rien vouloir, de laisser le monde dériver, sans autre finalité que cette manière de perdition sans fin. Le philosophe annule l’idée même de Dieu qu’il juge irrecevable, tout comme Stendhal dans sa décisive formule : « La seule excuse de Dieu, c’est qu’il n’existe pas ». Et la lutte qui se nomme athéisme ne suffit pas, c’est d’autres idoles qu’il faut abattre à commencer par la morale qui n’est qu’un des signes de la décadence. Car l’idée même de la morale porte en elle les germes de sa propre destruction. A l’homme de chair et de sang elle substitue un homme abstrait, elle ruine passion et désirs, elle crée de toute pièce un univers imaginaire dont l’idéalisme s’empare comme l’un de ses symboles les plus apparents. Ainsi, abusé par les valeurs morales, la condition de l’homme se satellise, ne percevant plus ce qui est réellement, ce qui entre dans le champ du faire, ce qui constitue l’offrande de la vie ordinaire. Ce qui, en fait, doit s’annoncer comme morale, c’est l’exercice d’une constante lucidité. La révolte de Nietzsche est tout entière contenue dans cette violente assertion qui, à elle seule, pourrait apparaître comme la figure de proue du nihilisme : « Dieu est mort ». Une telle annonce annule l’histoire passée, ensevelit la tradition sous la nullité d’un suaire blanc et silencieux en même temps qu’elle ouvre la voie à un dépassement du nihilisme lui-même. Dès lors il ne reste plus qu’à envisager une renaissance, il en va du sort de l’homme et de son essence. Mais décréter la mort de Dieu ne saurait postuler l’accession à une liberté infinie. L’homme, certes libéré d’un lien, n’en mènera pas pour autant une existence pour solde de tous comptes. Il lui faudra assumer une solitude le mettant au devant d’une nouvelle détresse. Car ce qui peut apparaître comme une liberté sans bornes porte sa charge de perdition : « Hélas accordez-moi donc la folie … A moins d’être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d’entre les réprouvés ». A l’homme revient donc de plein droit la responsabilité de conquérir l’ordre ou la loi. Faute d’y parvenir, c’est la démence qui s’annonce avec son cortège d’effroi et de non-sens. La conclusion de la remise en question nietzschéenne du monde se résume dans le fait que la liberté ne saurait s’exonérer des lois. La progression des hommes en direction de leur destin ne peut s’accomplir qu’en regard d’une valeur supérieure qui est le sémaphore nous guidant au milieu des ténèbres. Toute libération ne croît qu’à l’aune d’une dépendance. « Si nous ne faisons pas de la mort de Dieu un grand renoncement et une perpétuelle victoire sur nous-mêmes, nous aurons à payer pour cette perte ». A l’issue d’une profonde réflexion la révolte s’impose donc comme une nécessaire ascèse. Or toute ascèse, autant qu’elle est renoncement de l’esprit à briller au firmament des idées est abstraction du corps et oubli de ses attaches terrestres.

Si révolte il y a chez nombre de contestataires de l’humaine condition, avec Lautréamont il convient de parler d’insurrection, comme si la vie, soudain devenue insoutenable, il convenait d’en bouleverser l’ordre habituel auquel, dès lors, on substituerait une manière de logique du désordre permanent. Rejoindre le gouffre dont l’individu semble issu, sauter dans l’abîme comme seule voie de salut. La forme littéraire empruntée par Ducasse est sa première révolte. Son œuvre est inclassable, non seulement par les thèmes surnaturels et fantastiques qui s’y développent, mais aussi par le style profondément anti-conventionnel qui désoriente le lecteur. Lisant « Les Chants de Maldoror » on est physiquement pris au piège, organiquement déconstruits comme si les mots, nous travaillant de l’intérieur, tentaient d’introduire en nous le venin de l’exister, la fureur d’être au monde. On ne peut sortir de cette puissance qu’en l’ignorant violemment ou bien en acceptant sa charge écrasante d’absurde. Le saut qui est à accomplir est celui qui doit nous relier aux forces primitives du « vieil Océan », dans le mouvement premier au cours duquel les énergies primordiales circulent qui, toujours, sont à l’œuvre, ne serait-ce que dans notre inconscient livré à la force des archétypes. Et puisque la vie est illisible, que tout est entrelacé dans une complexité dont on ne peut rien démêler, alors il faut consentir à faire se confondre les règnes entre eux, le minéral, le végétal, l’animal dans une manière d’étrange sabbat, de terrfiant maelstrom où l’homme sera privé d’orient, menacé de folie. Tour à tour le visiteur de Maldoror empruntera les traits de l’inquiétant rhinolophe, du pou, de la baleine, du rotifère, du requin, de l’araignée car l’on ne peut s’exonérer du texte, en être quittes sans que ces métamorphoses ne s’insinuent dans votre conscience de voyageur de l’étrange. Plus que d’une aventure dont il faut lire le versant fantastique, c’est à une manière de métempsychose que l’on est conviés, à une renaissance sous l’espèce de l’improbable, de l’innommable. Le processus, s’il est bien évidemment littéraire, n’en convoque pas moins l’ouverture d’une métaphysique abrupte par laquelle Isidore vous prend dans ses filets afin de ne pas demeurer le seul à être au milieu de cette confusion. Car être Lautréamont-Maldoror ne peut prendre corps qu’à l’aune du mal lui-même. Il est urgent de détruire le monde créé, les créatures et, au premier chef, le sujet que l’on est puisque, aussi bien, c’est par lui que l’on souffre et que l’on prend acte de ce qui est dans la perspective de la pure tragédie. Selon ses propres aveux, l’offrande faite à Maldoror est celle d’une vive blessure que même le suicide ne pourrait refermer, cicatriser. Mais il ne suffit pas de s’immoler soi-même par un acte quelconque, il faut s’évader des frontières de l’être et faire s’écrouler les lois de la Nature. Porter jusqu’aux limites de l’inconcevable cette fureur qui vient en ligne directe d’une lucidité fouettée à vif, d’un génie qui travaille au fer rouge chaque événement existentiel. Aussi verra-t-on Maldoror s’accoupler à une femelle requin, se changer en poulpe vindicatif attaquant le Créateur. L’on comprendra aisément que, pris dans les tourbillons d’une vie placée sous le sceau de la palinodie permanente, de la contradiction qui efface tout à mesure qu’elle le crée, l’expérience corporelle d’un Ducasse ait pu entretenir quelque analogie avec la peinture en voie de constitution de Barbara Kroll.

Mais, dans l’étude de la souffrance et de l’absurde de toute vie humaine, par essence entachée de finitude, pourrait-on faire l’économie d’une des vies les plus mouvementées qu’il nous ait été donné de voir ? Artaudtrong> pourrait constituer la figure la plus tragique de notre monde contemporain lequel, placé dans un conflit des valeurs, sinon dans sa perte totale, réduit la présence du génie à n’être que la folie de quelque saltimbanque à la recherche d’une inatteignable spiritualité ou bien essayant, par le détour d’une voie mystique, de s’atteindre soi-même ? Ce qu’Antonin cherche inlassablement, au travers du théâtre, des voyages, de son périple auprès des indiens Tarahumaras, de la consommation de peyotl, dans l’initiation aux rites solaires, dans son vagabondage sans but dans les rues de Dublin, puis, pour finir, entre les murs de l’hôpital psychiatrique n’est rien de moins qu’un médium qui lui permettrait de reconstituer les fragments épars de son corps torturé, de son esprit livré au tumulte d’une trop vive intelligence. Parlant d’Artaud, de son égarement parmi les hommes, de sa désorientation dans le monde multiple, comment ne pas citer ce pur cristal de la pensée qui, en un langage apuré de sa gangue mondaine, hausse la réflexion jusqu’aux cimaises de l’art :

« Le difficile est de bien trouver sa place et de retrouver la communication avec soi. Le tout est dans une certaine floculation des choses, dans le rassemblement de toute cette pierrerie mentale autour d’un point qui est justement à trouver. Et voilà, moi, ce que je pense de la pensée: CERTAINEMENT L’INSPIRATION EXISTE. Et il y a un point phosphoreux où toute la réalité se retrouve, mais changée, métamorphosée, - et par quoi ? ? - un point de magique utilisation des choses. Et je crois aux aérolithes mentaux, à des cosmogonies individuelles. »

« Le Pèse-nerfs » - 1925.

Certains, tel Serge Gainsbourg lui ont rendu hommage, s’appliquant, par là, à restituer au génie ce que beaucoup lui avaient refusé, à savoir cette reconnaissance sans laquelle il ne peut y avoir d’unité, seulement la brisure de l’être :

« Çui-là pour l'égaler faut s'lever tôt Ouais le génie ça démarre tôt J'veux parler d'Antonin Artaud Mais y a des fois ça rend marteau ».

Si l’œuvre en gestation de l’artiste, ce corps en voie d’accomplissement, encore chaotique, peut signifier métaphoriquement à la manière de celui qui lui est relié symboliquement, à savoir le corps d’une nation, celui d’une société ou bien d’une civilisation avec ses convulsions successives, on ne pourra clore ce rapide tour d’horizon que par l’évocation du mouvement surréaliste. Le mouvement Dada dont il provient était le visage même d’une subversion remettant en cause le système aussi bien bourgeois que nationaliste qu’offrait le monde à l’orée du XX° siècle. Il s’agissait essentiellement, dans les domaines du fait littéraire, culturel, artistique, de s’affranchir des forceps de la raison et de déconstruire les valeurs reçues. Périodiquement, à la façon dont un corps doit se libérer de ses toxines par le biais de ses émonctoires, la société doit se soumettre à une purge salvatrice. Ceci, cette libération des carcans de la tradition s’effectuera à l’abri de toute préoccupation esthétique ou bien morale. On ne peut renaître de ses cendres qu’en les soumettant au feu d’une exigence sans partage, sinon d’un absolu. C’est, armés de cette belle foi dans le changement, que les surréalistes aspiraient à une « révolution quelconque », habités d’une frénésie dont ils voulaient qu’elles « les sortît du monde de boutiquiers et de compromis où ils étaient forcés de vivre ». (Camus, dans « L’homme révolté ».) Un des plus efficaces promoteurs de cette soif de progrès et de nouveauté, André Breton, demandait la pratique d’une ascèse intérieure au travers de laquelle les individus pouvaient magnifier le réel et le transformer en merveilleux, antidote idéal du rationalisme hégélien et des thèses politiques du marxisme. Les surréalistes, donc, dans leur quête d’une sublimation du quotidien se mettaient à la recherche du point suprême, « du sommet-abîme, familier aux mystiques » (Camus). On ne pourrait mieux définir le chemin exigeant vers une transcendance dont on sait depuis toujours qu’elle est une échappatoire, un saut hors des contingences ordinaires. Vision sublime, vision idéale comme l’étaient les œuvres peintes de la Renaissance dont la chaleureuse plénitude, l’extraordinaire présence charnelle étaient promesse d’un genre de paradis terrestre, d’une réalisation sans fin, de la révélation de l’essence humaine bien au-delà de ses limites habituelles. Toute révolte est un cri qui déchire la toile du réel et se vêt des atours de l’absolu. Ceci est une telle évidence qu’il n’y a guère lieu d’insister.

Est-elle le chaos originel ?

Mais, pour finir ce tour d’horizon, revenons au corps, à son esquisse comme lieu géométrique d’une révolte. Décrivons-le simplement afin que, de cette posture de l’écriture, s’annonce ce qui le soutient au titre d’une expérience métaphysique puisque toute subversion, tout retournement, toute remise en question des valeurs fondamentales s’abreuvent à la source de l’invisible - l’absolu - et du questionnement : « Pourquoi y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien » pour répéter la célèbre formulation ontologique de Leibniz.

Posé sur l’ombre qui fait sa densité de charbon, le corps est là dans son écartèlement. Corps-Ravaillac que traversent d’insoutenables tensions. Mais quand la déchirure ? Quand l’éparpillement qui animera les membres d’une diaspora présente depuis l’origine des temps ? Nous ne sommes que provisoirement réunis. Notre chair est un puzzle que nos géniteurs ont patiemment assemblée, que les dents acides de la Mort réduiront à Néant. Oui, Néant avec une Majuscule car nous, faibles cirons pascaliens nous écroulerons un jour devant la puissance du Rien. Nous ne sommes un Tout que provisoirement. Une pirouette, trois p’tits tours et puis le retour à la longue nuit primitive, celle qui nous dissout dans le mutisme et nous cloître dans l’incompréhension de tout ce qui est. Ô visages de cire qui nous entourent. Ô frêles habitats, nids dont, déjà, à peine parus au monde, les brindilles du nihilisme attaquent le fragile assemblage. Je regarde cette femme de blanc de titane, cet albâtre transparent et j’y vois ma blême figure, mon ossuaire réalité, la permission qui m’est faite de produire un faible clignotement et de m’absenter de l’arbre, du vent, du nuage au ventre gonflé de paroles laineuses. Ô esquisse mortelle, ô incomplétude qui me dit ma terrible solitude. Comment donc pourrais-je me lier à ton image et n’y point voir ma prochaine dissolution ? Le visage est absent que recouvre la taie noire des choses cachées. Et la chute des épaules et le corps illisible dont on ne sait s’il est la face visible de l’être ou bien celle, dissimulée, qui porte en elle la promesse d’un crépuscule. Femme livrée au regard impudique de ceux qui te regardent et te condamnent d’avance, tu n’es que ma brisure, mon éclatement alors que le coin de la métaphysique s’enfonce au centre de mes chairs afin qu’éclate l’âme du bois, cette vibrante écharde qui, en moi, sonne le glas. Mais est-on jamais plus que la racine qui fait avancer ses convulsions dans l’écume sombre de la terre ? Est-on autre que cette écorce qui se délite et annonce le dépérissement de l’arbre, son retour dans le sol natal dont il ne sera plus désormais que la fable éteinte ? Femme de plâtre et de gravats non encore sortie de sa tunique fibreuse de lymphe que ne dissimules-tu au monde ton incoercible vérité ? Te regardant, notre vue se brouille, nos yeux s’emplissent de sable, notre bouche de boue, nos membres deviennent gourds, nos pieds ne nous portent plus que sur des chemins de poussière et nous demeurons là, atteints de cécité, non de lucidité et c’est pour cela que nous commençons notre voyage à rebours. Bientôt nous serons dépouillés de nos atours humains, bientôt nous rejoindrons ton corps informe, ô forme de l’incomplétude, ô forme de ce qui s’annule dès qu’apparu. Ça y est, ta chair de morte, ta chair livide pareille au sépulcre, voilà qu’elle m’entoure de ses plis obséquieux et sournois. Comme la muleta du toréro qui porte en elle le meurtre du Minotaure et lui enjoint de retourner dans l’ombre de l’arène, là où est dissimulée la perdition à jamais de ce qui ose vivre et briller sous le soleil. Oui, tragique peinture existentielle tu es bien cette représentation du Chaos, le nôtre, dont la claire conscience dessine le tien. D’un Chaos l’autre comme pour dire l’irrecevable, l’inconcevable : le temps nous est compté qui, chaque seconde, grignote notre falaise de sable. Bientôt nous ne serons plus que cette pliure d’ombre courant sur la plage au milieu des cris joyeux des enfants, cette chute lente de quelques grains sur l’épaulement d’une dune. Bientôt. En réalité nous ne sommes en attente que de cela. Oui, en attente ! Ceci est notre réalité la plus palpable.

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Published by Blanc Seing - dans L'Instant Métaphysique.

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