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8 mars 2016 2 08 /03 /mars /2016 10:51
D’elle naît la lumière.

Œuvre : André Maynet.

Souvent, avec Bergeret, nous avions des discussions passionnées sur l’ombre, sa relation avec la lumière, la valeur des contrastes, le symbolisme qui naissait à leur rencontre, cette pureté dont l’obscurité créait l’essor sans même qu’on pût en déceler les limites réciproques, le jeu subtil et c’était ceci qui nous tenait en haleine, ce suspens, ce secret, précisément. Nous n’aurions voulu à aucune condition qu’il se révélât au risque de détruire la fragile citadelle conceptuelle que nous avions élaborée au fil du temps. Nos propos fiévreux, la plupart des jours (comment aurait-il pu en être autrement alors que nous étions, constamment dans le tutoiement de l’indicible ?) nous conduisaient sur les rives des œuvres d’art. Et c’était Ingres et son « Bain turc », non tant les poses lascives de ses modèles, les profondeurs chatoyantes de la couleur, que la carnation à proprement parler phosphorescente de cette Abandonnée à l’extrême droite de la toile, cette teinte rayonnante comme si la peau avait été habitée de parole, la chair le foyer d’une source vive, d’une eau infiniment originelle qui, sans doute, aurait eu beaucoup à nous apprendre. D’elle d’abord, de nous ensuite. Il n’était pas rare, dans ces moments d’effervescence, que Bergeret s’évadât du côté de Michel-Ange, ce prodige de la Renaissance qui avait sculpté dans la lumière d’un bloc de Carrare cette inoubliable image de David dont la texture même tenait du miracle, à savoir d’une pure présence au monde à l’aune d’un corps si parfait qu’il ne pouvait qu’être l’émergence d’une idée, la floraison d’une pensée. En effet, comment rendre visible ce qui ne l’est pas, la simple beauté, le dire essentiel, l’imaginaire porté à la dignité du sublime ? Un tel corps existerait-il dans la réalité que les hommes se hâteraient de le détruire. Jamais on ne saurait supporter une telle perfection dont l’évidente hauteur nous réduirait, en quelque sorte à néant.

Un jour que nous échangions à propos des profondeurs tonales de la lumière, de la luminescence de l’ombre, à la manière du génial clair-obscur du Maître d’Amsterdam (nous avions une commune ferveur pour le « Philosophe en méditation »), Bergeret jetant sur la table une liasse de fort papier jaune contenant des clichés dont il était l’auteur m’invita, comme à son habitude, avec son ton enjoué sous lequel perçait une pointe d’amertume ou bien de rancœur assez approximativement explicitée : Allez voir du côté de l’Ecosse, vous y trouverez, peut-être, quelques réponses à vos interrogations ! Et, sans plus d’explications, il me laissa, décontenancé, sous la lueur de la lampe qui faisait étrangement penser à la clarté de soufre des ampoules inactiniques sous lesquelles les photographes, autrefois, tiraient les épreuves avant même qu’elles ne soient exposés à la clarté du jour. Une manière de conflit entre l’ombre et la lumière, un genre d’aube précédent le déchiffrement du réel. Sous les yeux, j’avais le carnet de voyage de Bergeret lors d’un séjour sur la terre du Galloway, semée de vent et de solitude dont Thomas Carlyle traçait ainsi le portrait : Aucun philosophe au monde peut-être ne mène une existence comme la mienne […] J’ai pour me promener une longue terrasse, trois kilomètres ou plus, que l’on appelle le chemin du Glaister Hillside. De là j’ai vue sur le pays granitique du Galloway et, jusque dans l’Ayrshire. C’est une vision austère ; où la pensée n’est la plupart du temps interrompue par aucun objet vivant et peut avancer sans obstruction jusqu’à l’infini. Car la désolation et la solitude sont les choses les plus éternelles. Laissé à lui-même, l’homme est une espèce d’être surnaturel, et dans un tel Patmos peut très bien écrire une Apocalypse… Une apocalypse, l’éclair précédent l’éternelle ténèbre. Toujours le même questionnement. Toujours la même amplitude nous faisant basculer de la vie semée de clarté à la mort enduite d’obscurité.

Je viens de poser le livre du Philosophe sur la banquette du train. C’est un peu comme si mon voyage prolongeait son imaginaire en même temps que celui de Bergeret dont les belles photographies en noir et blanc sont plantées au vif de ma chair. Je suis venu ici, en Ecosse, pour déchiffrer un mystère, celui de la lumière, et ne repartirai qu’après que j’en aurai trouvé le chiffre, résolu l’énigme. Le temps est gris, pareil à la médiation entre le jour et la nuit. De longues zébrures blanches strient les vitres. Des rafales de vent. Des nuées de brume qui instillent au plus profond de l’âme des pliures romantiques, dessinent l’ébauche d’une mélancolie. Ô combien, alors, mon esprit prompt à s’enflammer calque sa marche sur celle de ce Carlyle mystique, éprouvant dans le globe des yeux cette vision austère dont Bergeret dit qu’elle est mon empreinte sur les choses. Maintenant le convoi longe le paysage de l’Île de Mull, ses tapis d’herbe courte, ses lacs où se noie une lumière d’argent si lente qu’on la croirait immobile. Au loin une presqu’île plonge son étrave dans une traînée de cendre et les collines à l’horizon sont des lambeaux de toile arrachés au ciel. Les passagers du train semblent perdus dans la contemplation de cette nature qui paraît les traverser sans même qu’ils en aient conscience. Puis une vallée. Glen Etive et un ruisseau semé de grosses pierres. Son cours comme éclairé de l’intérieur. Ses berges abandonnées au noir, au sombre, à l’indistinct. La montagne pelée que balaie une vive lumière. Des nuages en partance pour une longue dérive. Le silence est si grand sauf le grincement des bogies sur la voie qui sinue et cherche son tracé. Il est si heureux de se livrer, ainsi, à sa propre perdition et de demeurer une simple énigme que rien, jamais, ne viendra résoudre. C’est si complexe l’humain, tellement embarqué dans un réseau complexe, comme ces gares de triage où les nœuds des rails dessinent la meute même du chaos. La gare enfin. Sa marquise de zinc ouvragé. Ses bancs sur lesquels personne n’attend. Ses quais de pierre usée. Un poteau indicateur avec l’inscription à demi effacée Dunnottar Castle. Le chemin monte à l’assaut de la forteresse de rochers. Immense cône de lave noire se dressant face à la flaque étale de la mer. La pyramide des toits émergeant du sommet. La découpe fantastique de la forteresse sur le mystère de cette Ecosse si mystérieuse qu’elle demeure impalpable, cernée de secrets, enveloppée de cet air inquiet qui, partout, en accentue l’austère esthétique.

Une lourde porte de bois pivote en grinçant. L’air est humide, pareil à une poix qui colle aux cheveux et plie le corps dans des bandelettes de momie. Une grande salle. Des murs épais, sourds, à la consistance de catacombe. Personne et mes pas frappent le sol avec l’insistance d’un martèlement. Inquiet. Dédié au questionnement. Le cube de pierre gris-bleue est découpé de voûtes romanes, d’une fenêtre borgne, d’une autre étroite par où pénètre une lumière blanche, un peu éblouissante pour le visiteur que je suis, perdu dans la masse ténébreuse du doute, de l’incompréhension. Lumineuse, d’abord je ne l’ai pas vue. Simplement devinée avec la même émotion que ressent un enfant à tâter le papier glacé d’une pochette-surprise, à essayer d’en deviner le contenu, à palper le flot contenu de son désir. J’aurais tant aimé que l’ami Bergeret fût là, tout proche de moi, le ruisseau des affinités nous ressourçant dans une commune émotion. Voici enfin que surgissait du néant cette si belle sémantique de la lumière, cette poésie des phosphènes, cette résurgence d’une vérité enfouie depuis les lointains du temps. Lumineuse était cette fée venue d’on ne sait où, (peut-être était-elle une déclination de la pierre, une dentelle de clarté, la puissance condensée d’une gemme ?), Lumineuse était tout à la fois corps et esprit, passé et présent, retenue et passion, âme et chair que des liens ténus tissaient dans la plus heureuse des parutions qui fût.

Dire Lumineuse, c’est dire ceci : casque de cheveux couleur de cuivre que retient la boule d’un chignon, ovale du visage tellement semblable aux lacs des volcans, arc des sourcils à peine ébauché, yeux verts mystérieux comme celui d’une déesse antique, pommettes d’écume, rehaut des lèvres se dissimulant sous l’efflorescence d’un sourire retenu. Dire Lumineuse, c’est déjà éprouver la texture de la lumière, en connaître les grains légers, en ressentir, sur sa propre peau, le fourmillement, milliers de pattes d’insectes pressées de parcourir l’espace des secondes. Buste si léger que soutient l’étoile brune des aréoles, dardées, sans doute dans le souci de paraître, d’éprouver la gamme des tons, la palette infinie de la vie. Discrète ligne soulignant le raphé médian du buste, le partage de l’anatomie en deux parties que la nature a assemblées, tout comme le symbole réunit, dans une quête de sens, les deux tessons de poterie complémentaires. En bas, tout en bas, à la limite de la perception, le buisson ombreux du sexe, signe empli de mort et d’inachèvement afin que l’amour ait lieu, enrayant le cercle de la finitude, initiant le cycle de la génération. Bras ouverts dans l’évidente disposition à être. Creux des reins cambré dans l’attitude du désir, de la puissance, de la possible domination. Lumineuse sûre d’elle, de son déploiement, de sa capacité à enfanter ce qui brille de l’intérieur, à savoir les rayons infinis de la signification, à semer l’ambroisie du poème partout où la terre fertile des hommes accueille et accomplit la tâche de l’exister.

Je suis venu ici, en Ecosse, pour déchiffrer un mystère, celui de la lumière, et ne repartirai qu’après que j’en aurai trouvé le chiffre, résolu l’énigme. Oui, bientôt je pourrai repartir, revenir au pays des hommes libres et leur dire le lieu de provenance de la lumière. La lumière ne nous est jamais donnée de l’extérieur comme une offrande que nous aurions à porter au-devant de nos corps, à la manière d’un objet ou bien d’un sceptre royal. La lumière n’est nullement posée face à nous comme s’il s’agissait d’une scène de théâtre, d’une représentation à laquelle nous assisterions dans la passivité. La lumière c’est nous qui la créons à l’aune de notre corps. Mais regardez donc Lumineuse. Elle éclaire de l’intérieur, sa chair est un luxe, sa peau un photophore dont nos yeux étonnés sont éblouis. C’est pour cette raison d’un éblouissement que nous n’en percevons pas l’origine. Le Soleil, la Lune, les Etoiles en sont les échos, les réverbérations. Il faut inverser notre regard, en assurer la nécessaire conversion de manière à ce que, visant dans l’adéquation, chaque chose puisse révéler son coefficient d’éclairement, de désocclusion de ce qui est dissimulé et trouble notre vue. Ôtez Lumineuse par la fantaisie de votre seule volonté et vous n’aurez plus, dans la grande bâtisse de Dunnottar Castle, qu’un amas de pierres grises muettes, cernées de froid, mutiques comme le sont les esprits congelés, ceux qui, jamais, n’ont aperçu le rayonnement de l’art, le flamboiement de la littérature, le chatoiement de la peinture. Regarder Lumineuse dans son prodige de visibilité (qui n’émane que d’elle et, incidemment, du regard que nous lui adressons), c’est rendre discernables, non seulement toutes les anatomies signifiantes depuis les Vénus préhistoriques jusqu’à ces corps armoriés contemporains qui portent les héraldiques de l’être en passant par les effigies féminines d’un Renoir, d’un Rubens (ces plénitudes), d’un Modigliani dont les nus sont une fête de la chair, certes, mais, surtout, de la lumière qui les traverse et les manifeste en tant que postes avancés de la conscience. Rien n’est jamais dévoilé qu’à la clarté de l’intellection, à l’aune d’une compréhension, à la mesure d’une quête de ce qui est et, constamment, nous interroge.

J’ai pris le chemin du retour. Le même train qu’à l’aller, pareil à un éternel retour du même. Identique clignotement contre les vitres que balaie la pluie. Du blanc. Du noir. De l’ombre. De la lumière. Au loin brille un lac, pareil à une peau de femme lustrée d’une sorte d’aube grise. Parfois émergent de l’eau, pareils à des blocs d’incertitude, des moellons de pierre qu’on prendrait pour des monstres antédiluviens. Au hasard du voyage j’ai pris, à la volée, quelques photographies. Certaines si confuses, si peu lisibles qu’elles alimenteront les discussions, le soir, tard, sous la lumière blanche de l’opaline. Avec Bergeret, saurons-nous, au moins, regarder avec l’intensité qui convient à cet œil de l’esprit sans lequel les choses demeurent celées ? Je crois bien que ces lacs au sombre miroitement dissimulaient, dans leurs plis d’ombres, quelque intelligibilité. Saurons-nous l’amener au paraître ? Saurons-nous ? Nous n’avons que cela. En-deçà, au-delà, ce qui, se confondant avec la nuit, nous plonge dans une confondante cécité. Alors il n’y a plus de progression. Seulement les mains tendues vers le silence et la fuite éternelle du temps !

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