« Les Souliers ».
Vincent Van Gogh.
Source : Hansen- love over-blog.
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« Dans l'obscure intimité du creux de la chaussure
est inscrite la fatigue des pas du labeur.
Dans la rude et solide pesanteur du soulier
est affermie la lente
et opiniâtre foulée à travers champs,
le long des sillons toujours semblables,
s'étendant au loin sous la bise.
Le cuir est marqué par la terre grasse et humide.
Par-dessous les semelles
s'étend la solitude du chemin de campagne
qui se perd dans le soir.
A travers ces chaussures
passe l'appel silencieux de la terre,
son don tacite du grain mûrissant,
son secret refus d'elle-même
dans l'aride jachère du champ hivernal.
À travers ce produit
repasse la muette inquiétude
pour la sûreté du pain,
la joie silencieuse de survivre
à nouveau au besoin,
l'angoisse de la naissance imminente,
le frémissement sous la mort qui menace. »
Extraits de Chemins qui ne mènent nulle part.
(Gallimard). Heidegger.
Note de lecture.
L’article qui suit ne saurait prétendre, à lui seul, énoncer une vérité sur Van Gogh pas plus que sur le contenu de son œuvre. Il voudrait seulement mettre en évidence la constante oscillation de Vincent entre un surinvestissement dans la totalité du réel en tant que ses éléments constitutifs, eau ; air ; terre ; feu, penchant alors dans les manifestations du génie ou bien dans son contraire, la folie, celle-ci réduisant le réel à une forme élémentaire ne demeurant qu’à titre de trace, à savoir cette terre qui constituera le dernier lieu de sa peinture. On assistera donc à une constante décroissance, lisible à même l’œuvre, qui fera chuter les éléments à valeur fortement symbolique jusqu’à provoquer leur quasi-disparition, fin tragique de l’artiste comme renoncement à être y compris par la grâce de l’art.
Essentialité d’une parole.
Si le texte du Philosophe d’ « Être et temps » peut à juste titre figurer en préambule de cet article sur Van Gogh, combien les quatre lignes suivantes sont à même de s’inscrire dans l’essentialité d’une parole, à savoir de fixer, dans l’espace de quelques mots, la singularité d’un destin hors du commun.
« A travers ces chaussures
passe l'appel silencieux de la terre […]
l'angoisse de la naissance imminente,
le frémissement sous la mort qui menace. »
Tout y est qui dit la modestie du simple ; l’attrait irrésistible de la terre ; l’angoisse de naître à soi, au monde, à l’art ; l’appel de la mort qui clôturera une vie trop tôt consommée. C’est de tout ceci dont, maintenant, il faut tâcher d’apercevoir les nervures signifiantes.
Les chemins de la critique.
Ecrire sur un destin aussi exceptionnel consiste, au minimum, à éviter trois écueils aussi dommageables les uns que les autres à la connaissance de l’artiste, à la vérité qui lui est propre. Soit tomber dans un lourd pathos, une esthétique du tragique dissimulant, sous l’événementiel, la texture même de la démarche artistique en même temps qu’éthique. Soit crouler sous le dithyrambe, lequel éclaire l’art à défaut de nous laisser percevoir l’homme. Soit, enfin, demeurer en dehors de l’œuvre et n’en apercevoir que les propositions formelles si novatrices qu’on les assimile à une incapacité du peintre à s’exprimer, si ce n’est à une impossibilité à figurer dans le champ des recherches plastiques.
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Une nécessaire biographie.
Si bon nombre d’œuvres pourraient être abordées au seul prétexte de leurs qualités formelles, l’évidence de ces dernières autorisant à faire l’économie d’une investigation biographique (certes la vie, jamais, ne peut être dissociée de l’œuvre, mais, parfois, elle ne contribue à sa connaissance qu’a minima), ici, avec Vincent, la peinture est comme une concrétion corporelle, le prolongement de la chair du peintre dans le tissu même de la réalité. Certaines aventures existentielles, celle d’Artaud ou bien de Lautréamont, de Van Gogh, bien entendu, transparaissent d’une manière si prégnante dans leurs créations que ne pas les évoquer consisterait à se couper des racines fondatrices d’une possible compréhension.
Les étapes d’une vie.
« Van Gogh grandit au sein d'une famille de l'ancienne bourgeoisie. Il tente d'abord de faire carrière comme marchand d'art chez Goupil & Cie. Cependant, refusant de voir l'art comme une marchandise, il est licencié. Il aspire alors à devenir pasteur, mais il échoue aux examens de théologie. À l'approche de 1880, il se tourne vers la peinture. Pendant ces années, il quitte les Pays-Bas pour la Belgique, puis s'établit en France. Autodidacte, Van Gogh prend néanmoins des cours de peinture. Passionné, il ne cesse d'enrichir sa culture picturale : il analyse le travail des peintres de l'époque, il visite les musées et les galeries d'art, il échange des idées avec ses amis peintres, il étudie les estampes japonaises, les gravures anglaises, etc. Sa peinture reflète ses recherches et l'étendue de ses connaissances artistiques. Toutefois, sa vie est parsemée de crises qui révèlent son instabilité mentale. L'une d'elles provoque son suicide, à l'âge de 37 ans. » Source : Wikipédia.
La galaxie vangoghienne.
Quatre personnes seront déterminantes tout au long de l’existence de Vincent. Elles seront l’image de figures tutélaires dont, jamais, il ne pourra s’affranchir. Elles traverseront sa vie et son œuvre au point d’y graver d’ineffaçables stigmates.
* Vincent Wilhem Van Gogh, son frère mort-né le 30 mars 1852, tout juste un an avant sa propre venue au monde, lui, le peintre qui naîtra le 30 mars 1853. Comme si, déjà, le destin avait gravé, dans sa propre date de naissance, le poids d’une dette à combler. Car, naître « en remplacement » de celui qui vous avait précédé crée, pour le moins, quelques « obligations » : en porter la mémoire vive au-dedans de soi, en constituer, en quelque sorte le « rachat », vivre « par procuration » cette vie qui ne vous était nullement allouée comme la vôtre mais que vous avez « subtilisée », au moins sur le plan symbolique. Votre nom à l’identique, celui qui signe votre identité et soutient votre essence, ce même nom à la lettre près, gravé sur cette pierre tombale qui, déjà, en filigrane est la vôtre. Parvenir à naître après cela ? Parvient-on au moins à soi ? Jamais Vincent n’accomplira ce deuil qui l’eût conduit à s’assumer en tant que tel et non comme simple miroir d’une vie avortée, conduite à la terre avant même d’avoir vu le jour, aperçu la lumière. Echarde vive plantée au milieu de la chair. Jusqu’à la mort.
* Le père, Théodorus, pasteur protestant sans grande envergure, nommé familièrement « Pa », mais que le diminutif n’aille pas abuser, l’image paternelle est si dégradée, si détestée, que, bientôt, ce sera le qualificatif de « rayon noir » qui sera accolé à son nom, comme si une œuvre de destruction devait résulter de sa seule présence.
* La mère, Anna Cornélius, dite « Moe », cette génitrice à l’utérus cerné de mort, ce même utérus qui a porté au jour Vincent, cet enfant par défaut, subsidiaire, supposé réparer une douleur, combler une cicatrice. Cet enfant considéré comme malvenu, couché sous l’ombre de son cadet, Théo, « l’enfant couronné », l’élu dont on attendra tout alors que de l’artiste on n’attendra rien. Sauf qu’il intègre l’asile et signe ainsi sa disparition.
* Théo, Théodore enfin qui ceint le cercle de famille et l’accomplit en quelque sorte, remplissant toutes les fonctions, substitut du père et de la mère défaillants, protecteur, « nourrice » qui pourvoit aux besoins quotidiens de son frère, lequel ne gagne strictement rien avec ses œuvres qui ne se vendent pas. Entre Théo et Vincent s’établissent, tour à tour, des liaisons fusionnelles, une existence quasi-osmotique, des rapports si étroits que l’un n’envisage pas de vivre en l’absence de l’autre. Mais échoit à ce couple atypique ce qui échoit à tout amour poussé jusqu’en ses derniers retranchements, jusqu’à ce que son frère épouse Jo, Johanna Bonger, dont il aura un fils prénommé Vincent Wilhem en l’honneur de son oncle. Neveu auquel il survivra de peu, pas plus que Théo ne survivra à la mort de Vincent.
A cette seule évocation on comprend mieux l’étrange atmosphère familiale dans laquelle « baigne » (parfois de loin) Vincent, ceci légitimant le plus souvent l’inclination au pathos de ses divers biographes.
Une condition racinaire.
La thèse ci-après développée tâchera de faire apparaître Vincent à la lueur de la métaphore racinaire. Comme si tout être humain, en partance pour son destin avait, constamment, à émerger de son propre sol, de sa terre fondatrice afin de connaître la lumière grâce à laquelle il sera au monde dans la clarté. A défaut de ceci, surgir au plein jour, l’homme, tel une racine enfouie dans la lourdeur de la glaise végétera dans la tunique de sa racine, de ses rhizomes qui tapisseront son vécu au-dessous de la ligne de flottaison de l’existence, monde étrangement chtonien, sourd, compact dont, parfois, il ne « ressortira » qu’à s’annuler lui-même, le suicide demeurant la seule liberté, la seule ressource permettant de se soustraire à la sombre déréliction partout régnante. Ici, bien évidemment, s’aperçoit la conception sartrienne de l’existence symbolisée par cette racine « noire et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur », selon les termes d’Antoine Roquentin dans « La nausée ». Cette même nausée qui, sa vie durant, sera la figure la plus palpable saisie par Van Gogh.
Du génie à la folie.
Le destin de Vincent est si exceptionnel qu’il oscillera, sans cesse, entre deux pôles antagonistes, du génie à son contraire. A moins que la folie n’en constitue, simplement, la face inversée, invisible mais toujours présente. Le génie, terme si galvaudé qu’il convient de le considérer comme cette faculté singulière de création, ce regard visionnaire qui, souvent, fait naître les avant-gardes et donne essor à un nouveau paradigme de la connaissance. A contrario la folie, dans ce contexte particulier, se définira comme le désespoir, le non-sens lié à ces périodes dépourvues d’attaches, à ces déserts qui suivent la fertilité d’une pensée, la maîtrise d’un art. Ce basculement d’un état hors du commun à son envers contingent, aporétique, nous souhaiterions le faire apercevoir à l’aune d’une symbolique convoquant les éléments terre, air, eau, feu, selon des investissements divers conduisant de la quint-essence (le génie) à l’uni-essence (la folie).
L’aventure humaine, quelle qu’elle soit, se déroule toujours au centre d’un univers symbolique dont les quatre éléments constituent les amers permanents, les polarités selon lesquelles faire avancer son existence sur le chemin de la vie. Il va de soi que tout individu participe à ces quatre repères autant qu’il participe d’eux. Homme traçant son avancée sur le sol de terre, puisant dans l’air les nutriments de sa respiration, buvant l’eau de la fontaine, chauffant son corps au feu du foyer ou bien à celui de l’astre solaire. Et ceci, cette participation ne se limite pas à la concrétude de ces éléments mais concerne également les symboles qui leur sont coalescents selon les modèles de l’astrologie traditionnelle et de la psychologie, le Feu correspondant à l’ardeur et à l’enthousiasme, l’Eau à la sensibilité et à l’émotivité, l’Air à l’intellectualité, la Terre à la matérialité. C’est essentiellement à ces valeurs autant astrologiques que psycho-intellectuelles qu’il faudra tâcher de comprendre la liaison de Vincent à ces différents éléments, ses affinités particulières, ses investissements et parfois l’annulation de certains au profit d’autres privilégiés. C’est à l’aune de ce qui peut être considéré comme des pertes successives que nous essaierons de montrer comment le génie bascule dans la folie. Car, ce qu’il est essentiel de saisir, c’est que l’homme ne trouve son unité, son équilibre, qu’à se référer à la totalité du Réel (avec une Majuscule), alors que n’en retenir que des fragments altère ce réel (avec une minuscule) au point de le rendre illisible, incompréhensible. Autrement dit atteint de démence. Aussi bien l’existence d’une personne ne pourrait être envisagée se privant de la ressource du soleil ou bien de l’eau. Donc le propos sera celui de la symbolique des éléments, non leur nature physico-chimique. Comprendre Vincent selon qu’il s’adonne à la terre ou au feu, en fonction de ses propres inclinations, ses lignes de force singulières.
Jamais il ne peut y avoir de déliaison, de rupture entre les éléments, fût-elle naturelle, intellectuelle, spirituelle. Jamais le soleil sans la pluie, la terre sans l’air qui la traverse et la porte à sa propre floraison. Jamais la sensibilité aquatique sans l’intellection aérienne. Jamais l’esprit-feu sans l’âme-eau, le mental-air, la matière-corps. Tout est indissolublement relié dans une subtile harmonie, un prodigieux équilibre. S’il y a carence, s’il y a césure, alors il ne peut s’agir que de dysharmonie, de maladie, de névrose ou de psychose qui font s’écrouler ces demeures essentielles de l’être sous les assauts du délire, les coups de boutoirs de la folie. Ceci est un indépassable à s’approprier aussi bien à la mesure de la raison, d’un principe logico-déductif que d’une intuition ou bien d’une apodicticité surgissant de soi à même la conscience qui s’y arrête et se questionne sur les significations dont le monde nous livre continuellement la trame, le fourmillement, la structure aussi dense que passionnante à inventorier. Mais maintenant, à la manière d’une clé de voûte qui soutiendrait le fragile édifice intellectuel ici proposé, il s’agit de considérer le jeu mutuel de ces éléments afin d’en restituer leur essence. On procèdera par retraits successifs, tels qu’ils nous paraissent se manifester dans l’œuvre de Van Gogh. Si l’imbrication réciproque, le jeu de miroir de l’eau, de l’air, de la terre, du feu conduisent à un cinquième élément, une cinquième essence (la quint-essence), a contrario la réduction de ces éléments à deux, la terre, le feu conduisent à un troisième élément (la tierce-essence), alors que l’élection de la seule terre se limite à sa propre forme, (à savoir une uni-essence) que nous assimilerons, en tant qu’homologue, au phénomène de la folie.
L’aventure picturale de Vincent nous semble liée de près à cette perte successive des éléments constitutifs aboutissant à la perte de soi. Son inverse, la totalité du Réel convoqué dans l’œuvre à chaque instant de sa parution pointant d’une manière indéfectible la trace d’un génie singulier. Cependant, à cette fin, il ne convient pas de faire de l’œuvre du Hollandais une lecture chronologique (les investissements ou les retraits dans la totalité du sens fluctuant au rythme des événements, des états d’âme), mais de procéder à un examen ontologique au travers duquel pourra se révéler une plus ou moins grande quantité d’être, de raison, de maîtrise ou bien la chute dans l’insignifiance du monde, le retrait de soi dans l’exil, les catacombes de l’aliénation.
De la quint-essence à l’uni-essence.
Ce que ce sous-titre vent donner à penser, c’est le trajet constamment pulsionnel, toujours contrarié, tellurique, assimilable aux assauts de la passion que suivent les retraits dans une mélancolie mortifère, figures confondantes dont l’auteur des Tournesols à été, à son corps défendant, le lieu d’actualisation avec la douleur que l’on sait. Dans les toiles proposées ci-après, on se proposera de déceler ce qui, à chaque fois se perd, se retire, au profit d’une signification en peau de chagrin à mesure que le réel se dépouille de ses formes les plus prégnantes. Des présences symboliques du feu, de l’eau, de l’air, de la terre, comme compréhension de ce que l’existence nous donne à saisir, que, parfois, l’artiste renonce à éprouver, entamant ainsi sa perte progressive dans les arcanes de la folie.
Figure de la quint-essence.
Jardin aux tournesols et figure de femme - 1887.
Source : Pinterest.
Ici, cette œuvre laisse apparaître la totalité des éléments du réel venant à nous dans une manière d’évidence heureuse. L’air s’y dévoile avec sa lumière d’intellect, cette subtile percée d’une clarté se devinant sous une manière de tissu gris qui lui résiste en même temps qu’il l’autorise à paraître. Comme un dialogue qui s’instaurerait, une dialectique qui s’élèverait, un subtil langage résultant de l’entrecroisement des mots, des confluences des significations. Il y a possibilité de profération, d’échange, puisque le lexique pictural se livre sous deux modes complémentaires qui jouent en écho. Nulle fermeture qui reconduirait le verbe à une surdi-mutité. Ici, ça parle, ici ça émet du sens à l’aune de cette réverbération. Ici est l’agora où peut se tisser un discours, s’initier une interprétation. Le ciel et l’air dont il est composé laissent la place à une ouverture, à une possible sémantique.
L’eau, quant à elle, si elle n’est pas présente en tant que fluide, fontaine ou source est cependant évoquée au travers de la figure féminine qui en soutient la qualité d’émotivité. Cette attitude méditative, contemplative signe le recueil en soi d’inclinations particulières de l’âme, évocation de souvenirs, projets d’avenir, suspens avant de prendre une décision existentielle. La position de la tête, jouxtant la ligne d’horizon dans lequel semble s’immiscer le regard vient amplifier cette posture de retrait en soi dont les sentiments constituent l’habituel refuge.
La terre est là, dans toute sa densité, dans sa touffeur si réelle qu’on pourrait en éprouver immédiatement sa matérialité, y sentir le fourmillement de l’herbe, y déceler la persistance d’une terre grasse apte à recueillir l’empreinte du soulier de campagne.
Enfin l’ardeur du feu est portée à son acmé dans cette plante emblématique de la flore vangoghienne, ce sublime tournesol, cet héliotrope suivant la course de l’astre solaire, vivant au rythme de la photosynthèse, figure s’il en est, de l’existence en son étonnant déploiement.
Notre regard synthétise les quatre éléments présents en une unité qui leur est supérieure, à savoir une quint-essence.
Figure de la tierce-essence.
Le Tisserand -1884.
Source : Pinterest.
Ici, par rapport à la toile précédente, combien la réduction des éléments à une composition dépouillée prend sens, comme si le réel, soumis à une brusque verticalité, ne se donnait plus à voir que selon une relation bipolaire, une polémique du feu et de la terre s’actualisant sous les traits du drame. Etrange symbolique du Tisserand, pris dans les fils du destin, entre la trame et la chaîne, identiquement aux mors d’un piège qui se refermeraient sur une hallucinante navette folle de ne point trouver d’issue. Combien, ici, s’illustre le continuel battement de la vie de Vincent, ses allers et retours sans suite entre tout ce qui l’assaille, sa famille, les injustices sociales dont il est le témoin et le dénonciateur, l’aveuglement des critiques ne percevant pas l’œuvre géniale s’édifiant toile après toile. Balancement pareil à celui du nycthémère, feu du jour auquel succède la terre lourde et sombre de la nuit. Le chromatisme est là qui parle, qui hurle, tendu à l’extrême entre cette radiance solaire de la coiffe rubescente, passionnelle et la perte dans la démesure chtonienne d’une terre identique aux mines du Borinage où meurent, à petit feu, des mineurs exténués par leur tâche ingrate. Et cette composition, cette opposition des valeurs picturales, cette lueur éteinte qui fait tant penser aux œuvres du Maître, à Rembrandt qu’il admire et, sans doute, imite, le sachant ou bien à son insu. Rembrandt dont une partie du travail reflète ses propres tragédies familiales, ses sentiments intérieurs dont le clair-obscur, ce prodige, est la mise en scène avec la maîtrise que l’on sait, genre d’intense vibration naissant d’une qualité de la lumière dans son opposition à l’ombre, dans une économie de teintes qui se retrouvent avec une étrange acuité dans certaines œuvres du peintre d’Auvers-sur-Oise, ces rouges sombres, ces noirs profonds que viennent à peine atténuer ces couleurs marron de terre et de suie.
Notre regard synthétise les deux éléments présents en une unité qui leur est supérieure, à savoir une tierce-essence.
Figure de l’uni-essence.
Paysannes aux champs - 1883.
Source : Art et Vie- Anne Dijon Willame.
Qu’ici, en préambule, soit dite l’incapacité de notre regard à synthétiser puisque toute synthèse ne saurait avoir lieu qu’à raison d’une pluralité de présences. Or la démonstration voudrait être faite, ci-après, d’une manière d’aporie dans laquelle nous place l’œuvre, comme si notre intellect figé par l’immobilité de la représentation demeurait en-deçà de toute proposition langagière : meurtre de la terre par la terre.
Avec Paysannes au champ se clôt le cycle des éléments, lequel ne délivre plus du réel que son étique et lourde manifestation, la terre en son irrémédiable matérialité. Ici n’existe plus l’espace de jeu qui faisait sens dans Jardin aux tournesols ou bien, à titre plus discret, dans Le Tisserand. Successivement la symbolique, de plurielle qu’elle était, devient si singulière que rien ne semble devoir s’élever de ce qui ne paraît qu’une fermeture, un renoncement à figurer, un retour dans le néant d’où provient toute chose avant que l’être n’y manifeste sa présence. Identification, sans doute, de l’artiste à ce qui se montre comme une parole dernière précédant une disparition. Alors, comment ne pas évoquer la terrible séquence de l’oreille coupée, prétendument remise à une prostituée, comment ne pas surgir à même cette oreille-symbole clamant haut et fort la destruction du réel, l’opération mutilante à partir de laquelle, en même temps qu’elle signe sa propre folie, son désespoir, est un signal, une révérence tirée, le retrait de soi du monde des vivants. Paysannes aux champs a atteint le véritable état de désespérance, la limite à partir de laquelle rien ne saurait plus signifier. Tout s’abîme dans cette terre que la Genèse dit originelle, tout retourne à la glaise et à l’humus. L’air est compact, impénétrable, plissé à la manière de sillons. L’eau est absente, à moins qu’elle ne soit cette solidification, cette bande matérielle soudant l’anonymat du sol à l’encre lourde du ciel. Le feu s’est retiré quelque part en arrière du monde et ne fera plus girer aucun tournesol, éclairer ces champs de blé vibrant sous la haute note jaune. Cette note infiniment solaire, vibrante, du feu passionnel, de l’énergie débordante, créatrice de milliers de tableaux accomplis en à peine huit ans à la flamme incandescente d’une personnalité hors du commun, c'est-à-dire tutoyant toujours le danger, dansant au-dessus de l’abîme ainsi un Zarathoustra en quête éternelle de lui-même qui se comburera à même ses continus feux de Bengale, ses gerbes d’étincelles. C’est cela la folie, s’exclure du monde, ôter petit à petit les significations des signes et des symboles, réduire les éléments à l’uni-essence, cette impossibilité à être sans langage. Car, à elle seule, la terre ne saurait proférer, pas plus que l’homme renonçant à connaître l’altérité, la multiplicité, la symphonie des paroles, la polychromie des existants dans leur belle diversité. Dernière demeure de l’être-Vincent que ce retirement, ce renoncement, cette perte dans un lexique si étroit qu’il ne permet plus ni la phrase, ni le texte, seulement le mot proféré dans le vide qui s’annule à l’aune de sa propre solitude. Solitude, oui, certainement un des prédicats qui se prête le mieux à la connaissance du génie dont la dernière énonciation, les ultimes signes furent ces folies envahissantes, ce lexique abrupt, désespéré, cette œuvre faisant se mêler dans un dernier combat des forces matérielles, uniquement matérielles (les faucilles noires des corbeaux ; les excroissances outremer du ciel et des nuages ; les lames acérées du chaume ; les herses vertes des haies ; les cicatrices du chemin), forces qui ne laissaient plus la place pour l’intellect, le sentiment, l’ardeur, mais seulement élevaient le mausolée de la finitude. Immense Vincent dont, encore, on n’a pas commencé à faire l’inventaire de cette si belle puissance solaire, belle parce que, précisément, destructrice. Son destin consistait en ceci, faire l’inventaire des essences afin que, les sublimant toutes, une seule restât qui dît le tout de l’homme, le tout de l’art : une seule et même chose.
Champ de blé aux corbeaux - 1890.
Source : Pinterest.
La condition terrestre-racinaire traversant l’œuvre.
(NB : les citations dont la référence n’est pas désignée proviennent de la correspondance entre Vincent et son frère Théo).
Commentant son éviction de chez Goupil & Cie, marchand de tableaux chez qui il a travaillé six années durant :
« Voici comment le sol s’est dérobé sous mes pieds ; voici comment le sol, se dérobant sous vos pieds, vous rend misérable, qui que vous soyez … »
Vivianne Forester dans « Van Gogh ou l’enterrement dans les blés » :
« Vincent a été cet homme déraciné, un homme qui a vécu seul à en mourir pour que nous en profitions ».
Avant de se rendre dans le Borinage, à propos de ce double, de ce Vincent-mort dont il a pris la place :
« On ne saurait toujours dire ce que c’est qui enferme, ce qui mure, ce qui semble enterrer, mais on sent pourtant, je ne sais quelles barres, quelles griffes, des murs.»
Encore à propos de ce deuil non accompli, après une visite dans le Borinage, ce sombre pays de mineurs que Vincent essaie de réconforter à la seule force de ses prêches. (Il est encore dans sa phase « religieuse ») :
« …ceux qui travaillent dans les ténèbres, dans les entrailles de la terre, tels des ouvriers des mines […] la vie est concentrée sous la terre, non dessus … » (ici il fait une allusion au premier Vincent).
Encore à propos de sa préoccupation obsessionnelle des mines, parlant de la vie rude des ouvriers :
«…la clarté pâle et blafarde, dans une galerie étroite, le corps plié en deux, parfois obligés de ramper, travaillant pour arracher à la terre cette substance… »
Viviane Forrester, (op. cit.) faisant signe vers le goût de Vincent pour « les femmes malades, vieilles, avariées, grouille […] le monde des Psyché capiteuses […] De Lady Macbeth, qui le fascine, à Nana qui le tente ; de l’Ecce Homo à la Pietà ; de Musset aux Arlésiennes qu’il ne pourra peindre autrement « qu’empoisonnées » ; des mineurs du Borinage enfouis dans la crasse des mines aux putains enfoncées dans la boue – oscillations, pullulement des sexes, dans les sous-sols où règne le Très-Bas. »
A l’adresse de Théo, l’invitant à le rejoindre dans la Drenthe afin, que comme lui, il vienne y peindre :
« Viens te planter dans la terre de Drenthe […] Tu y germeras… »
Parlant de lui :
« …ne connaît littéralement aucune joie de vivre et continue de marcher comme les yeux fixés sur le sol… »
Viviane Forrester (op. cit.) :
« Encore une fois, d’instinct, il a choisi un pays métaphore ; non plus les cavités, la saleté de la mine, mais le limon, la vase ; ces « racines pourries de chêne noyées dans la boue », qu’il dessine avec le goût retrouvé de ce qui est au fond d’entrailles cette fois humides, fangeuses, et qu’on peut exhumer, car les racines de ces arbres « enfouies peut-être pendant un siècle dans la tourbe ont-elles-mêmes formé la tourbe ; l’exploitation de la tourbière les ramène au jour ».
Les mines. Les tourbières. « La tourbe couleur de suie… Je crois vraiment que j’ai trouvé mon coin. »
Dans la Drenthe, ce pays en noir et blanc il n’aperçoit que des « racines noircies sous l’eau qui miroite… » ; d’autres « comme blanchies par le temps sur cette plaine sombre. » Un « sentier blanc court le long de ces souches… »
Viviane Forrester (op. cit.) :
« Cette mort que Théo cherche, peut-être, avec cette lettre périlleuse où il remonte aux sources interdites, secrètes, qui prennent leur cours vénéneux dans des racines pourries, comme celle qui, si lentement, devenaient de la tourbe dans la boue de la Drenthe. »
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