La luce dell’assenza…
Œuvre : André Maynet.
On était trois Hagards à marcher sur le chemin de poussière dans ce pays de pierre et de vent. Le vent soufflait avec force, traversait les vêtures, remontait le long de la jointure blanche des os, s’immisçait dans la toile des aponévroses, vibrait dans l’étoilement des dendrites. C’était comme d’être envahis de l’intérieur par quelque force mystérieuse, un abrasant tellurisme qui vous dépossédait de votre propre corps. C’est à peine si on tenait dans sa voilure de peau et on flottait longuement dans l’air bleui de fraîcheur. Parfois on s’arrêtait au bord d’un ruisseau, on buvait de longues goulées d’eau fraîche, on mâchait quelques racines de gentiane et l’on repartait avec, dans la bouche, l’amertume du jour à paraître. Les articulations grinçaient, les genoux ployaient sous la fatigue mais il fallait continuer à avancer, à creuser sa voie dans le corridor du Destin qui, peu à peu, se resserrait comme pour plonger dans la gorge sombre d’un puits sans fin. On arrivait bientôt en haut d’une crête. Face à nous un cirque de collines planté d’euphorbes et de broussailles vives. Puis, en bas, dans la vallée, un large tumulus sur lequel repose le Bourg, genre de forteresse médiévale rongée par la lèpre et l’humidité. Partout poussaient les vrilles du lichen, partout les murs usés par les siècles se délitaient, se déchaussaient comme d’antiques incisives sur une mâchoire percluse de vieillesse. Empilement de ruines comme dans les gravures antiques à l’enclin si métaphysique qu’on eût pensé à une allégorie, non à une réalité architecturée.
Maintenant on est sur une plage de graviers et de galets face au Pont du Diable dont l’arche haute enjambe la rivière. Face à nous les trous réguliers des fenêtres dans les hauts murs. Les trous noirs, pareils à des regards vides, à des bouches édentées à l’haleine froide, aux remugles semés de terreur. Cela fait de longs frissons dans le dos, cela noue le plexus au centre de la poitrine, cela cloue le sexe dans une immatérielle crucifixion. Là, en bas du Désastre, on est si peu présents, à peine des feuilles mortes dans la morsure muriatique de l’hiver. Malgré la répulsion on se lève, comme aimantés par une irrésistible envie de vivre malgré tout. Respirer encore l’espace de quelques heures, regarder de toute la force de son âme, faire crisser entre les molaires les pépins des mûres sauvages, les prunelles acides et âpres qui nous diront encore la vie, peut-être ses dernières esquisses. On entre par la porte en ogive du Bourg. Les ruelles sont vides où glissent les plaques de schiste. D’étranges traces de main ici et là, sur les portes, les seuils, les margelles des puits comme pour dire les stigmates de l’homme, conter leur histoire, commencer un travail d’archéologie, de mémoire. Nulle âme qui vive, pas même un chien errant, pas même un chat famélique en quête d’une maigre pitance. Seuls, là, au centre du monde avec les lames d’air qui abrasent les têtes, s’emmêlent à la jungle des cheveux, aux fils de barbe hérissés. Les pavés des rues résonnent au rythme de notre progression hasardeuse.
Oui, on le savait. Un jour cela devait arriver. C’était gravé de toute éternité dans la conscience humaine. Un jour les Ombres surgiraient par surprise avec leurs yatagans affûtés, leurs shurikens effilés, leurs dagues mortifères. Elles n’auraient de cesse de poursuivre les Lumières, de les assiéger, de souffler leur haine fétide dans la cannelure de leurs nez, d’instiller le poison dans leur esprit, de faire couler le venin sur l’étrave de leur âme afin qu’ils périssent et ne paraissent plus jamais. Car les Ombres exècrent les hommes lumineux, l’art, la culture, l’amitié, la joie. Partout elles veulent répandre la terreur et planter l’oriflamme noire de leur folie. Détruire … disent-elles. Détruire puis installer sur l’ensemble de la Terre le régime de la terreur, ligoter les membres, faire couler du plomb fondu dans l’antre des bouches, taillader les sexes afin qu’ils ne puissent plus enfanter. La « logique » des Ombres, répandre l’inconnaissance, abattre les arbres de la liberté, réduire au silence tout ce qui pourrait proférer, chanter, réciter une fable ou bien dire un poème. La « logique » des Ombres, la Mort Majuscule et rien d’autre que le vide et le néant.
Une rue en pente raide progresse entre des murailles étroites. Nous marchons comme des félins, avec l’échine courbe et de rapides sauts de carpe afin d’éviter les encoignures, les failles d’où les Ombres pourraient fondre sur nous, leurs dents de vampires aiguës comme le vice. Mais rien ne paraît que le silence et le mutisme des pierres. Un escalier très étroit, une tour en partie effondrée puis une pièce ronde faiblement éclairée par d’étiques oculus. Des mannequins cathares constituent la dernière assemblée des vivants dans leur pose figée, tels des échappés du musée Grévin. Puis une autre pièce circulaire envahie d’ombres avec, contre un mur partiellement décrépi, une étrange créature dont nous comprenons bientôt, qu’elle doit être la seule survivante du peuple des Lumières. En réalité nous ne comprenons pas bien de qui il s’agit, quelle est sa nature, femme ou bien homme, tellement son image est indéfinie, à la limite d’une illisibilité. Des cheveux en partie désordonnés dont émerge ce que nous croyons être une rose séchée. Epaules carrées où court l’armature des clavicules. Poitrine si menue qu’elle fait penser à l’anatomie gracile d’un éphèbe. Nervures des côtes que prolonge la dépression de l’abdomen avec le pli discret de l’ombilic. Puis un linge blanc que retiennent les mains, la partie basse du corps demeurant voilée, comme rendue à une possible virginité si ce n’est à une manière de volontaire chasteté.
Lumineuse ne bouge ni ne parle. Ne voit ni ne regarde. Car ce qui est le plus frappant c’est la porcelaine blanche des yeux qui enclot les orbites et les dissimule derrière une singulière épaisseur cornée. Comme si cristallin et pupilles s’étaient retournés, s’étaient invaginés dans le massif de la tête de façon à ce que le procès de la vision, en s’inversant, se dispose à ignorer l’extérieur au profit du seul intérieur. Cécité du dehors, biffure des Ombres, contemplation du dedans où s’agite et croît la belle Lumière. Longtemps nous restons sur le seuil de cette perception et nous questionnons longuement sur le sort de l’humain confronté à l’impensable barbarie. C’est curieux, tout de même, la façon ouverte dont cette Apparition est porteuse, cette plénitude qui semble venir de loin, sans doute du centre du corps, avec son rayonnement qui lisse les joues, fait sa résurgence d’aube sur la plaine de la poitrine. Nulle lumière ne s’éteint fût-elle soumise à une extinction volontaire. A l’intérieur, tout contre l’arc du diaphragme, le gonflement du cœur, c’est la beauté qui palpite et ne veut pas mourir. Luxe plus fort que la balle de l’arme. Fluence plus longue que l’incision de la lame. C’est ainsi, certaines choses de l’ordre du sens qui ressemblent à l’effusion du pollen lorsque la saison venue, l’air tiédi, tout se dispose à être dans la multiplicité, le rayonnement, la généreuse efflorescence de la vie. Longtemps, nous les Egarés avons regardé Lumineuse qui ne nous voyait mais nous devinait sans doute, comme alertée par un sixième sens. Celui que l’on prête aux aveugles et aux extra-lucides.
Nous quittons le Bourg lorsqu’arrivent les premières brumes. Déjà le pont du Diable est cerné de longues ombres violettes. Nous le traversons et, en peu de temps, nous sommes sur le versant opposé du cirque, à l’endroit où se déploie une vaste vue panoramique sur le village et ses environs, sur la vallée qui en longe les sévères forteresses. Chez nous, les Perdus, il y a un genre de transmission de pensée ou bien de subites affinités visuelles qui nous relient en un seul et même bloc compact. Nous devons ressembler aux grappes de moules soudées à leur bouchot de vase. Ce que nous voulons, car nous venons de retourner la sclérotique de nos yeux, c’est oublier les Ombres, les enfouir au plus profond de notre inconscient, ne plus jamais avoir affaire à elles. Et, subitement, nous comprenons Lumineuse. Plus même, nous communions avec elle dans une étrange vision commune. Derrière la falaise de nos fronts, dans les emmêlements du chiasma optique où se métabolisent les images, voici que se déplie l’écran sur lequel le paysage nous apparaît. Ce que nous voyons, c’est ceci. Le Bourg perché tout en haut d’un promontoire pareil à un marbre de Carrare dont les sculptures déroulent leurs gemmes dans une mélodie sans fin. Oui, les pierres chantent. Oui, les pierres ont un rythme, celui de la joie contenue dans toute chose dont l’esthétique heureuse est un signe de l’intelligence du monde. Tout en bas, l’harmonie verte des peupliers, la touche plus claire des aulnes, la fuite de la rivière pareille à un ruban étincelant. Ce qui nous étonne surtout, c’est cette luminosité surgie de nulle part, qui féconde tout, porte tout à son acmé. Douce clarté venue de l’intérieur même de l’arbre, du ciel semblable à une aquarelle, du nuage qui déroule son talc jusqu’à l’horizon dans la teinte indéfinissable de ce qui se dit dans la nuance et la discrétion. Là, dans le soir qui chute, nous sommes infiniment reliés avec Ceux, Celles qui portent en eux l’étincelle, la flamme, le miroitement, le reflet. Tous ces fragments de lumière sont les forces vives de l’intelligence, les pointes de la lucidité, les diamants qui forent la compacité du réel et débusquent le précieux, l’intime, le sublime. Alors, dans cet état d’hyperesthésie, comment pourrait-on ménager une place aux Ombres, se douter même de leur présence, les accueillir fût-ce dans la geôle la plus sombre du corps, dans les oubliettes où la mémoire biffée ne se souvient même plus d’elle-même ?
La luce dell’assenza… la lumière de l’absence, tel était le titre de l’œuvre, mystérieux au premier abord. Oui, lumière de l’absence parce que Lumineuse, pareille aux masques cérémoniels des Incas, ces effigies dépourvues d’yeux qui n’indiquent nullement l’absence de vision mais, bien au contraire leur acuité - ils regardent les dieux -, ce qu’à sa manière humaine réalise Lumineuse à la mesure de son éclairement intérieur. Parfois faut-il consentir à différer du monde, à s’éclipser afin qu’une réalité jusqu’ici dissimulée se mette soudain à parler. Mais il est vrai que jamais les Ombres ne parlent. Sauf la langue de la violence. Il vaut mieux faire silence !