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8 juillet 2016 5 08 /07 /juillet /2016 10:10
« La traversée des apparences ».

Photographie : Adèle Nègre.

En guise d’approche de l’œuvre :

Au premier plan, des champs de pierres brunes que délimitent des lignes à peine plus sombres, manières de géométries floues dans un espace sans limite. Des silhouettes. Celle d’un homme, au loin, presque une indistinction dans la dérive de l’heure. Un troupeau. Sans doute de chèvres qui paraissent aller nulle part. Une bande d’eau claire en rehausse l’étrange présence. Puis la tranche verticale d’une falaise que prolonge un plateau à l’herbe rase. Des habitations. Rares. Sortes de cubes se fondant dans la teinte locale, beige jouant en harmonie avec des jaunes éteints, des verts couleur d’amande, un velours que surmonte, jusqu’en haut du ciel, la steppe aux formes érodées, usées comme le serait un tapis de laine à la trame visible. Ce qui vient d’être dit, ici, un « paysage de la sagesse » tel qu’en lui-même quelque part dans la Province de Koundouz, dans cet Afghanistan immémorial arrêté dans le cours du temps. Image en sustentation qui, jamais ne semblerait pouvoir regagner l’aire terrestre, tant elle est tissée de légèreté, traversée d’immatérialité, linge onirique flottant dans la limpidité d’un air de cristal. Avec une légère brume pour en atténuer la présence, en rendre le caractère si éphémère que tout pourrait s’arrêter là, la magie disparaître et nous frotterions nos yeux comme au sortir d’une nuit traversée des éclairs blancs du songe.

L’œuvre :

Voir cette belle photographie d’Adèle Nègre, c’est entrer en voyage, dans un autre Afghanistan à l’allure de rêve, s’extraire des mors du quotidien, se sentir en état d’apesanteur, être à sa propre limite, là où le corps est si diaphane, si éthéré qu’il pourrait bien se confondre avec la lame d’air, le passage du vent, le vol de l’oiseau dans la mare du ciel. Plus rien n’a lieu que ce frôlement des choses, ce glissement à la face de l’eau, ce flux du paraître qui pourrait se confondre avec la tunique transparente de la demoiselle ou bien l’opalescence de la méduse. C’est comme un spectre venu d’on ne sait où, une forme sécrétée par un inaccessible fond, une illusion se détachant de sa toile originelle. On n’est pas bien sûr de voir. On est poisson aux yeux vitreux dans le luxe végétal d’un aquarium, on palpite, on fait bouger ses ouïes, on trouble l’eau de la vision, on agite ses membranes, on déploie ses barbillons, on essaie de saisir le moindre mouvement de l’onde, de deviner son coefficient de réalité. A la vérité, c’est ceci qui se livre : la cendre des bras dans l’effacement même du mouvement qui les porte à figurer dans le premier tremblement du jour ; une anatomie devinée sourdant à peine de la toile qui la contient et la laisse à demeure ; la double ligne des jambes, ce ruisseau brun qui n’en finit pas de couler vers l’aval, d’initier un langage, de planter les premiers jalons d’une assise terrestre, mais dans l’incertitude, dans la douce insistance à être. C’est comme de se rendre au bord d’une lagune, à l’heure grise de l’aube et de jouer à percevoir l’essaim des îles, de tracer leur consistance de brume, d’apercevoir les oiseaux des marais parmi les enlacements des roseaux, les résilles des plantes aquatiques, la faible rumeur du monde des eaux. On est sur le bord d’une inquiétude, on hésite à se donner pour vrai, on voudrait le miroir de l’étang, la vitre lisse du ciel, le regard de l’autre, on voudrait confirmation de sa propre présence, s’immiscer dans la peau de Narcisse et devenir, en un seul éclair de la conscience, cette image sans doute trouble, inatteignable, fuyante mais cette représentation au gré de laquelle échapper au Néant, faire un pied de nez au Rien, poser les fondements de son être fût-ce sur une plaque de limon, l’envol d’un grésil, la tresse d’eau d’une fontaine. « Être ou ne pas être » !

Parlant de cette image, nous avons retracé en quelque manière l’itinéraire woolfien de « La traversée des apparences ». Car, ici, il n’y a eu qu’effleurement, édification d’une hutte à la consistance de liane, sorte d’entremêlements de mots susurrés du bout des lèvres, touches à fleurets mouchetés. Comme une libellule rasant l’eau, y prélevant une goutte scintillante de rosée dont elle fera son ambroisie. Entrer dans le monde de Virginia, de l’auteur de « La promenade au phare », c’est consentir à avancer de conserve avec ce qui, impalpable (émotions, fragilité du vécu, règne de l’éphémère, fuite du temps), nous édifie en même temps que nous sommes remis à notre condition mortelle et au surgissement de l’absurde qui lui est coalescent. Ecriture : travail de dentellière mettant en exergue le tissage patient des fils, leur esthétique gracieuse, le jeu de leurs relations complexes, la subtilité de leurs harmonies, mais aussi, la trace destructrice des lumières qui les séparent, des trous de clarté qui en détruisent patiemment le bel ordonnancement. Faire de l’art n’est jamais que ce patient travail d’équilibriste, cette action de jonglerie, cette assise sur le bord du trapèze que tutoient les dents acérées de l’anéantissement. Tout retourne indéfiniment au principe premier qui en a constitué le tremplin, en a permis l’élévation pièce à pièce, tout comme ces jeux d’adresse, ces tours infernales qui n’attendent que le moment d’un fatal déséquilibre des cubes de bois pour nous entraîner dans le vortex d’une disparition.

Photographier dans le style d’Adèle, c’est dire l’indicible, convoquer l’impalpable qui ne fait figure qu’à mieux s’absenter, faire se lever ce minuscule chant du discours intérieur, proposer ces petits riens du ressenti qui tissent nos vies sans même que nous en prenions conscience, tâcher de faire émerger l’incommunicable, de montrer l’écart qui nous sépare des autres, à commencer par celui avec notre propre monde si souvent mystérieux, presque inaccessible tellement le sans-distance se laisse apercevoir comme la distance maximale, l’abîme infranchissable. Or se trouver soi-même, rencontrer le monde ne pourra avoir lieu qu’au terme d’une constante introspection, d’une descente dans les profondeurs. Rien ne se dévoile dans la superficie. Rien ne fait signe d’une façon authentique à demeurer sur la croûte des choses, sur leur épiderme sourd et muet.

"Ce que je veux, c'est plonger dans les profondeurs, c'est exercer pour une fois mon droit d'examiner les choses et non d'agir sur elles […] c'est m'abandonner à mon irrésistible désir d'embrasser l'univers dans un seul acte de compréhension."

Plonger dans l’abîme, c’est tenter l’impossible, c’est se disposer, tel Stéphane Mallarmé, à rejoindre "l'énorme fardeau de l'inexprimé", ce qui parfois confine au silence et que les mots échoueraient à nommer, sauf peut-être le poème lorsque, livré à sa propre transcendance, il trace la voie d’une incantation dont le rythme est sa propre mesure, sa musique la voie par laquelle approcher du mystère. C’est là l’une des recherches empruntées par l’art, dont Virginia Woolf essaie de tracer le subtil cheminement :

« Ce que je veux atteindre en écrivant des romans se rapproche beaucoup, il me semble, de ce que vous voulez atteindre quand vous jouez du piano, commença-t-il, lui parlant par dessus son épaule. Nous tâchons de saisir ce qui existe derrière les choses, n'est-ce pas? Voyez ces lumières en bas, reprit-il, jetées là n'importe comment... Je cherche à les coordonner... Avez-vous déjà vu des feux d'artifice qui forment des figures ?... Je veux faire des figures.»

Or, qu’est-ce qu’une figure, si ce n’est une ébauche, une approximation abstraite d’une réalité, une approche, une esquisse afin que l’être d’une chose puisse être cerné d’un trait qui le porte au jour, en réalise la désocclusion et nous mette dans la possibilité de le comprendre ou, du moins, d’en posséder une rapide et sans doute fuyante intuition ? Or, qu’est-ce que le feu d’artifice sinon ce bref flamboiement, cette brusque constellation de lumière ? Ceci qui fait apparaître un cosmos pour mieux l’effacer ensuite, ne laissant sur la porcelaine de notre sclérotique qu’une traînée de phosphènes, de tremblants corpuscules qui ne semblent devoir exister qu’à l’aune d’une hallucination, d’une forme si imprécise qu’elle ne saurait nullement contenir dans le cadre étroit d’une géométrie, seulement dans le genre d’ondulations concentriques après la chute d’une pierre alors que l’onde reprend en son sein le mirage dont elle a bien voulu, l’espace d’un instant, nous faire l’offrande. Car tout est dans le retrait, la fuite continuelle, le pointillé dont notre conscience réalise la synthèse à même les écarts qui en composent la trame. Sentiment d’une immense architecture rongée en son sein, telle une termitière, des galeries qui la soutiennent mais que la première pluie réduira en un illisible tas de boue, un chaos indescriptible, indéchiffrable.

Alors, faute de pouvoir enfermer le réel dans l’aire étroite d’une geôle, d’en prendre acte, d’en décrire patiemment chaque face, d’en connaître la structure intime, il ne nous reste plus, tout comme la Photographe, qu’à essayer de saisir dans l’instant ce qui veut bien se laisser approcher, l’envol d’un voile léger, l’amorce d’un mouvement, la perte d’un corps dans l’anonymat d’une vêture, l’esquisse d’une danse sur la pointe des pieds, le sol se dérobant comme le fondement incertain qu’il est, parcouru des lézardes du doute et du tellurisme originel dont il est affecté. Aussi, combien cette belle œuvre toute en touches légères nous fait penser aux textes de Nathalie Sarraute, ces tropismes, ces minces battements de l’âme qui s’essaient à débusquer dans le langage de l’autre, dans ses postures, dans ses multiples configurations polyphoniques, cet air qui en signe l’apparition comme singulière présence au monde.

Lisons, dans la préface de « L’ère du soupçon », ce que sont ces tropismes :

« Ce sont des mouvements indéfinissables, qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience ; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu’il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence ».

Ces « mouvements indéfinissables » qui tutoient la conscience cette « source secrète de notre existence », ne serait-ce pas le projet poursuivi par cette belle esthétique qui jamais ne dit son nom mais pose devant nous le bel étonnement de la création ? Ne serait-ce pas cela ?

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