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9 juillet 2016 6 09 /07 /juillet /2016 07:35
Remise à soi dans le jour nu.

« Aglaé ».

Œuvre : André Maynet.

On lui avait dit l’art n’autorise aucune sortie de soi. De son propre corps il faut faire le lieu d’une esthétique. D’ailleurs le monde n’existe pas. Sauf celui de l’art avec lequel il faut se confondre. Esthète, d’abord, avait eu du mal à s’emparer de cette idée, à la faire sienne, à la loger dans le cœur battant de sa conscience, là où s’éclairait le site d’une vérité. Donc, il lui fallait renoncer au monde, devenir île, dresser, autour d’elle, le rempart des flots. Ce n’était pas si difficile, le monde était si décevant avec ses perspectives occluses, ses désirs en forme d’impasses, ses réalisations si éphémères dans l’ordre d’une belle authenticité. La plupart des gens vivaient une réalité archipélagique, grégaires ilots qui ne communiquaient entre eux qu’à se laisser porter par la même eau, flotter dans la même irrésolution. La même mode, le même conformisme étroit. Moutons de Panurge suivant les autres moutons comme leur ombre. Dans les faits il n’y avait aucune réelle communication, aucun don qui aurait fait de l’altérité le fondement d’un accomplissement de soi, un agrandissement de Celui, Celle qui vous faisaient face et demeuraient enclos dans la cellule roide de leurs propres corps. Parfois, de loin en loin, un regard, une lumière de sémaphore vous atteignant à votre périphérie, puis le retour à l’obscurité, puis la plongée dans l’irrémédiable condition humaine, un unique sillon à creuser sans que les sillons contigus aient à voir avec vous, à offenser les limites de votre silence inquiet. On naviguait chacun pour soi avec, en ligne de mire, la singulière étrave avec laquelle il fallait tracer sa route au milieu des flots et des épaves de toutes sortes.

Alors voici ce qu’avait fait Esthète. Elle avait pris son baluchon, un jeans de toile, des baskets, deux ou trois livres, des feuilles blanches, des mines de graphite, des pommes, quelques biscuits et elle était allée tout droit, vers le lieu virginal de son destin, ce dont l’art lui paraissait être la promesse, origine et fin en même temps. Elle avait franchi des collines et traversé des bosquets, dormi dans des clairières bleues, regardé les lisières se décolorer sous la poussée du jour. Elle s’était sustentée de quelques grignotements, avait, la nuit, regardé la pluie d’étoiles, s’était laissé bercer au rythme mystérieux de la Voie Lactée. A mesure qu’elle marchait, Esthète se sentait devenir plus légère, plus diaphane comme si son corps, traversé par l’éther, perdait peu à peu de sa consistance, lambeaux de chair en partance, que remplaçait le lexique aérien des mots, que peignait la brosse de martre souple d’une esquisse pareille à une aquarelle. C’était si excitant, si enivrant cette manière de flottement subtil pareil au vol souple de la chauve-souris dans les volutes mauves du crépuscule. Elle en aurait même poussé de petits cris de joie, de longues vibrations pareilles aux sifflements inaperçus des rhinolophes. Cependant, si elle percevait sa constante métamorphose, elle était encore reliée aux nourritures terrestres à défaut d’en pouvoir saisir l’ambroisie, d’en goûter le suc jusqu’à son extrême. Elle volait donc plutôt qu’elle ne marchait, se nourrissait de figues mûres qu’elle cueillait tout en haut des arbres qui fouettaient l’air de leurs étiques branches. Sous ses membranes largement éployées le paysage défilait, pareil à l’image colorée courant sur un écran de cinéma. Elle percevait une immense étendue de sable dont la couleur évoquait la croûte du pain alors que des bouquets d’arbres échevelés flottaient sous une brise chaude comme une haleine. Esthète ne le savait pas encore, bien qu’elle fût en chemin vers une omniscience, mais elle parcourait le ciel au-dessus du désert avec une déconcertante facilité, glissant parmi les lames d’air avec l’assurance d’un oiseau de proie, peut-être un aigle ou bien un milan jouant des ascendances selon de multiples et heureuses voltes.

Humaine cependant, au moins à l’aune de sa mémoire, il lui était fait obligation de rejoindre le sol, lequel prétendait être nourricier, en même temps qu’il constituait la seule surface à parcourir pour quiconque en avait déjà éprouvé la force tranquille, la qualité de ressourcement qui le traversait de part en part. Elle échoua sur une sorte de tumulus de sable que coiffait, dans un torchis blanchi à la chaux, une simple cabane, une hutte pour pèlerin de passage. En réalité elle avait rejoint, sans le savoir, le refuge d’un ermite, lequel, parvenu au terme de son cheminement spirituel, l’avait déserté pour d’autres cieux. Là, face au soleil qui faisait son disque blanc derrière une brume matinale, la jeune fille se posa sur un cadre de branchages sur lequel était tendue une peau pareille à celle d’un tambour. Elle était si bien, là, dans cette pose méditative dont son corps était le simple reflet, son corps si fluet, si apparent dans sa nudité même car, sans bien s’en rendre compte, Esthète s’était entièrement dévêtue, ne laissant paraître de son anatomie qu’un visage blême de Colombine, un cou infiniment gracile, des bras aussi minces que des pattes d’insectes, de fines attaches de cristal, des mamelons si étroits et dardés qu’ils évoquaient la corne du lucane cerf-volant, un abdomen légèrement cambré percé en son centre du diamant du nombril, la fuite des jambes vers le sol de poussière signant l’épilogue d’une mortelle apparition. Oui, mortelle et de ceci, la condition jouxtant la finitude, Esthète en avait une conscience aiguë, pareille à une braise qui la forait de l’intérieur et lui eût conféré la figure du martyr si la jeune apparition avait senti en elle le souffle religieux, l’appel vers un au-delà plein de promesses. Esthète n’était ni croyante, ni mystique, ni versée dans l’adoration de quelque idole de plâtre ou bien naturelle. Esthète - son nom en témoignait avec la plus grande vivacité -, se consacrait seulement à l’art, à ses figurations, à ses manifestations les plus visibles comme les plus discrètes.

Et, ce qui se révélait à elle, ici, sous le soleil qui commençait sa course arquée dans le ciel, tout contre le bleu d’acier de l’air, sous les coups de boutoir de la chaleur, n’était rien de moins qu’une contemplation de cette assertion qui lui avait été délivrée par on ne sait qui, peu importait, peut-être n’était-ce que sa propre voix intérieure, cette manière de ritournelle entêtante, de motif aussi primesautier que porteur d’un sens qui faisait son incessante rumeur dans les cerneaux gris de sa tête : De son propre corps il faut faire le lieu d’une esthétique. Oui, si elle était venue en cette lointaine contrée, si elle avait consenti à livrer sa nudité au soleil, à se nourrir plus de vent, ce terrible harmattan aux milliers d’épingles trouant la peau, que de substantielles provendes, c’était pour éprouver, dans le luxe de sa solitude, de son dépouillement extrême, la progression, en soi, de la lumière de l’art, tout comme d’autres trouvaient leur propre justification à glisser sur les pentes de neige ou bien à constituer un bûcher en prévision des rigueurs hivernales. Ce qu’aimait Esthète, par-dessus tout, c’était, le soir, lorsque les ardeurs solaires s’étaient atténuées, que le sable virait au gris, que les bousiers commençaient leur course rapide parmi l’éclat assourdi de la Lune, se disposer sur son assise, fermer à demi les yeux, n’y ménageant qu’une mince fente dans laquelle glissaient les étoiles et laisser les images qui venaient d’elles-mêmes la pénétrer jusqu’à l’ivresse.

Voici ce qui s’y illustrait avec le bonheur des choses simples. Elle y voyait, pêle-mêle, identiquement à un joyeux maelstrom, des croisements de lignes, de jolies courbes, des pleins et des déliés. Elle y voyait le corps étrangement alambiqué d’une déesse de Francis Bacon, visage dissimulé sous un masque mi-humain, mi-animal ; elle y découvrait cette étonnante composition de Picasso à l’époque des métamorphoses, grande baigneuse au bord de la mer avec son corps transparent par endroits, le golfe des seins dessinant une guitare éclatée ; elle y apercevait cette femme nue assise d’Egon Schiele, sa pose ostensiblement provocante, la crudité de sa représentation, le ventre qu’on aurait pu toucher à la seule force de son réalisme incarné, la grenade du sexe ouverte dans la densité de la forêt pubienne dont on devinait l’humidité, le spongieux, le disposé à l’acte amoureux, puis ces bas s’affirmant comme l’attribut d’une fille de joie dans l’attente de son prochain accouplement ; elle y devinait dans le luxe d’un jour à mi-ombre, le grenat des brocarts, la lumière des draps, la chair libre de la Vénus d’Urbino du Titien, ce mélange sulfureux de réserve, d’aristocratie, d’aisance naturelle, d’effronterie qu’un insistant regard soulignait depuis cette sérénité infiniment épanouie, cette offrande faite au Voyeur comme un don indépassable ; elle y saisissait, enfin, le Nu debout de Giacometti, cette si mince ébauche de la présence féminine qu’elle eût pu en faire, dans un geste immédiat d’appropriation, sa propre silhouette tant l’analogie était frappante, tellement sa propre image pouvait jouer en écho avec la représentation du peintre ami des Surréalistes.

Mais il s’agissait moins de ressemblance avec quelque esquisse que ce fût, que d’une confluence avec toute forme visible, à condition qu’elle consistât en une subtile émergence de l’art, en une affirmation d’une esthétique. Ici, au milieu du désert - cette belle métaphore du recueillement en soi -, au centre d’une immense solitude - la condition pour que quelque chose comme un absolu se dévoilât -, Esthète était la concrétion en un lieu indéterminé, en un temps infini, de ce que la beauté pouvait être dès lors qu’elle descendait de son empyrée et consentait à se poser, de telle ou de telle manière, sur le vol libre de l’oiseau, la crête d’écume de la vague, le corps polyphonique de la femme. Et foin du style, foin de l’école, foin de la pâte dans laquelle s’imprimait l’empreinte du beau, il fallait que tout ceci consentît à s’actualiser. Pour cette raison, de la valeur universelle de la sublimité, Esthète se disposait aussi bien à revêtir toutes les formes que ses visions lui délivraient comme si, simultanément, elle avait pu être l’égérie multiple et indéfinissable qui tenait le pinceau du peintre, la pointe du graveur, le burin du sculpteur. Le réel pour elle, le tangible, l’indépassable, c’était l’art en ses multiples et infinies déclinaisons. Ceci, elle n’y renoncerait pas. Il n’y avait pas de plus grande liberté que d’être unique tout en étant multiple, en devenant métamorphose continuelle. Une parution dans le sensible pareille à la succession des jours, au clignotement des galaxies, au ressourcement des yeux lorsqu’ils voient des choses polies au lustre d’une quintessence. La remise à soi dans le jour nu, cette formule aussi alambiquée qu’apparemment vide de sens, c’est cela, être l’être que l’on est sans distance, dans le jour qui vient, autrement dit dans l’art de l’homme qu’est le temps. Nous ne sommes que du temps que l’art vient remettre dans nos mains afin que nous connaissions quelque chose du monde. Dans la splendeur !

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