"La fuga", crayon et pastel sur papier,
Londrina 1996.
(Toutes les œuvres ici représentées sont de
Marcel Dupertuis).
« La fuga » ou l’évidence figurative.
Ici, le titre donné par l’Artiste redouble la valeur figurative de l’œuvre. Elle en constitue une sorte d’écho, de volonté d’en souligner la sémantique apparente. « La fuga » que nous pouvons traduire par « la fuite » devient l’équivalent langagier du dessin, de son dynamisme, de l’acte en train de s’accomplir au sujet duquel nous n’avons aucun doute. Alors on peut légitimement se demander si le fait de sous-titrer était utile ? Si la représentation ne se suffisait à elle-même ? Il s’agit, à l’évidence, d’un clin d’œil adressé aux Voyeurs de l’œuvre, d’une manière de complicité s’établissant afin qu’une commune intelligence du monde puisse s’établir selon le mode d’une convention implicite. Ainsi en est-il parfois de l’humoristique, du subversif, lesquels renforcent leur puissance d’évocation à seulement réitérer le contenu d’un propos hautement visible. Tout comme un syntagme au second degré énoncé entre connaisseurs devient le lieu d’une pure jouissance. D’une évidence l’autre.
"Le marron", huile et graphite sur papier,
Lugano 1993 (Suite marron).
Abstraction ou l’énigme figurative.
Compte tenu de sa nature qui brouille volontiers les lignes habituelles de la perception, l’abstraction, son commentaire, posent toujours problème. Soit celui de conceptualiser et de demeurer dans la pure spéculation. Soit de ramener en direction du concret, du directement préhensible et de faire de l’œuvre une simple déclinaison du réel, ce qu’elle ne saurait être. Sans doute est-elle un effet de réel mais dont la totalité outrepasse son insigne visibilité. Il y a toujours, dans l’acte de visée d’une œuvre, essor d’une transcendance qui déporte bien au-delà des sèmes et formes qui se laissent appréhender. « Bien au-delà » veut faire signe vers l’intraduisible sensibilité du Regardeur, la profondeur de ses ressentis, le déploiement de ses sentiments, les fulgurations de la passion, mais aussi faire appel à l’expérience vécue, aux souvenirs, à la mémoire, à l’imaginaire, mais aussi aux ressources d’une rationalité qui puise en elle les possibilités d’inscrire ce qui se donne à voir dans un mouvement particulier de l’art, une insertion dans une démarche intellectuelle, un jugement, une thématisation esthétique particulière.
Les œuvres dans leur contexte originel.
« De la suite marron 1993-94 : "Comment devrait se comporter un homme, pour que l'on puisse dire qu'il connaît un marron pur, primaire." ("Observations sur les couleurs" de L. Wittgenstein) ».
En incipit de la suite d’œuvres (dont une partie seulement est proposée dans le cadre de cet article), Marcel Dupertuis nous propose, comme fil rouge, d’abord une pensée de Wittgenstein à propos des couleurs, ensuite sa propre participation aux méditations du Philosophe sous les espèces de quelques propositions plastiques de teinte marron. Nous pouvons les percevoir comme autant de variations phénoménologiques sur du pur concept puisque la couleur primaire n’est, en soi, que ceci, une note fondamentale neutre à partir de laquelle bâtir l’infini des possibles de la représentation. Couleur primaire identique à une essence dont les diverses interprétations spectrales apparaissent comme les traductions en terme d’existence. Immémorial jeu dialectique de l’être et de l’exister.
Mais nous n’entrerons pas dans les considérations sur les couleurs, pas plus que nous n’essaierons d’en interpréter les riches valeurs symboliques. Plutôt une libre méditation sur ce qui voudra bien se présenter en tant que signification à partir de ces taches et lignes dont chaque singularité s’appliquant à les viser fera naître une infinité de paysages si différents qu’ils ne sont jamais que l’étonnante richesse du ressenti humain, à savoir cette liberté qui nous traverse tous comme l’une de nos quêtes majeures.
Regarder selon trois perspectives signifiantes.
Trois thèses évoquées rapidement détermineront le regard porté en direction de ces graphites, pastels et autres acryliques.
* En premier lieu nous considèrerons, traversant la matière de ces propositions plastiques, aussi bien en leur valeur figurative sous jacente qu’eu égard à la constante d’un art plus que millénaire, la présence d’une imitation de la nature, celle-ci fût-elle inconsciente. Jamais nous ne pouvons nous soustraire à sa force d’attraction, à sa prégnance universelle. Une forme dessinée et voici le rocher. Une couleur posée sur le papier et une terre surgit avec la belle souplesse de la glaise. Une ligne et se précise la texture d’une matière, le granuleux d’un gravier, la poussière dorée d’un sable.
** En second lieu nous postulerons la loi unanimement reconnue selon laquelle toute création est projection de soi. Toute image rencontrée est miroir pour la conscience. La vie est un immense Test de Rorschach, une infinie proposition de tâches qui ne sont jamais que les empreintes que nous apposons sur les choses, que les choses nous renvoient comme nos possibles fac-similés. Nous voyons une forme et nous essayons d’y débusquer notre propre présence.
*** En troisième lieu (conséquence du point 2), la prégnance de la forme anthropologique n’est plus à démontrer. Par elle se dit la rhétorique parlante du monde. Rien d’étonnant à cela puisque l’homme est le seul à être doué de langage. Confrontés aux figurations de tous ordres, nous cherchons à y repérer prioritairement les schèmes qui constituent notre expérience commune : la maison, l’abri primitif, les lignes constitutives de notre corps, les manifestations du langage, l’indice qui nous révèle l’irremplaçable présence de nos coreligionnaires.
Libre interprétation ou le lexique du monde selon soi.
Grotte amniotique.
"Sans titre", acrylique, gaphite et pastel
sur papier préparé, cm 65x50, Lugano, 2002.
Munis de ces médiateurs de l’image que sont les trois postulats qui essaient d’en décrypter un sens-pour-nous, nous ne considèrerons cette tache ni comme une contingence parmi d’autres, ni comme une chose seulement douée d’irraison, donc de mutité. Car toute chose parle selon son propre lexique dont il nous revient de subjectiver l’étrangeté qu’elle est. Nous ne demeurerons pas cois, pareils à des explorateurs situés devant une inextricable jungle. Nous franchirons l’apparente enceinte qui nous fait face afin que, placés en son intériorité, un phénomène apparaisse qui n’était nullement visible.
Ça y est, nous avons procédé à un saut. Ça y est nous sommes dans un autre monde. Nous y trouvons la parfaite place qui nous revient. Nous flottons immensément et c’est un cosmos qui s’allume et fait un dôme translucide au-dessus de nos têtes, des globes de nos yeux qui nagent dans le bleu. Souples mouvements d’une chorégraphie amniotique sans fin, sans espace, sans temps. L’éternité est ainsi qui nous ravit à nous-mêmes et nous place dans cette manière d’absolu sans contours. Notre corps est diaphane, pareil à une statue d’argile que des flots mystérieux modèleraient jusqu’au seuil d’une parution en pleine lumière. Il n’y a pas d’idée encore et c’est, ici, au centre de la boule maternelle, le domaine de la sensation pure, à peine un effleurement, tout juste une musique des sphères venue de si loin qu’elle prend les teintes douces de l’irréel. Pas d’instant qui fragmenterait et installerait le scalpel du temps présent. Arche immense de la durée qui fait se conjoindre en une seule et même harmonie les principes affinitaires du masculin, du féminin. Plénitude de la dyade, un cercle enfermant l’autre. Une Mère abritant sa Joie. Deux dispersions fusionnant. Deux possibles antinomies faisant alliance, créant l’osmose par laquelle atteindre à la plénitude du sentiment unitif. Plus qu’UNE chose au monde. Amour disparaissant à même l’Amour.
Bientôt sera l’heure de la sortie. Bientôt l’heure de la séparation. Chacun des protagonistes en demeurera frappé du sceau de ce que fut une rencontre en son inimitable nature, une sublimité qui fécondera notre perception des prodiges insaisissables de la Nature. TOUT aura été éprouvé qui fondera l’assise des conduites, forgera le socle des impressions, cimentera la certitude de la belle appartenance à l’humain telle qu’en elle-même la porte à l’accomplissement l’expérience indépassable.
Et, maintenant, que demeure-t-il de ce qui a été vécu comme l’exception ? Une forme. Simplement une forme. La découpe d’un bassin, l’isthme utérin qui a été notre voie de passage. Et ces trais bleu-rouges pour indiquer la station debout, cette belle conquête du genre humain qui, définitivement, l’éloigne de l’animalité, de ses errances sans fin. Certes le processus de reconnaissance d’une esquisse humaine, là dans cette tache, dans ces graffitis, ne présente aucun caractère d’exactitude. Seulement la percée de l’imaginaire, du symbolique, peut-être du rêve ou bien du fantasme. Peu importe le réel est tissé de tout ceci. Il est un bavardage sans fin dont il faut tirer la quintessence. Tout sens est toujours un donné immédiat dont notre conscience synthétise la pluralité des sèmes. Voir, entendre, penser est toujours le jeu fascinant d’une singularité. Nous ne sommes au monde qu’à la mesure de cette unicité qui nous façonne tout comme la nature nous a faits grands, blonds, la taille mince. Ou bien l’inverse.
[Les Lecteurs et Lectrices habituels auront reconnu ce thème récurrent traversant mes écrits : la vie amniotique en tant que tremplin déterminant notre façon d’être au monde. Sans doute s’édifient ici quelques un des archétypes qui structurent notre pensée, nervurent nos conduites. Jamais expérience originelle, fondatrice ne peut être regardée à l’aune d’une simple distraction. Procéder de la sorte consisterait à contourner une vérité et renoncer à notre part de liberté à connaître.]
Raphé médian.
"Sans titre", acrylique et pastel sur papier,
Lugano 2002.
Si, dans la peinture précédente, seul le Soi était à l’œuvre (l’autre présence, la maternelle ne jouant qu’à titre d’écho lointain puisque le petit homme ne pouvait en percevoir la présence), ici commence à apparaître le premier procès d’une possible différenciation au cours de laquelle cette entité unitaire qu’il est en son essence va commencer à sentir, en son sein, le premier glissement d’une chose autre. Ce geste de la pensée, calqué sur un geste corporel est ce qui, dans l’ordre symbolique, fait l’annonce du début de surgissement de l’altérité. Lequel est l’antonyme d’une chose lisse, impénétrable, enclose en son autonomie. Avant de sentir le phénomène de l’altérité en tant que tel (la présence effective de l’Autre en général, donc de ce qui n’est pas nous), il faut en être alerté de l’intérieur même de l’événement que nous constituons comme donné dans le monde. Si tel n’était pas le cas, si nous demeurions une monade impénétrable dont nulle lumière ne franchirait l’enceinte, alors nous nous ne percevrions pas nous-mêmes existant réellement, pas plus que la mesure de l’altérité ne pourrait nous atteindre. Noir sur noir ne parle pas. Blanc sur blanc ne parle pas. Seulement noir sur blanc ou blanc sur noir dont chacun tire son sens de cette commune dialectique.
Mais revenons à cette belle forme qui pourrait analogiquement nous conduire sur les rivages d’une amphore, mais demeurons dans le domaine de l’homme, de son corps. Ce qui apparaît comme sa proposition la plus pertinente n’est nullement l’aspect général dont nous pourrions dire qu’il dessine un thorax s’étrécissant dans son ascension en direction de la poitrine, mais cette ligne de partage qui en scinde le territoire en deux parties sensiblement égales. Cette frontière n’est pas sans évoquer le raphé médian qui parcourt en certains endroits l’anatomie, réunissant en une seule unité les parties symétriques, droite et gauche. Suture histologique dont les fondements ne nous intéressent nullement ici, seulement la force sémantique qu’ils convoquent, comme si, provenant de deux être différents, tout individu en un temps de son développement en portait l’ineffaçable stigmate. Sur un plan strictement conceptuel ce sinueux et visible parcours serait la marque en nous de cette altérité qui nous a façonnés, que nous ne pourrions nullement renier. Comme si cette empreinte était la condition d’une souvenance ontologique qui nous obligerait. Reconnaissance de n’être nous qu’à la lumière du tout autre que nous. Belle leçon d’humilité s’il en est, dont le Soi, par nature, n’est guère prodigue.
Maison du langage.
"Sans titre", acrylique et pastel sur papier,
cm 49x38, Lugano 2002.
A la suite de cette sortie de Soi du petit homme au grand jour, puis du décryptage à même sa tunique de peau de la marque de son destin lié à une connaissance de ce qui n’est pas lui, comment ne pas aborder, d’emblée, ce qui le constitue en tant que sujet parlant qui, non seulement est au fondement de son existence, mais le réalise en ce qu’il est à seulement communiquer, échanger, proférer, lire, écrire, toutes ces sublimités qui lui ont été remises comme la plus haute offrande qui se puisse envisager ?
« Le langage est la maison de l'être », disait le Philosophe du Dasein dans Acheminement vers la parole. Nous n’entrerons pas dans les subtilités philosophiques d’une telle assertion, nous contentant seulement d’en explorer la valeur métaphorique. Maison - Langage - Être, ces trois déterminations de l’humain en son apparition. Pas d’homme sans habitat sur Terre, sauf à devenir cet éternel errant à qui jamais aucun projet n’échoirait comme sa possibilité ultime. Pas d’homme sans parole, sinon à exister au même titre que l’animal, c'est-à-dire se manifester comme pauvre en monde. Pas d’homme sans être puisque l’être de l’homme est ce qui s’affirme comme cette transcendance première dont toutes les autres ne sont que des déclinaisons. Maison - Langage - Être, comme un subtil ternaire qui dirait le tout de l’humain dans son éminente qualité relationnelle. Toute maison suppose la proximité d’autres maisons. Tout langage est appel en même temps que réponse, surgissement du locuteur avec lequel s’entendre (au sens premier de se comprendre). Tout être suppose une antécédence et une suite afin que la généalogie posée inscrive une Histoire et la communauté des hommes en son sein. Certaines associations lexicales sont magiques à simplement être énoncées. Faire se conjoindre en une même unité de sens un espace, une faculté, le point d’acmé d’une ontologie, ceci est si remarquable que seul le silence…
Combien, dans une telle perspective, cette rapide trace d’acrylique et de pastel revêt le luxe d’une présence où la dimension de l’altérité rayonne à même le dessin. Demeurer (être ici dans une demeure et durer), mission hauturière des hommes attelés à une même tâche dont l’acte d’énonciation est le phare, la pointe avancée de la lucidité attachée à toute empreinte sur les choses.
Polyphonie du monde.
"Sans titre", acrylique et graphite sur papier,
Lugano 2000.
Comment alors, après l’évocation de la maison dont la trace était celle d’un habitat solitaire, ne pas passer à la pluralité du vivre ensemble ? Comment ne pas accoler les maisons, en faire des cités, des villes, peut-être des Tours de Babel, ces ruches bourdonnantes où se feront entendre les belles langues du monde ? L’acadien et le tamasheq ; le kirghize et le flamand ; le créole et le navajo ; l’huichol et le dogon ; le gaélique et le bengali. Lugano 2000 nous invite à une telle incursion dans la magnifique contrée des dialectes qui parcourent le Monde. Le Monde avec un M à l’initiale, forme homologue au graphisme présenté par l’Artiste. Cette lettre associée à l’aMour, symbole de l’androgyne, soit l’évocation de la complémentarité des contraires, l’attraction homme/femme, la nostalgie de l’unité antérieure à la séparation.
Ici, dans un étonnant raccourci (les œuvres en leur symbolique), se dit le mythe unitaire, l’accouplement, la naissance séparée, la recherche d’amour, d’union à la manière d’un cycle éternel qui, inlassablement, reproduirait à l’infini cette sorte de pulsation élémentaire fusion-dissociation qui serait l’image de la vie, peut-être son secret rendu invisible à la mesure de sa banalité. Jamais on n’occulte aussi bien les choses qui nous tutoient, que nous fréquentons dans une manière d’indifférence heureuse. Cette figuration en forme de M est donc à la fois demeure pour l’homme en raison de sa configuration ; lettre qui dit le langage dont nous usons comme s’il était un simple outil ; proximité des autres êtres qui ne sont que le poudroiement de cet Être Majuscule dont on ne sait jamais qui il est, s’il est vraiment, s’il est simplement la copule qui relie le sujet et le prédicat d'une proposition : « Je suis un homme ». Comme nous dirions : « Nous sommes des hommes » puisque aussi bien, de Maison du langage à Polyphonie du monde, nous sommes passés du singulier au pluriel, de Soi aux Autres, du particulier à l’universel. Le Soi s’est singulièrement dilaté. Peut-être ne lui reste-t-il qu’une étape à franchir avant d’arriver à quelque chose qui pourrait figurer son terme, donc sa disparition dans la multitude ?
Confluence des présences.
"A terre", acrylique et pastel sur papier,
Lugano 1999.
A terre, comme si, toujours il fallait revenir à des racines que l’on supposerait fondatrices de notre être. La maison initiale n’est plus guère visible, le regroupement babélien connaît une sorte d’affaissement qui serait tellement semblable au mem phénicien dont la signification correspond à « eau », liquide par lequel tout ramener à son fondement.
Au large du territoire que constitue la tache centrale, des sortes de V, d’empennages de flèches qui viennent à la rencontre, qui sont ces altérités qu’attire toujours le lieu d’une découverte. Etrange magnétisme qui fait confluer une réalité archipélagique (les Autres) vers une autre réalité insulaire (le Soi) afin que l’eau médiatrice féconde les terrestres présences. Le terme du voyage iconique est atteint en même temps que, tout au long du processus, progressivement, le Soi s’est métamorphosé en altérité. De l’intimité de la grotte à la fusion des présences en passant par la première différenciation du raphé médian, la maison et son langage unique, la dimension babélienne, ainsi se constitue le lexique du monde en son ineffable mouvement qui nous dit, toujours, le trajet de l’unique vers la pluralité, le chemin du singulier vers l’universel, la longue marche du Soi vers le Non-Soi. Ainsi le SENS naît-il d’un constant nomadisme seul en mesure d’assurer notre être d’un habitat sur Terre parmi l’infinie polysémie de l’exister.