Photographie : Blanc-Seing
C’est un piège, un étau.
Le soleil est cette boule blanche au zénith qui fait couler ses millions de phosphènes étourdissants. Il y a de grandes flammes qui incendient l’horizon et la mer est un lac en fusion, un miroir qui renvoie ses flèches acérées contre le dôme du ciel. C’est un piège, un étau qui resserre ses mâchoires et la respiration est à la peine. Les à-pics des fronts sont d’étincelants glaciers sur lesquels ruisselle la sueur en minces ruisselets et les mentons des surplombs de pierre où s’accrochent les claires stalactites, les gouttes de stupeur. S’essuyer le visage ne sert à rien, la source est continue qui s’alimente à la fontaine caniculaire, au feu exultant, aux étincelles qui raient l’horizon de leurs courses rapides.
Longues cohortes.
On boit de longs traits d’eau glacée, on fait craquer ses membres engourdis, enserrés dans des bandelettes chaudes de momies. On ne pense plus et les réflexions sont des boules de bitume qui font leurs congères dans l’antre du cerveau. Sur la plage sont des milliers de corps allongés dans l’attitude du culte solaire. Les vitres noires des lunettes sont des névés dont la surface est impénétrable, comme désertée de regards, vide d’une ouverture sur la vie alentour. Existences de chrysalides qui s’immolent à même la densité de leur propre peur. Oui, de leur peur. Longues cohortes d’anatomies plongées dans une hébétude sans fin. Car le jour est une douleur, la nuit une souffrance, le réveil le début d’un sacrifice consenti mais si lancinant, si difficile à porter au-devant de soi dans les allées dévastées de la grande fournaise.
Villes-Termitières.
Dans les boyaux des villes, dans les galeries souterraines, les catacombes aux blancs ossuaires, dans les caves sont amassées les grappes humaines qui fuient les folles ardeurs de la lumière. Ses bras, ses jambes, on les colle aux parois de calcaire, de son abdomen on fait une ventouse qui adhère au suintement salvateur, on boit avidement la liqueur de la moindre mousse, on aspire la fraîcheur dans le soufflet des alvéoles. La chaleur on en entend le bruit, le râle assourdissant le long des trottoirs qui se déforment, on dirait des bandes de nougat qu’un enfant indocile serrerait dans ses poings au seul plaisir de leur imposer sa volonté de puissance, de les réduire à sa merci en quelque sorte. Parfois les gens, à l’angle des rues tailladées à vif, dans les boudoirs méticuleux tendus de rose-bonbon, dans les estaminets où la bière coule en cascade s’essaient à proférer quelques mots, ne serait-ce que pour dire la verticalité de leur stupeur.
On se tait longuement.
Mais les mots sont rétifs, réifiés et font leur boule de gomme sur le parvis asséché des lèvres. Mais les phrases font leurs filaments caoutchouteux autour de la langue qui pagaie sans cesse dans la vase de la bouche. Alors on décide de se taire mais le silence gonfle telle une baudruche qui martèle le pavillon hébété des oreilles. On se tait longuement tout contre le ressac du souffle démoniaque. On espère soudain, en soi, au creux de la braise du corps, une accalmie, le surgissement d’une langue de neige, la magnificence limpide d’un glacier. Mais tout est si lent à venir et les idées s’amassent ici et là dans d’étranges amas cotonneux, en résilles filandreuses, en cordes de chanvre aux inextricables nœuds.
Images destinales de l’être.
On est soi dans l’étrangeté. Puis on n’est plus soi et toute logique s’est abîmée tout contre la varlope de la déraison. On est soi et l’autre puisque plus rien ne semble avoir de limites. On emmêle ses bras aux bras contigus. De ses jambes on fait des lianes souples qui accueillent d’autres lianes souples. On est tenon et mortaise à la fois. On est Charybde et Scylla, on flotte dans les mêmes abîmes et les baudroies aux yeux globuleux nous frôlent de leur désir de soie. On est pieuvre aux mille ondoiements, on est tentacules fouettant leur propre ego-altérité, on est l’autre et soi dans un même mouvement de la conscience. On touche le vis-à-vis et on palpe sa propre peau. On regarde qui fait face et on est regardé par son propre regard. Palais aux mille glaces où se percutent les images destinales de l’être. Labyrinthe où je te rencontre, où tu me vois réverbéré à l’infini, feuilles de verre où nous nous immolons dans notre perte irrémédiable, où vous divaguez parmi les corridors altérés de l’espace, les facettes démultipliées de la sensation, les ivresses des perceptions qui vont et viennent selon des flux qui nous traversent et parcourent le monde.
Blizzard de la démence.
On est des Ravaillac écartelés et les chevaux de la folie nous démembrent aux quatre angles de l’horizon : une main ici qui ne saisit que le vide, un bras là qui fait retour sur son segment de chair et ne se reconnaît plus, un pied qui marche dans le rien cotonneux et ne sait plus qu’il marche, des sexes flaccides qui battent au vent, des vulves orphelines, des ombilics perforés qui ne perçoivent plus la trace de leur origine. Partout est la lame aiguë de la schizophrénie qui clive le territoire indistinct du corps, partout la gangue de la mélancolie avec ses gerbes d’ennui, ses feux assourdis d’angoisse, partout les bondissements maniaques et leurs assauts de gloire contre les ombres qui envahissent tout, réduisent la vie à un simple soupir de luciole dans la prairie couverte de nuit. La vue est si basse parmi les racines de la mangrove. L’humus est si dense qui serre les blanches racines du jugement. La soue si indistincte où grouillent les séquelles abortives du désir. C’est comme de tomber dans un chaudron empli de poix, de tenter de faire la planche alors que tout est englué et que l’esprit vacille comme la flamme dans le corridor parcouru du blizzard de la démence.
Lueurs fauves de l’automne
On vient de dire le blizzard, le souhait de l’homme que l’on est encore de se plonger dans la pureté immémoriale du froid, de connaître une vérité qui nous mette debout et que notre marche entravée se projette vers un futur, sinon radieux, du moins possible. On ne va nullement tarder à dire, avec des soupirs dans la voix et des trémolos dans l’âme, la présence à nulle autre du printemps, le gonflement de la sève dans le canal des tiges, l’éclosion des fleurs, les corolles roses, les pétales chargés de douces fragrances. Et à peine terminera-t-on, d’énoncer ceci que déjà nos yeux s’empliront des lueurs fauves de l’automne, nos oreilles du crépitement des feuilles, nos mains du dessin des nervures dans la clarté adoucie du sous-bois.
On est ici, on veut être ailleurs.
On saute d’une saison à l’autre, d’une saison du corps à une étape de l’esprit, à un bondissement dans la faille ouverte de la conscience. On est ici, on veut être ailleurs. On réclame le chaud en hiver, le froid en été, la couleur de rouille au printemps, la floraison en automne. On demande tout et on n’obtient rien que le soi dans sa constante démesure, dans son inconséquence plurielle, dans son avidité fondamentale, dans la sombre dévastation qui grésille le long de l’espoir humain.
On dit le temps qui passe.
Alors on revient au début de la fable, on sonde la photographie de manière à y trouver, peut-être l’empreinte d’une origine. On dit le soleil très haut avec son œil atone qui interroge le monde. On dit la cendre gris-bleue des nuages, leur allure de douce médiation entre ce qui entaille et ce qui caresse. On dit la langue de feu qui court au sommet de la montagne. On dit la nuit de cette montagne dont on ne sait si elle vient tout juste de se lever ou bien si elle est parvenue au terme de son voyage. On dit tout cela et, en même temps, on dit le temps qui passe. Rien que cela, cet émiettement des heures, cette poussière des secondes, cette fulguration de l’instant qui nous surprend les mains ouvertes en direction du ciel comme si une offrande pouvait en chuter qui nous sauverait de notre propre chute, justement. Car nous sommes des êtres en perdition, des genres de culbutos qui, toujours oscillons sur notre base avant que de passer cul par-dessus tête. Et de plonger dans l’abîme.
Être parmi le luxe de l’exister.
Le temps des saisons, le temps météorologique, la pluie ou le frimas, ne sont jamais, en réalité, que des déclinaisons de cette temporalité qui nous fait hommes et nous distingue de l’animal « pauvre en monde », de la chose « sans monde » ce qui veut dire, en langage clair, sans temps, sans conscience d’être parmi le luxe de l’exister. Alors au terme de nos brèves et toujours réitérées réflexions, nous disons : « Pourquoi ce feu … et puis plus rien ? » et nous nous disposons à méditer cette question fondamentale qui pose l’être en son unique flamboiement et le retire sitôt paru. Condition de sa présence. Toute vision au-delà serait brûlure et désolation. Or nous voulons voir et nous projeter au-delà de notre vision. Peut-être y sommes-nous déjà ?