Détail d'une oeuvre de
Dongni Hou :
« Sanglot silencieux ».
Homme de peu de conscience.
Voici ce qui pourrait apparaître à l’horizon d’un mythe réinterprété. Un homme est accroupi au sol, dans la posture de la désolation, alors qu’une pluie de gravats s’étend autour de lui, l’emprisonnant dans cette geôle pierreuse. L’homme en question n’est autre que l’infortuné Sisyphe qui semble avoir renoncé à faire rouler son rocher, continuellement, jusqu’au sommet de la montagne. Epuisement de la volonté de puissance qui semble avoir changé de camp. D’humaine qu’elle était, cette volonté semble être, maintenant, le prédicat le plus visible des choses : de la montagne qui fait obstacle avec sa couleur ténébreuse d’Hadès, du ciel qui fait écran à la mesure même de sa teinte de sanguine, genre d’incompréhensible brasier, de signe cosmique venant mettre un terme aux agissements de cet homme de peu de conscience.
Ombre du châtiment.
On n’affronte pas les dieux, Zeus au premier chef, sans qu’une vigoureuse admonestation ne s’ensuive a minima et, a maxima, une condamnation à demeurer éternellement prisonnier de sa propre inconséquence. Châtiment comme prix à payer. Combien cette attitude d’un Sisyphe assis au centre de sa désolation est plus tragique que celle qui consistait à pousser, selon l’image de la tradition, son innommable caillou, inlassablement, du bas en haut de la colline avec l’espoir qu’il demeurerait peut-être au sommet, au hasard d’une hypothétique anfractuosité, restituant à l’Inconscient la liberté qu’il avait sacrifiée à la mesure de son geste imprudent. Tant que la chose à pousser était mobile, s’inscrivant dans cette transitivité, la lumière d’un possible espoir pouvait encore faire phénomène.
Forme la plus nihiliste.
Ici et maintenant, cloué au sol, Sisyphe a consumé ce qui lui restait, sinon de libre décision, du moins d’un ressort à bander, d’un tremplin à solliciter afin de s’exonérer, un instant seulement, de cette condition qui n’était humaine qu’à l’aune d’une gesticulation mécanique pareille aux soubresauts d’un automate. Elle ne s’affiliait, en réalité, cette buée de dessein, qu’à la posture de l’animal dépourvu d’un monde, au sens d’un défaut de projet à soutenir.
La volontaire dégradation du mythe ici accompli a seulement valeur propédeutique qui nous amènera à saisir la désolation qui habite un tel état. La forme la plus nihiliste de l’exister est atteinte. Tout espoir est balayé de jamais pouvoir atteindre le sommet de la colline, d’y déposer son fardeau, toute tentative de faire parler la raison devient mutique, toute démarche en direction de la liberté est un essor qui manque d’élan et s’effondre sous le poids de son inconsistance. Enfermement quasi-autistique qui dit l’impossibilité d’être là, sur cette terre, en ce lieu, en ce corps.
Sisyphe, par Franz von Stuck, 1920.
Source : Wikipédia.
Et maintenant, venons-en à la forte symbolique qui repose en l’œuvre de Dongni Hou. Pour notre part nous y voyons une étroite analogie avec la situation tragique d’un Sisyphe qui aurait décidé d’abandonner son combat, de laisser le champ libre à l’inévitable pesanteur du destin. Similitude des postures qui détermine une identique confluence des situations existentielles.
Être-Racine ; Être-Mur : le même.
Cette oeuvre, à l’accent étrangement contemporain, nous laisse entrevoir l’épuisement, en termes d’essence, de la nature humaine comme si son seul horizon se heurtait au mur écarlate du plus vertical des nihilismes qui soit. En fait il n’y aurait plus que ce lourd sentiment d’exister, cette pâte compacte qui fait dire à Roquentin dans « La Nausée » : « Elle avait perdu son allure inoffensive de catégorie abstraite : c'était la pâte même des choses, cette racine était pétrie dans l'existence ». Et encore : "J’étais la racine du marronnier...perdu en elle, rien d’autre qu’elle." Et pour parodier l’auteur de « L’Être et le Néant », nous pourrions formuler l’assertion suivante, donnant la parole au Sujet du tableau : « J’étais le mur rouge…perdu en lui, rien d’autre que lui ». Sujet se dissolvant à même la chose qui lui fait face, réification de la mesure anthropologique : objet face à un autre objet comme deux chiens de faïence s’observeraient du fond de leur regard vide de sens. Rien ne s’y imprimant que l’esquisse du nul et non advenu.
LES DETERMINANTS DU NIHILISME ACCOMPLI.
Pour percevoir ces déterminants il suffit de se livrer à une description phénoménologique qui appellera les « choses mêmes », à savoir dévoilera leur vérité.
* Mur violemment écarlate en son austère et imparable verticalité. Il est un écran contre lequel briser l’avenue ténébreuse d’un destin qui ne se saisit plus que sous les espèces de l’aliénation. Jamais un mur violemment dressé dans l’espace n’est ouverture. Jamais une racine enfouie dans la surdi-mutité de la terre ne prononcera de langage déployant le site d’une clairière, l’aire d’une présence. C’est d’impossibilité dont il s’agit ici, de dernier terme avant la finitude. Toutes les portes sont fermées. La citadelle-femme est assiégée, les meurtrières occluses par lesquelles on voyait se dessiner les figures tangibles et vivantes du réel.
* Et le rouge de la toile, cette braise qui dépasse la passion pour mieux la faire se consumer jusqu’au point de non-retour de l’extinction. Un rouge identique teinte les processions funéraires en Asie. Un rouge qui fait se lever les forces démoniaques et infernales. Si « l’enfer est pavé de bonnes intentions » il est surtout pavé du rouge des flammes. Un rouge stigmatisant le vice de la « grande prostituée de Babylone », cette mise à mort du corps de la péripatéticienne, geste d’immolation que profère la fureur noire du Minotaure. Le rouge du sang des victimes, des sacrifiés, le rouge de la violence qui, précisément, « voit rouge ». Le rouge de l’interdit : « au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable » ou le rouge comme dernière station avant que la mort ne sévisse. Rouge contre lequel vient buter le corps de la femme, ce brasier qui en rencontre un autre qui va le réduire à néant, l’annihiler, l’incendier comme pour une cérémonie de crémation. Les bûchers de Vârânasî, au bord du Gange, ne sont guère éloignés alors que la lumière inonde les gradins de pierre et que les corps se dissolvent dans la fumée et l’odeur âcre de la nécessité.
* Ce corps qui est vu de dos est entièrement soumis à la possession du Voyeur, celui-ci fût-il doué des meilleures intentions qui se puissent imaginer. Alors, encore une fois, il nous faut recourir à l’analyse sartrienne faisant du regard de l’autre cet objet aliénant le Sujet qui est visé. Et le Sujet est d’autant plus sous l’emprise de cette vue dépouillant jusqu’à sa conscience même puisqu’il ne peut, de dos, s’y soustraire. Position du condamné à mort face au peloton d’exécution dont, yeux bandés, il ne peut supporter le sordide visage. Sans doute les commis de la mort doivent avoir de bien étranges rictus. On ne tue pas gratuitement, comme cela, pour passer le temps !
* Ce corps qui est voûté, pareil à une anatomie pliant sous les fourches caudines d’un exister si pléthorique qu’il est en train de succomber à la surpuissance de l’être, à sa violence interne, à sa décision d’avoir le dernier mot. La vie est « un long fleuve tranquille » à seulement en dérober la charge dramatique, à en évincer l’exigence d’une dette à payer, à reconnaître dans la suite des jours le coup de dés du destin qui, parfois, s’acharne sur sa victime au point de la dépecer, de la priver de son essence. A terme il ne demeure que des lambeaux sans demeure, précisément, sans habitation possible. Autrement dit « habiter poétiquement sur terre » est bien une exception que cette Condamnée ne pourrait affirmer qu’aux yeux des insouciants et des benêts. Les Eveillés, eux, ont compris l’enjeu de la condition mortelle et ils en préméditent la sombre venue dont ils pensent qu’elle les sauvera, provisoirement, du déluge.
* Ce corps qui est partiel, comment correctement s’en emparer si ce n’est à la manière d’un objet en partance, dont la géographie entière ne nous est nullement accessible ? Perte en soi en direction d’une inévitable chute - fait-elle signe vers la faute originelle ? - ou bien, coalescente à la structure du devenir, est-elle seulement à considérer tel le processus qui nous concerne dès notre naissance ? Pour lequel il ne saurait y avoir aucune pause, aucune rémission. La temporalité est sans pitié qui nivelle tout, aussi bien les collines en leur continuelle érosion, aussi bien l’homme dans sa propension à rejoindre le sol natal dont il provient, cette terre qui le hèle du fond de sa réserve comme si, de cet ultime ajointement pouvait résulter la plénitude d’un sens. Et sans doute en est-il ainsi, quoi que nous fassions, notre rébellion fût-elle amplement légitimée. Nous ne sommes entièrement réalisés qu’absents du monde qui demande des comptes et reste les mains vides.
* Ce corps qui est osseux, qui laisse déjà deviner le squelette définitif, celui sur lequel les anthropologues se pencheront avec attention, brosse de martre en main, loupe à l’œil, pince extrayant les signes d’un passage. Passage long au regard de l’échelle humaine. Court dans la vision totalisante des civilisations qui, au final, se résolvent en des sédimentations ossuaires qui sont l’emblème de milliers de vivants ayant essaimé le long de leurs parcours, qui les spores de la beauté, qui ceux de l’immédiate satisfaction des choses, qui encore la gloire éphémère des anatomies lustrées par les illusoires attentions de la cosmétique. En dernier ressort, un os valant un autre os, un astragale un tibia ou un péroné. « La seule justice » diront certains. Mais quelle justice y a-t-il à mourir alors que l’inventaire est à peine entamé des connaissances dont nous aurions pu faire notre justification à durer ?
Les déterminants du nihilisme accompli, les ultimes instances de la métaphysique se présentent à nous sur le mode de l’étrangeté apparitionnelle, du lexique de la complainte, de l’aide à figurer au monde autrement qu’à l’aune de la disparition, de l’absence, de la biffure définitive. Mur dressé en son inconcevable fermeture ; Rouge qui fait sa brûlure pareille aux flammes de l’enfer ; Dos qui est l’envers du visage à connaître en tant qu’épiphanie humaine ; Corps voûté faisant signe vers une voûte qui ne supporterait plus la charge de son édifice ; Corps partiel, autrement dit scotomisation de la présence à soi, à l’autre ; Corps dans sa sédimentation ossuaire identique à l’avant-goût d’une connaissance de ce que serait l’être au-delà de l’être.
Penseurs tragiques.
Ceci fait inévitablement penser aux penseurs tragiques de notre temps : Nietzsche, Kierkegaard, Schopenhauer, Cioran, mais aussi aux paroles de l’Ecclésiaste. Ceci ne veut pas nécessairement dire qu’un goût morbide anime les lecteurs qui essaient de sonder les pensées de ces philosophes. Tel Montaigne il est toujours temps de préméditer la mort afin que, la connaissant d’une façon approchée, certes tout intellectuelle, elle nous effraie moins, même si c’est au prix d’un renoncement partiel à l’essence du stoïcisme.
Il existe une esthétique de la mort comme il existe une esthétique de la vie. Mais ici il convient de ne pas faire de contresens. Nulle mort n’est belle. Nulle mort n’est esthétique au sens qui est conféré à ce mot par les familiers des Beaux-arts. Ici, il convient de prendre « esthétique » à la racine, au sens étymologique grec de : « qui a la faculté de sentir; sensible, perceptible ». Car si l’on perçoit bien la vie, y compris dans sa figure « d’inquiétante étrangeté », on perçoit d’une façon approchée le phénomène de la mort à la mesure du vide qu’elle creuse, du désarroi qui en habite la contrée, du sentiment de perte qui y est irrémédiablement attaché.
Notre posture par rapport à ces questions « insondablement » métaphysiques (ceci est une redondance) s’inscrit dans un comportement, une attitude éthique, un ressenti philosophique lesquels, en dernière analyse, s’alimentent à notre vécu empirique. Pour cette raison des vécus phénoménaux souvent résolument antinomiques, nul ne peut prétendre expliquer quoi que ce soit, à plus forte raison juger telle ou telle posture sur ce qui, par nature, nous dépasse de toute la hauteur d’un insondable, d’un inintelligible, souvent d’une incompréhension qui referme sur elle-même sa bogue d’ennui infini.
« Le charme des penseurs tristes ».
Mais il s’agit maintenant d’évacuer cette lourde atmosphère spéculative en faisant fond sur de plus réjouissantes perspectives. Si la peinture de Dongni reprend à son compte des thèmes récurrents de la pensée contemporaine et notamment la dimension désespérée, nihiliste, l’empreinte violemment absurde de l’existence, il convient d’alléger le débat, de le porter sur les fonts baptismaux d’une ironie, laquelle, bien évidemment, ne saurait faire l’impasse quant aux problèmes fondamentaux, prendre une nécessaire distance cependant. Pour ce faire nous allons faire appel à quelques réflexions tirées du livre de Frédéric Schiffer, « Le charme des penseurs tristes » :
« Concernant, donc, la philosophie, quand, à l’occasion, je demande à un amateur quel livre de sagesse (ici il convient de réaliser une synonymie entre « sagesse et esthétique », c’est moi qui souligne), il conserverait sur lui en cas de passage à vide […] jamais personne ne me répond : L’Ecclésiaste, ou les « Maximes » de La Rochefoucauld, ou encore « Le Précis de décomposition » de Cioran - à plus forte raison « Le Bréviaire du chaos » de Caraco. […]
De fait, des pages où l’on ressasse que « tout est vanité », où l’on souligne que l’amour, « si on le juge par la plupart de ses effets, ressemble plus à la haine qu’à l’amitié », où l’on ricane du fait que les hommes sont « des charognes verticales dont la seule activité se réduit à penser qu’ils cesseront d’être », et où l’on recommande le suicide « comme marque de politesse », n’ont guère vocation à regonfler le moral des âmes, même les moins douillettes. Ce à quoi je rétorque que c’est une marque de philistinisme de n’en pas goûter le charme ».
Remède à l’affliction.
Donc, en dernière analyse, ne souhaitant nullement nous faire taxer de philistins, ces béotiens ayant un goût peu marqué pour les arts et la littérature, selon la définition classique qui leur convient, nous regarderons d’un œil attendri et complice le Sujet de cette belle toile, fût-il désespéré, mais aussi bien ce beau syllogisme de l’amertume du très pince sans rire Emil Cioran : « Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter ». Pour notre part, à cette éructation inattendue autant que triviale, nous préférerions son chant mélodieux, sa voix fût-elle voilée par l’émotion. Oui, l’émotion cette corde sensible qui, tantôt, nous incline du côté de la simple romance, tantôt de l’adagio ou de la symphonie fantastique, parfois du rire qui résonne comme naturel antidote à toute affliction. Ainsi chemine la vie qui bat son plein. Buvons-la jusqu’à la lie !