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18 septembre 2020 5 18 /09 /septembre /2020 08:21
La ligne de tes yeux.

                   Photographie : Blanc-Seing.

 

 

 

 

     Absente aux choses.

 

   C’était ainsi que tu m’étais apparue, vêtue d’un sobre tailleur gris, à la limite de toi tellement tu paraissais absente aux choses. Y avait-il au moins, au monde, quelque chose qui retînt ton attention, la chute lente d’une feuille, le bruit du vent glissant sur le sable, la trace de l’hirondelle sur la vitre immuable du ciel ? C’est un tel bonheur, vois-tu, que de se disposer au simple, à l’immédiat, le plus souvent de n’en rien savoir et d’aller par les chemins de fortune, ici sur le versant ombreux de la colline, là sous le couvert des grands eucalyptus, là-bas encore près des étangs qui brillent à la manière d’une savante illusion. Ceci, tu le sais, cette impermanence de ce qui ne se montre qu’à mieux nous échapper, à fuir le long de la première perspective, à vibrer dans le mystérieux cristal du silence. Tu le sais mais jamais, au grand jamais, tu ne voudrais en fournir le début d’une présence en toi, en dévoiler le frisson originel, désigner la peau qui se hérisse des picots d’une urgence à être.

   

   Être et tout est dit.

 

   ÊTRE, le Grand Mot que tout le monde prononce sans même en sentir la noble provenance, la dignité à nulle autre pareille, le réseau dense des significations qu’il porte avec lui dans les replis de son sens manifeste. ÊTRE et tout est dit de soi, de l’autre, du monde et l’on pourrait regagner le site de sa première venue sur la scène de l’exister en ayant fait l’expérience de l’essentiel. Mais voici que je m’égare et rien ne se dit à l’aune de ces généralités qui nous bernent. Seul le langage de l’en-soi, seule la mince ritournelle qui fait sa braise au centre du corps, qui demande et exulte à bas bruit. Une faible complainte, une étrange sourdine nous rappelant à elle comme si, enfants indociles, nous nous étions soustraits à l’accueil d’une niche, au ressourcement d’une grotte, au pli ombreux d’une faille, à la matrice qui ne s’éployait qu’à recevoir cet ÊTRE précisément, cet impalpable don dont jamais on ne voit la pupille aiguë puisque l’œil qui le reçoit est clignotement continuel, myopie congénitale qui semblerait tout enfouir dans l’immémoriale nasse du Néant.

 

  Le droit de te penser.

  

 Mais voici que je tiens, tout haut, une méditation dont tu aurais pu être l’Initiatrice, que s’insurge en moi cet inaccessible dont tu aurais pu faire ton emblème. Car tu es bien en fuite perpétuelle et nul ne pourrait s’arroger le droit de te penser - je suis dans la transgression, cela va de soi et quelle jubilation de me poster à l’angle de ton habiter sur Terre, d’essayer d’apercevoir quelques desseins, quelques esquisses, la vibration d’un sentiment suspendu à la manière d’une goute de pluie dans le ciel qui s’attriste de ne point te posséder ! -, oui, j’en conviens, la tirade est lyrique à telle enseigne qu’on croirait avoir affaire au héros cornélien en personne déclamant face au vide l’écheveau complexe de son lyrisme, de son héroïsme, de son goût pour une rhétorique baroque. Je disais à l’instant « le droit de te penser ». Combien cette formule paraît étrange sinon alambiquée mais comment pourrait-il en être autrement ? Jamais on ne saisit mieux une énigme qu’à feindre de l’ignorer, à la frôler de l’extrémité de sa pensée, précisément, à l’inventer depuis la brume de son imaginaire.

  

   Tracer l’intraçable.

 

   Ici, il me faut prendre à témoin le lecteur. Comment cerner ce qui ne saurait l’être ? Comment faire s’élever un chant lorsque les notes sont fluides et s’égouttent entre les doigts ? Comment rendre compte d’un lieu, en dresser une carte vraisemblable dès l’instant où les lignes qui sont censées en délimiter le territoire sont en constant réaménagement, éphémères, fugaces, fluctuantes ? Et tous les prédicats du monde échoueraient à nommer l’innommable, à tracer l’intraçable, à dire l’indicible. Parfois vaut-il mieux renoncer à ses songes, à ses caprices d’enfant ! Et vaquer à ses occupations, fût-ce au prix d’une irrémissible mort en l’âme.

 

     Ce chemin du rien.

 

    Le lieu de notre rencontre fut cette immatérielle lagune, cet événement de nulle part, ce passage du temps dans sa propre irrésolution, cet emboîtement de visions doubles, cette irisation de gestes, tous commencés, aucun ne finissant jamais. Tu avançais sur ce que, plus tard, tu devais nommer ce « chemin du rien », cette apparition entre deux eaux - des mouettes, souvent, s’y inscrivaient le temps d’un vol rapide pareil à une chute -, cette empreinte si légère d’une parole aérienne - aucun bruit ne s’y déposait, seul le vent à l’infinie droiture, seule la brume en sa mémoire floue -, tu y figurais à la façon d’une invisible actrice évoluant sur un praticable d’ombre. Mais que faisais-tu donc, ici, dans cette tenue de ville, ce tailleur qui dévoilait mieux tes hanches qui si elles avaient été dénudées, ces hauts escarpins noirs qui, parfois, te forçaient à une marche hésitante - voulais-tu imiter l’avancée élégante des grues cendrées ? -, tes jambes fuselées, si longues qu’elles semblaient ne jamais vouloir finir, poursuivre leur étonnante chorégraphie dont le gris ambiant semblait vouloir signer le cheminement dans cette contrée du vide.

 

   Ciel poncé à blanc.

 

   Le paysage était partout semé à l’identique de touffes de joncs qui pliaient sous le vent du large, la lumière des flaques, parfois leur éblouissement lorsque le ciel s’ouvrait, large plaine parcourue de piquets de bois érodés, étranges excroissances noires, seul lexique qui montait du sol comme pour dire l’histoire ancienne, l’entaille de l’érosion, l’usure des heures dans ce décor de perdition et de non-retour. La présence des hommes y paraissait si ancienne que, tous deux, devions penser en être les uniques hôtes. Deux solitudes n’en faisant qu’une seule. Deux solitudes se sont-elles jamais associées pour dire, d’une seule voix, la polyphonie du monde, l’aire de la rencontre, le battement du diapason en tant qu’harmonie, le chant surgi du plus secret de soi, de l’autre ? Une fusion, alors, était-elle prévisible, nous qui errions aux limites du possible sans en transgresser l’impitoyable loi ? Chacun en soi, lové au foyer de sa propre intimité dans un univers si forclos que rien n’y paraissait pénétrer que le doute et le vol hauturier des grands oiseaux mélancoliques. Une bannière flottant au plus haut de l’éther dans cette irrémédiable perte du ciel poncé à blanc, immense dissolution des êtres et des choses.

 

   Des vols de colombe.

 

  Cette photographie que tu m’as donnée de toi, je l’ai épinglée au mur de ma chambre, cette cellule monastique, ce refuge pour anachorète, cette moisson d’intellectuel triste, il ne demeure que les tiges d’un chaume et quelques épis épars qui disent la persistance de ce qui est alors que les secondes crépitent contre la vitre anonyme du sablier. Seuls quelques livres de poésie, des manuels semés de cartes marines, ces si beaux portulans qui m’emportent partout où la beauté se manifeste en son unique. Oui, il y a encore, sur Terre, quelques havres de paix, des glissements de colombes dans un ciel d’azur, des éclairs de colibris aux vols si stationnaires qu’on n’en perçoit même plus la subtile vibration.

 

   Ruissellement infini de clarté. 

 

  Dans le mince filet noir qui encadre le moment de ton surgissement, voici ce qui a lieu : tes cheveux sont ce ressourcement infini, ce clair cycle de l’eau dont ils semblent être le poème, cette résurgence de toi dans l’ombre de ton visage. Cette lumière ! Et tes yeux, ces deux mystères gris-bleu qui se perdent dans l’ovale qui les accueille, cette joie intime de soi, cette pliure qui ne se lit que sur l’envers des paupières. Tout secret est cela, le dedans que le dehors ne saurait pénétrer. Sinon il y aurait effraction. Sinon il y aurait viol. Et ton front, ce ruissellement infini de clarté qui n’en finit de s’écouler, de faire sa colline translucide, les idées s’y abritent de tout regard, les pensées s’y dissimulent dans une oblativité qui joue en écho avec ta propre intériorité, ta propre ferveur. Seuls ceux dont la conscience s’orne de cécité pourraient y voir la dilatation de l’ego, le seul souci de soi. Mais combien ces remarques seraient erronées, ces visées fausses, ces hypothèses empreintes du laborieux galimatias des parures, ces apparences qui se donnent pour la vérité alors qu’elles ne sont qu’une amusante commedia dell’arte. Non, tes pensées sont trop précieuses pour les dilapider à tout vent. Seulement les garder dans le creuset de la conscience et veiller à ce que les braises ne s’éteignent.

  

   Céladons. 

 

   Et les deux traits de cendre de tes sourcils, si mouvants, si expressifs, à ton insu, il me faut bien le reconnaître. Toi, la si secrète qui pourrais traverser une foule et personne ne s’en serait aperçu. Pas même un remous, une scintillation, le creusement de quelque stupeur. Une fluidité, un long écoulement, le trajet inaperçu d’un layon de sable parmi les grands arbres qui vivent dans l’empyrée. Et ce nez si droit, ce fanal du sentir juste, cet à peine effleurement des choses  et des êtres, mais dans la touche subtile, mais dans l’évanescence, le contact avec un encens qui n’aurait ni lieu ni temps. Et ces joues immobiles, ces clartés de céladon que frôlent la coulure des jours. Et cette bouche ornée de lèvres si discrètes, le baiser d’un zéphyr, la caresse d’une plume, l’insistance d’un flocon teinté de parme dans l’air qui frémit. Et cet ovale si exact du menton, inscrit dans la justesse du dire, dans la profération à nulle autre pareille de ton inimitable géométrie.

  

   Douceur de l’oubli.

 

  Mais voici que tout s’estompe, se dilue et que les murs de mon refuge se teintent de la douceur de l’oubli. Sans doute demeurera-t-il une empreinte quelque part dans la densité de la chair. Toujours les sentiments les plus forts finissent dans ce tombeau de l’être, cette crypte sourde, ce palimpseste raturé et saturé de tous les bruits du monde. Reste ton esquif qui flotte sur les eaux agitées du songe, dans l’inextricable labyrinthe de la mémoire. Quel temps fait-il maintenant en Finlande, ce pays de lacs et de forêts ? L’équinoxe d’automne est passé. Je présume que chez toi, du côté de Jyväskylä, sur cette terre parsemée d’eau et de plantes aquatiques, de forêts de bouleaux et d’épicéas, de rochers semés de mousse et de lichen - te rappellent-ils cette lagune qui fut la nôtre l’espace d’un rêve commun ? -, je présume donc les journées courtes, les nuits longues dans lesquelles plongent les racines du souvenir. Qu’y trouves-tu que nous avons éprouvé ensemble ? Y reste-t-il au moins le vestige d’une rencontre, le sillage d’une émotion ?

 

   Juste le trait d’un refrain.

 

 Mais voici que surgit en moi, comme venu du plus loin du temps, ce refrain que chantait Charles Aznavour - as-tu entendu parler de lui ?, je t’en dédie les paroles. Puissent-elles raviver, dans la nuit polaire, ces gerbes d’étincelles par lesquelles nous sommes au monde. Seulement méditer et le ciel s’éclaire et le firmament est une voûte accueillante pour tous les solitaires du monde :

 

« Tous les bonheurs sont à ta porte

Comme des roses à cueillir

Le vent du passé les rapporte

Sur les ailes du souvenir

Ferme les yeux, ouvre ton âme

Tu trouveras au fond de toi

Sous la cendre chaude des flammes

Le goût perdu d’anciens émois… »

 

 

   Quelque part, loin là-bas, sous le ciel que, bientôt, la neige atteindra, tu fredonneras cette romance. J’en ferai de même et nous vivrons à l’unisson. Aurions-nous quelque chose de mieux à faire ?

 

   En vertu de ce qui fut.

 

   Mais voici que l’heure a tourné, que le crépuscule s’annonce à l’ouest, au-dessus de la lagune qui commence à scintiller sous son manteau de givre. Ici l’hiver est précoce, un genre de Petite Finlande. Quelques minutes avant d’arriver à cette anonyme boîte aux lettres, seul lien désormais qui puisse faire signe en vertu de ce qui fut. Prends soin de toi. Longues seront les heures dans l’interminable poème hivernal !

 

  


  

 

 

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