" Le Rouge-Emoi "
Les Hemmes d' Oye
Photographie : Alain Beauvois
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Le 12 Février 2018
Chère Solveig, il ne fait aucun doute que cette expression « Aurores australes » ne manquera de t’interroger. On parle bien plutôt, surtout du côté de chez toi, « d’aurores boréales ». Mais qu’il me soit permis, ici, de procéder par antinomie. C’est souvent le moyen par lequel rendre les choses plus évidentes, palpables en quelque sorte : le noir par rapport au blanc, l’ombre au regard de la lumière, l’infiniment petit et son vis-à-vis, l’infiniment grand. Et le tumulte des oppositions n’en finirait jamais. N’est-on, soi-même, l’envers de quelque autre Existant qui, volontiers, pourrait nous envisager comme son propre négatif ? Les choses sont si étranges, si variées sous des latitudes si étendues que, jamais, l’on n’en peut saisir la dimension extrêmement ouverte, toujours disponible au voyage de l’esprit.
Et puisqu’il s’agit de nomadisme, que je te dise l’immense éloignement qui me sépare de toi, de ces terres nordiques à la belle fascination. Tu es donc une Fille Boréale, alors que je ne suis que ton reflet Austral, une simple réplique à ta voix, un mirage s’allumant dans la nuit de tes songes. Afin que l’altérité trouve ses exactes assises, il faut le lointain, non le proche. Ce dernier, le près, l’à-portée-de-main, s’usent toujours d’être devenus le familier, le banal, l’icône décolorée par de trop insistants regards. Si, de mes aurores australes, je t’aperçois, c’est à l’aune de ta continuelle disparition. Demeure en ta distance, la plus sûre de nos rencontres.
L’objet de ma correspondance, en ce jour de fin d’hiver, d’abord prendre de tes nouvelles, ensuite te parler d’une image qui, tard dans la nuit, m’a tenu éveillé. Je crois avoir été cet enfant derrière la vitrine magique où scintillaient les feux de son insatiable vouloir. Il est des visions qui s’incrustent à même la densité de l’âme, y forent un puits et c’est depuis cet étrange sans fond que nous interrogeons ce qui, soudain, est venu à nous. Jamais nous n’avons de terre ferme où poser nos certitudes lorsque l’effleurement d’une poésie vient s’immiscer dans le cours de nos pensées. Tout flotte infiniment, tels les rubans, précisément, des aurores boréales. Peut-on au moins décrire un tel phénomène, l’affubler de prédicats, insuffler en son évanescente matière plus qu’une manière de songe-creux, lequel a plus affaire à lui-même qu’au monde alentour ?
A cette simple évocation, voici ce qui se présente. Une plaine de neige blanche, les triangles, de loin en loin, de sombres résineux. La ligne d’horizon des arbres, basse, infiniment « terrestre ». A l’opposé de cette pesanteur, un élan dans le ciel, une tornade vert-émeraude qui semble tirer sa lumière de sa propre énergie, des stries la parcourent, des vagues s’y animent, des flux en traversent le corps sans doute astral, éphémère, intangible. Une tache rose de soleil, un océan de bleu, de l’électrique, du saphir, du turquoise. Et ceci si tourbillonnant que l’on se croirait sous l’emprise d’une galaxie dont notre corps ivre figurerait le centre. Voici le boréal en son exception, en son mystère, cette illusion qui use et abuse de nos sens jusqu’à troubler notre raison, nous faire girer dans le mode de la folie.
Et maintenant, sans doute, brûleras-tu de connaître en quoi consiste cette « aurore australe » dont j’ai tenu le secret jusqu’ici à seulement faire rougeoyer ton impatience, allumer au profond de tes yeux l’étincelle de la curiosité. Vois-tu, tout savoir, toute connaissance, du moins l’envie d’y accéder, tout ceci ne vit qu’aiguillonné par une inassouvie avidité dont tous ces événements extraordinaires sont les initiateurs. Que serions-nous sans l’immensité du ciel étoilé, le gouffre des trous noirs, la fuite éternelle des comètes, les pluies d’astéroïdes ? Sans doute bien peu de choses puisque, en réalité, nous participons de ces corps célestes comme ils trouvent en nous matière à justification. Oui, Sol, l’homme justifie les étoiles ! Ceci n’est-il troublant à la mesure de ces espaces infinis ?
Maintenant, nous avons à voir les coutures de ton monde, la face inversée de ta propre réalité. Ici, sous des latitudes plus méridionales, plus « australes », c’est comme si nous vivions sur une autre planète, peut-être Vénus et ses galettes de lave en fusion semblables à du soufre ; Mars et ses fleuves d’hématite pourpre, ses volcans et ses rifts, ses mesas, ses dunes, ses calottes polaires ; Jupiter et sa grande tache rouge-orangé ; Saturne, cette boule à mi-distance du dense mastic, de l’ambre au chant joyeux qu’entourent ses magnifiques anneaux de glace et de roches. En tout cas un univers si singulier que nous n’en aurions aucune représentation, aucune anticipation possible.
Le ciel est haut, comme voilé, avec des teintes de mauve assourdi. Du plus loin de l’espace des précipitations de corail, des manières de voies lactées, des pliures d’étoffes, des organdis, des velours, des taffetas légers, des tulles vaporeux, on penserait à une route de la soie au sens strict, littéral, une longue étole de tissu parcourant le désert du Taklamakan, ses tempêtes de sable, longeant les hauts sommets enneigés du Karakoram et on n’en aurait jamais fini de parcourir ces étendues pleines de surprises, tissées de magie d’Orient, cette terre extrême, mère de toutes les félicités, lieu de toutes les promesses.
Puis, juste au-dessus de la ligne d’horizon, tout se déplie selon des variations de moindre intensité, des incarnats si près d’une douce anatomie, des feux dans leur étonnante brillance, des garances à peine proférées, des nacarats pareils à l’intérieur des coquilles marines, des tommettes qui font penser à des foyers provençaux, des rouilles qui tirent vers les nuances de fers anciens. Ô combien, Sol, cette palette harmonieuse, équilibrée, ces subtils glacis, ces impalpables irisations sont un baume pour l’esprit. Nulle agression qui dissimulerait ses funestes projets sous le dard d’une sanguine, d’une violence à la densité écarlate, un cinabre qui indiquerait la proximité de desseins lugubres. Tout ici est dans la juste mesure de l’homme, accordé à son souci de progresser sur un chemin que ne longerait nulle chausse- trappe. Seulement une avancée parmi de souples collines, d’accueillantes vallées, de riantes plaines.
Cependant ne va pas croire à une bluette dont l’homme ferait son miel à la seule raison qu’ici, les teintes sont plus amicales que les déchirures boréales qui, parfois, habitent les ciels de chez toi. Non. On peut chercher son propre orient avec la lucidité rivée au corps, et s’en remettre à la beauté d’une immédiate présence. On ne peut demeurer seul lorsque le paysage se donne avec cette entière confiance, cette si naturelle évidence. Notre territoire intime ne s’actualise nullement en tant que totalité réalisée, autarcique, isolée. Toujours il nous faut être hors de nous, dans cette nappe de sens colorée, en même temps qu’au-dedans de nous depuis l’enceinte où nous visons le monde. Nous ne sommes pas limités à la possession sans distance de notre ego, nous devons conduire les choses à se muer en notre reflet, autrement dit cet arbre-ci, cette colline-là, cette aurore nous appellent comme l’un de leurs fragments. Ce n’est qu’à l’instant où se produit l’impensable fusion que nous pouvons prétendre à quelque unité. C’est pourquoi, Sol, il convient de toujours regarder l’au-dehors de manière à ce que l’en-dedans trouve les moyens de sa plénitude. Mais je te sais dans la perpétuelle recherche des significations. C’est pourquoi mon insistance sera indigente.
Descendre, oui il nous faut descendre. Les hypothèses, les plans sur la comète, les intellections toujours nous éloignent des objets mêmes de notre quête. Il convient de retourner à la pure sensation, de s’y ressourcer comme à une eau de fontaine. Nous sommes maintenant dans la zone de la photographie si peu éclairée, nous penserions à un genre d’inter-monde qui serait la lisière, la bannière se déployant entre la zone céleste, et celle, terrestre, où nous inscrivons nos bien hasardeux pas. Un triangle de noir, plus large à l’orient de l’image (combien c’est étrange cette sourde parole orientale qui, pourtant, devrait être pure lumière), gagne son occident, finissant sa course en une forme lancéolée. Y aurait-il la richesse d’un symbole à découvrir ? Le lieu de la connaissance serait-il devenu occidental, gommant en un seul geste la prééminence du Levant quant à la saisie de ce qui se montre et nous interroge dans la glaise dense des phénomènes ? Que de questions, Solveig, naissent de cette image, lesquelles demeureront ouvertes, gagneront nos collines de chair, y allumeront les feux d’un silence non résolu ! Et puis la manière de se livrer aux investigations du monde, ne serait-elle plutôt boréale qu’australe ? Le froid, la majesté des icebergs, les immenses domaines blancs n’induiraient-ils pas la sollicitation d’une raison cristalline que des latitudes moins élevées négligeraient, livrées à une naturelle paresse ? Pense-t-on mieux sous le noroît que sous les alizés ? Tu me diras, j’en suis sûr, le résultat de tes brillantes méditations, toi l’Etoile Polaire qui es mon définitif aimant.
Puis ce qui se laisse apercevoir au-dessous du tropique de l’image, est-ce le gonflement infini de la mer, la courbure plénière de la terre, l’onde magnétique d’un songe, le désir en sa tellurique turgescence, une maternité en voie d’accomplissement, l’envol d’une dune sous la poussée du vent ? Ne serait-ce pas, seulement, ce « Rouge-Emoi » dont le Photographe nous fait l’offrande afin de donner à nos yeux un plus ferme appui, une certitude joyeuse, nous entraîner à sa suite dans le domaine inexploré des perceptions neuves ?
Sais-tu ceci, toute chose se dévoilant ici et là, la sanguine d’une pomme, le bleu des yeux, la blancheur du silence, le gris d’une médiation, tout ceci est archivé au plein de notre être, bien que notre oubli de ces choses soit grand. Alors nous voyons le vol du goéland sur la pellicule du ciel, la projection du campanile sur la lagune, l’épervier dépliant son cône de fils sur le miroir de l’eau. Ce ne sont que formes, ce ne sont que couleurs qui réactivent des choses apprises que nous avions oubliées. Qu’en est-il pour toi des fulgurations de ta mémoire boréale ? Pour moi des réminiscences australes ? Peut-être y trouveras-tu l’envol d’une oie, le voyage de Nils au-dessus de la Laponie ou du Gotland ? Peut-être y trouverais-je le charmant petit village de Combray, les états balnéaires de Balbec, les frondaisons du Bois de Boulogne, longue suite de réminiscences d’un temps imagé qui longtemps nous habitera ? De Selma Lagerlof à Marcel Proust, des aurores boréales aux australes, de toi à moi, toujours un arc en plein cintre qui dit la justesse de notre architecture. Crois-moi, Sol, il n’y a pas de plus proche vérité !