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19 février 2018 1 19 /02 /février /2018 09:34
De quoi Beauduc est-il le nom ?

                                                                    Beauduc

                                                       Photographie : Hervé Baïs

 

 

 

                              Le 17 Février 2018

 

 

 

              Solveig,

 

 

   Sais-tu combien il est heureux, pour l’imaginaire, d’entendre un nom pour la première fois, de ne rien savoir ni du temps, ni du lieu de sa manifestation et de laisser flotter les eaux de son imaginaire jusqu’en des sites où rien ne compte plus que le libre en son insoutenable ivresse. Ce beau nom de « Beauduc », voici que j’en ai fait la découverte en tant que titre d’une photographie amie. Laisse-moi donc te conter sa mince aventure. Peut-être t’incitera-t-elle, en écho, à te livrer à quelque décryptage d’un paysage inconnu ? Je dois dire, la première rencontre avec « Beauduc » s’est davantage faite sous les auspices du son que de l’image. Ce qui, d’abord, m’a frappé, c’est le naturel avec lequel ses deux simples syllabes s’enchâssaient dans une manière de souple harmonie : « Beau », puis « Duc », comme s’il s’agissait d’un lexème attaché à son prédicat. Il faut dire, ces deux unités étaient signifiantes, bien que fragments, en leur réalité. Prononcerais-tu, toi dont la voix est si cristalline, ces deux simples sons associés et tu aurais, logée au creux de l’oreille, la magie accomplissant leur évidente présence. Es-tu bien convaincue de la singulière beauté des mots lorsque, par un soudain hasard, ils semblent surgir de nulle part et flotter dans l’espace avec l’impérieuse empreinte d’une vérité, alors même que l’instant qui les précédait n’en portait nul témoignage ?

   C’est un exercice qui m’est familier : répéter silencieusement un nouveau vocabulaire jusqu’à le rendre, sinon habituel, du moins lui ôter un peu de son étrangeté, tout en lui conservant sa charge de mystère. C’est si bien, cette touche d’imprécision, de voilement, de surprise qui, à tout moment, peut métamorphoser un ennui en son contraire, à savoir un vif intérêt faisant son feu au centre de l’esprit. Donc « Beauduc ». D’emblée, il m’avait paru que ce terme pouvait s’inscrire dans une suite telle que celle-ci sans en affecter le brillant équilibre : Beauduc, Combray, Balbec, Doncières, Rivebelle, en quelque sorte une incursion dans « la Recherche du temps perdu », sans que Proust lui-même, en son temps, en eût été offusqué. Tu sais combien je suis attaché à cet auteur, à son œuvre qu’aucune littérature n’a, jusqu’à ce jour, pu égaler.

   A seulement prononcer ces quelques sons, « Beauduc », les laisser s’épanouir contre le palais et couler entre les lèvres, je me se serais retrouvé, peut-être, quelque part du côté de la cour du Duc de Guermantes à deviner, du bout du pied, l’irrégularité des pavés de la cour, à anticiper la dégustation d’un thé dans un salon qui n’aurait été que pour moi. Simplement, il y aurait eu échange, fusion des deux lexiques en un seul, Beauduc-Guermantes,  (doit-on y entendre « Beau Duc de Guermantes » ?), et cette inespérée unité n’aurait laissé de me conduire au voisinage de mes hôtes d’un instant, disant à la suite du narrateur :

   « J’avais eu envie d’aller chez les Guermantes comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance et des profondeurs de ma mémoire où je l’apercevais. Et j’avais continué à relire l’invitation jusqu’au moment où, révoltées, les lettres qui composaient ce nom si familier et si mystérieux, comme celui même de Combray, eussent repris leur indépendance et eussent dessiné devant mes yeux fatigués comme un nom que je ne connaissais pas. »

   Ce « nom que je ne connaissais pas », menacerait-il de m’échapper au moment même où, me disposant à le saisir , il feindrait de ne nullement m’appartenir, de regagner cette « indépendance » à laquelle il paraissait tenir, me laissant, par la même occasion, sans autre possession que des espérances « révoltées » ?

   Tu vois combien mon tempérament littéraire, fantasque, se dispose, plus souvent que de raison, à me tendre des pièges qu’il me devient de plus en plus difficile d’éviter. Alors, comment échapper à sa propre fantaisie, se soustraire aux couleuvrines qui guettent dans l’ombre le moment de votre chute ? Et, sans doute, trouveras-tu un brin arrogant que j’aille mêler ma prose à celle de ce si brillant écrivain. Mais le propos n’est nullement celui d’un pastiche qui serait bien mal venu. Seulement une rapide réflexion sur l’appellation d’un lieu qui me devient cher à seulement l’évoquer. Tu sais, en son temps, j’ai produit de nombreuses pages sur un village nommé « Beaulieu », j’aurais pu l’écrire en deux mots, « Beau-Lieu », et le sens en aurait été encore renforcé. Il désignait le paysage ordinaire de ma mémoire d’autrefois, « comme si cela avait dû me rapprocher de mon enfance ». C’est la magie de tout langage que de pouvoir, à loisir, métamorphoser le réel pour en faire le lieu d’une méditation renouvelée. Me voici contraint d’avouer ce bien mauvais penchant à la falsification. Il m’habite comme il court vraisemblablement dans le réseau complexe de bien des biographies. Sans doute, portons-nous, en notre propre, plus d’une nomination créée de toute pièce ? Notre vie est un habit d’Arlequin.

   Tu penseras, avec raison, mon Eloignée, que je fais beaucoup de détours avant d’arriver au vif du sujet. Certes, tu seras dans une manière de vérité. Mais n’as-tu jamais différé un acte pour le simple plaisir de voir son accomplissement retardé et attiser, en quelque sorte, la braise du désir afin d’en accroître les effets ? L’amante ne s’agrandit qu’à dilater l’instant où ses yeux, sortis de l’ombre, révèleront au plein du jour la promesse d’une félicité. Voilà il en est ainsi de la complexité de nos sentiments. Ils restent toujours à décrypter quand bien même nous penserions les connaître. Mais, maintenant, sortons de Guermantes pour apercevoir Beauduc. Un peu à la manière de poupées gigognes, l’une contenant l’autre à l’infini et, peut-être, derrière Combray ou bien Balbec, naîtraient quantité d’autres images que notre mémoire aurait oubliées, nullement notre nostalgie. Donc j’ai fouillé dans mes livres (tu connais l’étendue de ma bibliothèque) et suis tombé sur une belle revue aux pages glacées intitulée « Camargue sauvage ».

   Voici ce qui s’y est présenté. Un peu au-dessous de la ville d’Arles, entre les deux bras du Rhône, une immense zone lacustre, un mélange presque inapparent, un entremêlement, un fourmillement de terre et d’eau, si bien que l’on ne sait plus où commence un élément, où finit l’autre.  C’est pure merveille que ces paysages qui empruntent à la faible colline, au talus de sable, aux mottes de vase que lustrent, dans une sorte de glacis, les affleurements de l’eau. Souvent, vois-tu, il faut à la vue cette brisure des choses habituelles, leur indistinction, leur mutuelle pénétration et c’est de cette façon que, le plus souvent, se donne pour immédiate la catégorie de l’étrange. L’on croit apercevoir un hérissement de minces dunes et ce n’est que le moutonnement d’écume de la mer. L’on pense à la plaque d’eau et ce ne sont que terres salées qui brillent sous la lumière du soleil. Ceci dessine l’habile tissu du mirage. Transposé en sentiments humains l’on aurait parlé de duplicité, sinon de rouerie. Mais ceci est une autre question.

   Près du village portant le même nom, la plage de Beauduc se niche dans une anse que jouxtent des étangs. C’est à la limite du topaze, avec des touches de bleu saphir et sarcelle, qu’apparaît cette terre du bout du monde, l’horizon est si vaste qui se déploie devant elle. Vois-tu, Sol, connaître ce microcosme en son inimitable saveur ne peut avoir lieu qu’en une heure matinale, ou bien aux environs du crépuscule, de manière à ce que le « sauvage » s’emparant de la « Camargue » en fasse un lieu d’exception. Trop de soleil, trop de lumière, trop de présence et tout se rabat dans des ombres qui ne parlent plus qu’un incompréhensible langage.

   Voici comment les choses peuvent trouver leur site. Il est tôt, avant que le disque solaire ne commence à émerger de la mer.  La clarté rampe au ras des ondulations de sable, rebondit jusqu’au lisse du ciel. Une eau claire à l’horizon qu’un faible vent pousse vers la terre. Quelques nervures grises en parcourent l’étendue. La solitude est immense qui fait son bruit d’éponge. C’est une à peine visitation du jour, une annonce de ce que sera l’heure prochaine, le juste dépliement de l’exister sous la courbe des pensées exactes. Imagine, Sol, cette subtile impression de se trouver à la proue de la terre habitée, là où plus rien n’a lieu selon les ressources ordinaires, seulement un glissement d’ondes continues, une irisation des secondes, presque une immobilité tellement tous les points qui s’offrent à la vision  pourraient être tenus dans le creux d’une seule figure contenant l’entièreté des choses révélées. « Plénitude », sans doute serait le terme le plus approchant. « Approchant », seulement car, jamais, l’on ne peut traduire en mots la survenue d’un dévoilement du genre d’une naissance. C’est bien de cela dont il s’agit, d’une mise au monde du monde. Comme si, le premier jour de sa parole était venu, si le chant allait bientôt se lever qui dirait aux hommes l’endroit de leur habitation, l’entaille de leur destinée dans la pulpe à eux remise tel l’inestimable don qu’il est. C’est tout de même envahissant ce lyrisme à fleur de peau, mais tu en connais si bien les facettes, toi l’attentive !

   L’événement de toute présence est si précieux qu’il nous ôterait même l’objet de nos perceptions, ces fulgurances, ces illuminations qui se meuvent derrière nos fronts, dont nous ne percevrions plus qu’une vague esquisse, un bref passage, la poudre d’une intuition. Ces pieux plantés dans la vase, ces pieux qui regardent le ciel de leurs yeux vides de moaïs, les avons-nous au moins archivés en quelque endroit favorable à leur abritement ? Et cette souche diluvienne qui semblerait provenir d’un chaos originel, était-elle venue à notre rencontre ? Et ces pierres de terre et d’eau, ces monticules indécidés, cette émergence non encore pourvue de prédicats, quelle voix nous en parvenait dont nous aurions pu faire le motif d’une expérience ? Toutes choses sont si originairement enlacées à notre être propre que nous finissons par ne plus en distinguer l’étonnante image. Ces goélands au vol lourd qui disent, en un seul geste, l’immense étendue liquide, le sol spongieux, le frémissent de la terre au contact des flux venus de loin, ont-ils au moins figuré dans un angle de notre vision ? La marche silencieuse, appliquée, des aigrettes, en avons-nous fait le sujet d’une prochaine poésie ?

   Les impressions sont si fugaces qui percutent notre matière grise et il n’en demeure jamais qu’un envol, une résille inaperçue, quelques flocons en partance pour une destination inconnue. Je crois, qu’en définitive, nous ne devrions retenir que ces brèves impulsions, ces déchirures, ces déflagrations alors que je semblais, il y a peu,  les condamner, vouloir les remplacer par de hautes certitudes, des formes du réel qui s’imposeraient telles des incontournables. Mais, sans doute, en as-tu éprouvé la souplesse de soie, ce qui demeure de la rencontre avec un paysage sublime, moins ses fondations terrestres, ses pierres angulaires, que cette brume, ce frisson qui le nimbe et nous le rend précieux à l’aune de ce possible évanouissement. Nous, la plupart des hommes, nous rassurons ordinairement du fait d’archiver en notre propre citadelle, quelque trophée, quelque image stable et rassurante, ici un chromo à la vitre bombée, là une image d’Epinal avec ses touchants coloriages, ses personnages pareils à des figures légendaires.

   Ainsi, de ce beau pays de Camargue, nous ne retiendrions volontiers que quelques tableaux brossés à grands traits : ces chevaux blancs plongés jusqu’au poitrail dans une eau frémissante qu’entourent les tiges des roseaux ; le rassemblement noir des taureaux sous le dais de feuilles claires de grands arbres ; la cabane de gardians rutilante de blancheur où s’appuie un étang parcouru des silhouettes des flamants. Bien évidemment, ceci aussi constitue l’un des attributs et non les moindres de ce caractère local dont on a coutume de dire qu’il est « affirmé ». En effet, rien ne saurait se diluer dans une possible inconsistance en cette terre de l’extrême !

   Mais rien ne servirait d’épiloguer plus avant. Tu auras compris ma façon de présenter qui, le plus souvent, se réfugie dans le simple, le presque inapparent qui, pourtant, je le crois, ne peut être qu’un mieux-disant. Donc la photographie amie. Le ciel est haut levé dans des teintes de bleu presque nocturne, une toile tissée serré qui dirait l’inquiétude de l’ombre avant que le jour n’en dilue la texture. Quelques nuages légers, on penserait à des oiseaux tutoyant l’espace de leurs ailes de brume, dérivent pour on ne sait quel voyage. Plus bas, à la jonction du sable et de l’eau, un dôme de lumière s’est hissé du sol même, dont les teintes atténuées sont en bas de l’image, alors que les plus soutenues se tiennent immédiatement sous le tulle des cirrus. La présence du sol est une simple bande jaune qui ne joue presque plus son rôle de limite, si bien que, d’un instant à l’autre, tout pourrait s’inverser, l’eau envahir le ciel, le ciel se métamorphoser en eau. Immédiate réversibilité des choses qui semble si bien dire l’essence du pays lagunaire, cette intime fusion des éléments, cette onde souplement médiatrice, cette correspondance des altérités dont le trait le plus pertinent serait de devenir le foyer d’une unité. Crois-moi, Solveig, toi la Nordique aux vastes étendues, « l’âme » de la Camargue est sans nul doute ceci, la confluence des événements du  paraître en ce don unique qui porte tout paysage authentique bien au-delà de ses simples apparences.

   Ici l’imaginaire est sollicité qui prend la relève. Ici est appelée la poésie en sa plus belle monstration, en ses mots qui, aussi bien, pourraient se confondre en un chant. Tu le sais, toute poésie accomplie est chant. Voilà, au nadir de l’image sinue une corde d’eau dont jamais nous ne saisirons ni l’essence plénière, ni le lieu de sa destination. Ainsi sont les choses rares qui ne se manifestent que dans l’indigence, le retrait, la touche teintée d’oubli. Un trop vif éclat viendrait en interrompre le cours. Tel le rêve qui, toujours jouit de la pénombre. Ouvrir subitement la fenêtre est le condamner à ne plus paraître. Mais comment donc pourrions-nous vivre à l’écart du songe ? Lui seul tresse en nous la voie d’un cheminement en direction de la beauté. Oui, Sol, ceci t’habite avec la plus belle des certitudes qui soit. Attends-moi, je te rejoins en ta belle contrée ! A deux nous rêverons mieux. Beauduc est-il le nom de l’imprononçable ? Que nos bouches jointes en modulent donc l’étrange son. Nous n’avons d’autre choix que d’obéir à sa muette injonction.

 

 

  

 

 

 

 

 

 

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