« Causses du Quercy »
Près du Moulin de Boisse - Lot
Le 3 Avril 2018
Toi, au-delà des terres d’ici.
Expérimenter le Solitaire
Hier, ce qui était à faire, je l’ai fait. Expérimenter le « solitaire » jusqu’en sa limite d’où, peut-être, jamais l’on ne pourrait revenir. Une sorte de folie pareille au vent blanc des hautes latitudes. Expérimenter le « solitaire ». Selon toute logique, la formule te paraîtra bien étrange. Sans doute aurais-tu attendu « solitude » en lieu et place de « solitaire ». C’eût été plus conforme aux usages de la langue, moins en accord cependant avec ce que je voulais dire. Ce que je souhaitais montrer : ma condition de Solitaire dont la « solitude » n’aurait été qu’un pâle reflet, une abstraction attachée au seul paradigme conceptuel. Non, « le Solitaire » comme on dirait le « Paralytique », le « Sourd-muet ». Tu vois, quelque chose de fondamentalement rédhibitoire, à la manière dont quelqu’un a les yeux bleus, une haute stature, le nez camus ou bien aquilin. De l’indépassable autrement dit, du fixé à demeure dont il faut reconnaître l’incontournable degré de réalité. Souvent l’on se pose le problème du réel, souvent l’on joue avec sa naturelle complexité, on jongle avec la pluralité de ses formes, on tente de l’amadouer, de le disposer selon sa plus immédiate fantaisie. Le réel, c’est le phénomène lorsqu’il se donne aves son irréfragable pointe avancée, ces yeux bleus dont tu ne pourras changer la couleur, cette peau si claire qu’elle se refuse au soleil, cette implantation de cheveux qui dégage deux golfes ouverts au-dessus des tempes.
Matin gris-blanc
Ce matin des alentours de Pâques est gris-blanc, une sorte de virginité qui ne se laisse maculer que des signes légers d’un fragile réveil. Comme si la nature, pliée dans son cocon, peinait à s’en extraire, préférant aux lueurs du printemps l’obscurité enveloppante de l’hiver finissant. Peu de monde sur les routes confidentielles que je choisis toujours. Les « grands axes » me fatiguent et m’ennuient avec leurs airs convenus, leurs caravanes de gens pressés, leurs guirlandes de métal luisant, leurs étirements de chenilles processionnaires. Combien leur sont préférables ces manières de « chemins vicinaux » qui ne sont que des sentiers couverts de bitume dont la croûte craquelée, par endroits, laisse passer une touffe d’herbe. La nature affleurant sous la domination culturelle et technique de l’homme. Existe-t-il plus habile prédateur, plus pervers magicien métamorphosant de sa baguette maléfique ce qui se donne dans la simplicité et la beauté ? Argumenteras-tu que les routes sont nécessaires ? Certes mais dans le respect de la modestie du paysage, la seule vérité dont on puisse doter cette parenthèse de terre, de ciel, de roche si généreuse en sa mutité. Oui, car il faut le silence afin que les choses adviennent à elles-mêmes dans la pureté du secret. Y aurait-il bruit alentour et rien ne se délivrerait que dans un voilement qui serait une façon de mentir.
Mon inclination à être est irrémédiablement poinçonnée au sceau du simple, du retiré, de la colline sauvage, de l’abri solitaire (lui aussi), ces belles gariottes ou cazelles qui sont l’âme des lieux.
Gariottes-cazelles
Comment ne pas se plaire à imaginer, dans les temps anciens, quelque vigneron ou berger occupé, pierre à pierre - ici elles sont le peuple nombreux du Causse, son essence profondément géologique, immémoriale -, à assembler l’espace de son abri. L’homme, l’abri, une façon d’habiter sur terre, de confier à son âme un creuset où se rassembler en tant que ce Passager soumis aux aléas du temps. Le météorologique bien sûr, l’existentiel en sa plus grande profondeur. Cette forme circulaire, cette porte basse, ce toit de lourdes lauzes, ces dalles issues du sol proche, est-il possible de les envisager autrement que dans leur fonction hestiologique, autrement dit de foyer à partir duquel rayonne le sens et y revient pour la simple raison que l’humain y est à demeure et trouve là la manifestation du recueil de son être.
Osmose de la plus haute signification. Déjà nos lointains ancêtres inventaient la cabane en branchages de Terra Amata, celles du Lazaret, les huttes périgordiennes du Saut du Perron, les cabanes de Horgen en roseau. Comment ne pas être émus par ces témoins d’une première domesticité dont le feu contenu en une enceinte indiquait, primitivement, la présence du sacré ? Comment pourrait-on demeurer insensibles, sauf à se dissimuler dans cette sourde carapace mondaine qui, aujourd’hui, tient lieu le plus souvent de miroir aux choses. Miroir au tain usé, piqueté de taches où même sa propre image est celle d’un étranger. Cabane-utérus, symbolique maternelle rivée au ventre de la terre dont elle prolonge la fécondité. Les apercevant, c’est d’abord à leur austère esthétique que le regard s’applique, toute approche plus matricielle s’y inscrivant nécessairement en abîme. Par ces images éminemment archétypales nous sommes traversés que, la plupart du temps, nous ignorons. Sous la ligne de flottaison de l’iceberg dorment mille puissances qui nous échappent. Ne nullement les percevoir n’exonère pas d’en imaginer la longue dérive glacière semée de bulles, les angles vifs, les couleurs de fin cristal.
Une histoire de rotondité
Incontestablement, nous sommes environnés d’une multitude de signes qui sont la parole à recevoir en tant qu’hommes errants à la recherche d’un point fixe. Ce matin de rude figure, des cabanes de pierre se sont inscrites dans mon champ de vision, mais aussi, comme en un jeu d’écho, la tour d’un moulin à vent aux larges ailes, à la toiture conique faite de minces planches grises que prolonge une queue servant à orienter les pales au vent.
Ici, se résume de tout temps mon irrésistible attrait pour les bâtisses rondes, leur symbolique assemblante, leur perfection au centre de laquelle on se sent entièrement accueilli. Nul angle qui blesserait. Nul recoin propice à s’investir des ombres et des formes mouvantes d’une angoisse toujours tapie dont nous supputons qu’elle nous guette et fomente quelque projet. C’est cela la magie de la circularité : être au centre et ressentir au plein de son corps l’influence d’ondes bienfaisantes, salutaires. N’était-ce pas la raison d’être des donjons, lesquels outre leur forme défensive, devenaient l’ultime refuge dont l’être tout en rondeur se donnait comme l’antidote de la lutte, de l’assaut ?
Fontvieille-Mistral
Mais revenons au moulin. A seulement l’évoquer, se projette dans mon esprit la belle tête romantique d’Alphonse Daudet. Je le vois dans sa tour de Fontvieille - même s’il n’y a pas vraiment vécu -, penché sur sa feuille blanche, écrivant sous la dictée du Mistral quelques unes de ses pages si savoureuses : « L’Arlésienne », « L'Élixir du révérend père Gaucher », enfin toutes ces histoires si empreintes du caractère d’un lieu qu’elles ne peuvent qu’avoir été dictées depuis un mystérieux centre qui diffusait, sur l’entièreté du pays alentour, la beauté des chroniques provençales. Par définition, Solveig, je crois que le moulin ne peut abriter qu’une présence solitaire. Non seulement en raison de l’exiguïté de son espace mais parce que sa nature profonde est de devenir le creuset d’une intimité. Un face à face d’une solitude avec une autre solitude. Là naissent les plus belles créations.
Une immense scène de théâtre
Le temps est ce flottement si incertain, cette nature qui cherche son équilibre sans vraiment le trouver. J’ai l’impression de rouler sur un tapis qui longerait une immense scène de théâtre avec, tout au fond, vers le sud, une bande rose pâle nageant à l’horizon alors que le reste du ciel est un genre de soie grise infinie dont on n’aperçoit que l’ondulation illisible. Quelques nuages, ici et là, glissent devant la nappe la plus claire. Ils ont une forme étrange. Ils dessinent des arêtes, des élancements, ils brillent d’un inhabituel éclat. Ils sont une belle géométrie, un habile feston posant sur l’air l’irréalité de leur apparition. Je m’arrête au somment d’une de ces collines de calcaire si typique du Causse. Un moutonnement blanc que rythment de courtes herbes. Je fais quelques pas pour me délasser.
Et, vois-tu, je suis un peu désemparé, tel un enfant découvrant une merveille dans un livre d’images. Ce qui se confondait avec un simple amoncellement de nuages : la chaîne des Pyrénées qui, vue d’ici, s’étale sur sa plus grande longueur. Claire au milieu, plus basse, plus foncée à sa périphérie. Comme si, d’un seul empan de la vue, je pouvais en saisir l’étonnante majesté depuis le Cap de Creus en Méditerranée, jusqu’au Cap Higuer et au golfe de Gascogne vers l’Océan. Sans doute n’y a-t-il plus belle confrontation de l’homme avec la nature, de l’infiniment petit à l’infiniment grand.
C’est soudain comme l’empreinte du rêve, tout naît de tout et se remodèle sans cesse. Magnifique métamorphose qui ne semblerait connaître nulle fin. Tu ne peux savoir, Sol, l’amplitude de mon étonnement ravi. Etonnement d’abord de l’admirable découverte, ravissement ensuite pour la simple raison que, face à l’être de la montagne, tout s’évanouit soudain dans les limbes, tout se relativise et atteint la taille de l’animalcule. Une seconde avant la vision et l’on se croyait atteint de quelque grandeur, doué de hauteur et voici que tout s’effondre dans le genre d’un château de cartes. Mais pour autant nulle désolation. Comment pourrait-on ne pas être subjugué par ce qu’il faut bien nommer, faute de mieux « spectacle » ? Le langage humain semble si étriqué tout à coup. Utiliserait-on le qualificatif de « sublime » et, aussitôt l’on se situerait dans l’excès, dans l’emphase romantique, laquelle ne pourrait trouver son lieu que dans le poème, la phrase à l’ample période.
Et, puisqu’il s’agit essentiellement de se confronter au sentiment de la solitude, voici que nous est donné immédiatement l’ultime étalon auquel nous référer. Ce que je crois avec la force d’une intuition c’est que nul ne saurait demeurer indifférent à la vastitude de son emprise. D’emblée elle comble et sature l’entendement qui se sent exilé. Aucun décret rationnel ne saurait en épuiser l’être. Aucun imaginaire en tracer les bornes illimitées. Aucune volonté, fût-elle tendue à l’extrême, en remettre en question l’existence. Le malheureux Sisyphe, à son contact, se sent écrasé sous le poids de l’absurde. L’individu quel qu’il soit, y compris la figure valeureuse du héros, est toujours en position de vaincu. Ainsi sont les décisions de la nature qui sont sans partage, sans commune mesure avec nos destins de fourmis. Ou bien alors il faut avoir recours au mythe, forger l’épée Durandal, la déposer dans les mains du preux Roland qui ouvre la brèche qui portera son nom et fascinera les futures générations abreuvées de hauts faits.
Seul avec soi
Et faire appel à l’instinct grégaire, s’enrôler dans une cordée, s’entraîner à la rude tâche d’alpiniste n’y changera rien. Face à la montagne l’on est toujours seul avec soi, avec son vertige, son angoisse, avec ses propres limites. Immense solitude regardée par une autre solitude, si essentielle, si élevée qu’elle confine à l’infini. Posée au sol sur sa large base, érigée de blocs de pierres en glaciers jusqu’au plus haut du ciel, elle est la métaphore de cet inatteignable absolu dont René Daumal dans son « Mont Analogue » s’est voulu l’exigeant déchiffreur sans jamais pouvoir en atteindre le sommet. La mort l’a privé de cette gloire. Peut-être n’était-elle qu’avertissement face à l’ambition des terriens. Limités en existence. Illimités dans leur volonté de tutoyer l’impossible.
Longtemps j’ai regardé cette frise lointaine faire ses lueurs, lancer ses feux assourdis, distiller toute la gamme de ses nuances. Lorsqu’un paysage déploie ainsi la générosité de son être, il est bien difficile de s’arracher à la fascination de sa présence. Sans doute le fait de mon isolement, là, sur le causse gagné de vent, au regard de l’illimité, me livrait à une sorte de contemplation vague dont le terme n’était qu’un vacillement, une oscillation. Mais disant ceci je traduis bien maladroitement ce fameux « vague à l’âme » dont on ne sait si sa valeur constitutive est d’être dans l’indécision ou bien dans cette entité qui lui tient lieu de gîte, laquelle entité aussi se contente de bien des approximations.
Venelles froides et humides
Je te l’avoue, me soustraire à cette vue magnifique, insolente de beauté, a été comme un déchirement. Jamais l’on ne se sépare de la fascination sans quelque douleur. J’arrive bientôt dans la petite ville médiévale de C. Les rues y sont désertes en ce jour férié. Quelques rares passants hantent les venelles froides et humides. La mousse est partout avec ses tapis d’étoiles sombres. Le lichen rôde sur les vieilles murailles. Les plantes grasses trouvent leur site dans les creux des murs de pierres sèches. Une architecture faîte de gros moellons de calcaire reliés par des bourrelets de ciment ocre à la grossière texture.
Beaucoup de portes et fenêtres en ogive dont la plupart ont été remaniées au cours des siècles, occultées, avec, parfois, un nouveau style venant y trouver le lieu de sa manifestation. Sais-tu, cette étrangeté du temps qui dessine ses empreintes au travers des réalisations humaines. Regarder toutes ces métamorphoses, c’est retrouver ces artisans qui, successivement, ont usé leur vie à tailler des pierres, à les organiser selon les canons de telle ou telle époque. A tel point qu’on peut se demander qui, le premier, de l’homme ou des bâtisses, dicte son ordre à l’autre. Merveilleuse convergence, cependant, que toutes ces influences réciproques qui édifient le socle de l’histoire des peuples.
Mais me voici devenu bien académique alors que ce qui est à voir ici c’est d’abord le dénuement, le simple en sa plus austère présentation. La plupart des maisons sont fermées. Des volets clos, de vieilles portes aux planches disjointes. On se croirait dans un de ces villages des hautes altitudes que leurs habitants auraient fui pour cause de froidure, pour cause de disette. Une vie trop rude, une épreuve de tous les instants, une lèpre qui gagne les murs, le réseau serré des lianes du lierre enserrant dans leur texture de branlantes existences. Et, du reste, en guise d’existence, parmi le labyrinthe des rues étroites - ces coupe-gorge qui font froid au dos -, j’ai aperçu quelques formes humaines fantomatiques, fuyantes, semant leur vie à hauteur des pavés, disparaissant, soudain, à l’angle d’un mur voilé de noir.
J’ai vu un Prieur
Devant l’étrange église au clocher de pierres octogonale, une voiture est arrêtée dont le moteur tourne au ralenti. Je monte prudemment les marches conduisant au porche. Elles sont habillées d’un glacis de moisissure verte. A l’intérieur une lumière avare que soutiennent à grand peine quelques halos de cierges plantés sur un petit autel. Un homme est en prière, à haute voix. Sa parole est exaltée, suppliante. Debout, cintré dans une vieille canadienne, barbe grise semée de trous, il semble habité d’une étrange flamme qui brûle à l’intérieur. Je ne saisis nullement le contenu de sa supplication, en perçois seulement le vibrato, en sens les ondes qui ricochent sur les dalles du sol avec un bruit de galets.
Je sens combien ma présence, en ce lieu, est pour le moins déplacée. Athée, je n’ai ni l’intention d’adorer une image sainte, ni ne souhaite entendre les confidences de cet esseulé. Je ressors dans l’air qui déplie lentement ses bourgeons. Un instant je contemple les rayonnages d’un ancien magasin. Il ressemble à un étrange musée Grévin avec ses mannequins de modiste perdus dans le remous des ombres, ses coupons à demi déroulés, ses étagères sur lesquelles trônent encore quelques boîtes métalliques aux couvercles rouillés. Tu peux facilement imaginer cette scène digne d’un roman fantastique, peut-être une ambiance à la Poe avec sa sinistre Maison Usher.
L’homme sort, maintenant. Encore sur la margelle de ses lèvres quelque chapelet termine d’y égrener ses boules de buis. Il est radieux. Il s’est redressé. Visiblement il a VU quelque chose dont lui seul possède la clé. Alors, Sol, l’espace d’un éclair seulement, j’ai rêvé d’être croyant, d’avoir la révélation, de vivre ce moment de joie intense. Un moment. L’homme est reparti dans un panache de fumée. L’église, encore, devait résonner de la rumeur soutenue de ses étonnantes patenôtres.
J’ai vu un Absent
Je remonte la rue. J’aperçois une vielle dame au fichu noir qui porte, serré sous son bras, une baguette de pain. Bientôt je découvre une petite épicerie d’autrefois avec son fouillis d’articles, ses rayonnages de bois, ses bocaux antiques où poissent quelques gommes vertes et rouges. J’entre. Un vieux monsieur est derrière sa caisse enregistreuse. Il pianote consciencieusement sur son Smartphone et je ne suis pas très sûr qu’il m’ait aperçu. Tu ne peux savoir combien ce contraste est saisissant, de l’antique au moderne, sans transition aucune. Je ne sais s’il se livre à un jeu, surfe sur Internet, compose le numéro d’un correspondant. Je lui demande l’emplacement de quelques ingrédients. Il me répond d’une voix qui semble venir de si loin. Jamais il ne me regarde, ses yeux vissés à son étrange machine. Pour lui je suis transparent. Pour lui je suis un courant d’air qui aura traversé sa vie sans même qu’il en soit conscient. La pièce, sur le comptoir, fait sa petite musique de jour. Il me rend la monnaie somnambuliquement. A vrai dire je ne sais si je viens de voir un mort en sursis, un vivant déjà parti pour l’au-delà, un mutant des temps modernes. Je ne sais.
J’ai vu l’homme aux chiens
Je prends mon frugal repas au milieu des murs de pierre sèche, des piquants des genévriers, des chênes rabougris. Le paysage s’ouvre au loin sur un horizon dégagé. Quelques villages dont je ne connais nullement le nom ponctuent une rare végétation. Puis je pars en direction du premier village. Ce dernier est quasiment désert. Des maisons à colombage, des écuries au toit éventré, des arbres ont poussé à l’intérieur. Je ne sais si tu me croiras mais ce lieu si discret est un musée à ciel ouvert de portes aussi anciennes qu’esthétiquement belles. Vieilles ferrures, empiècements de tôle, impostes aux vitres brisées, traverses de bois nervuré, enfin un véritable enchantement pour qui cherche la trace d’un style de vie, la signature des mains d’artisans à même leur ouvrage.
Avant de m’apprêter à partir, j’entends quelques jappements. Je me retourne et aperçois une bizarre équipée. Un homme d’allure assez jeune, de petite taille, en short, brodequins aux pieds, est entraîné par un attelage de cinq chiens tenus en laisse, de vigoureux gaillards, des rottweilers, des pittbuls dont l’âge canonique les rend plus touchants et inoffensifs que potentiellement dangereux. La chevauchée me dépasse allègrement sans autre forme de procès. Une fois de plus l’essence de ma solitude a joué qui semble m’avoir dissimulé à leurs yeux. L’homme a lancé quelques vigoureuses onomatopées, pour moi insignifiantes, puis s’est engouffré dans une maison basse, une des rares à être habitées dans ce bourg aux allures de lieu sinistré.
Pyrénées effacées
Oui, cette journée était celle d’une approche « charnelle » de la solitude. C’est en effet, comme une angoisse qui étreint au centre du corps, lance ses assauts, vous enserre dans une manière de côte de mailles. Toute sensorialité semble s’être éteinte. Oreilles enduites de cire, yeux emplis de peaux comme dans les cataractes, mouvements ralentis, toucher anesthésié, goût amer dans la bouche avec la présence d’une inextinguible soif, façon symbolique, sans doute, d’invoquer le ressourcement au terme duquel revivre.
J’ai pensé à une traversée du désert. Pourtant tu connais bien mon désir de silence, mon choix des vastes espaces où l’on ne rencontre que le vent. Pour autant je ne suis ni anachorète ni religieux retiré dans son inatteignable météore. Tu en es consciente, toi aussi la « promeneuse solitaire ». Tout retrait du monde n’est supportable qu’à la mesure d’une présence quelque part qui dit l’écho de son propre être. Jamais il n’y a de solitude totale.
Le moine dans sa cellule est avec dieu. Le savant fou immergé dans sa forêt d’éprouvettes est avec la science. L’écrivain dans sa tour d’ivoire avec ses personnages. Le penseur au sein de sa monade avec la philosophie. L’artiste en son atelier avec l’art. Le prisonnier en sa geôle avec l’idée de la liberté à conquérir. L’explorateur dans la forêt amazonienne avec la découverte qui va bientôt confirmer le but de sa quête. L’archéologue parmi les sables brûlants avec les dieux qui ont inventé les mythologies.
Nul n’est seul au monde. Le serait-il et ce monde n’existerait pas. Toujours une pensée, une idée, un affect, un percept, une mémoire, un souvenir, un projet sous-tendent le chemin accompli par tout homme. A défaut d’altérité c’est la mort elle-même qui nous atteint au plein de notre être. Exister c’est être soi en l’autre, être l’autre en soi. De signifiant à signifiant, l’espace du signifié.
Mon périple touche à sa fin. L’horizon qui, ce matin affichait sa barre de corail au travers de laquelle se donnait à voir la belle chaîne des Pyrénées, voici qu’il est devenu une aire vide où plus rien ne se laisse apercevoir qu’une brume vaporeuse s’étendant à l’infini. Suis-je en deuil des montagnes ? Suis-je SEUL par rapport à elles qui se sont renfermées sur leur mystère ? Non. Je sais leur moutonnement blanc et gris, leurs arêtes étincelantes, le crépitement d’un glacier, la découpe en dents de scie d’une crête. Je sais tout ceci et suis AVEC elles. Savoir est l’antidote de la solitude. Il faut en avoir éprouvé l’efficience au fond de soi. Un écho qui jamais ne s’éteint.
A toi ma Solitaire sans qui je serais SEUL. Irrémédiablement !