Paul Eluard - Fernand Léger
Source : Sotheby’s
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Mais où s’arrime donc la conscience de la liberté si ce n’est dans la ruche du corps, dans le massif ténébreux de la chair ? Une douleur, le passage d’une souffrance et le corps n’est plus libre et l’esprit chute dans la mare de sang et les bouillonnements de la lymphe. Une joie, l’étendard d’une jouissance et le corps exulte, se connaît sans limites, gagne les hautes zones où se déploie l’assurance d’être dans l’accomplissement de soi, la perspective aérienne d’une plénitude. Le corps est cette masse têtue qu’il faut sans cesse surveiller. Ou bien il dit sa pleine densité ou bien il dit le vide dont ses fibres sont tissées et erre ainsi à la recherche de son propre domaine.
La liberté est d’une complexion si élevée, d’une essence si rare, d’un rayonnement si singulier qu’elle se donne à la manière d’une eau de source cristalline dont on ne décèle jamais la nature profonde, les racines souterraines. D’ailleurs est-on est bien sûrs de sa présence, de son effectivité ? Toujours sa saisie est pure subjectivité, affaire de conception sinon de dogme à poser afin qu’un cadre établi, enfin elle devienne perceptible. Combien est fuyante sa perception ! Combien fragile son apparition. A peine l’éprouve-t-on que quelque vent contraire vient en troubler le cours. Liberté semblable à l’éphémère qui ne vit que de l’instant, brûle ses ailes dans la transparence du jour. On la voyait, on était sur le point de la saisir et voici qu’elle n’est plus qu’un illisible point disparaissant à l’horizon.
Voici. Je marche sur le rivage de la mer. L’aube est sereine qui s’offre à ma vue dans des nuances de bleu natif. Le paysage est ouvert, infiniment. L’air est léger. Les bruits sont réfugiés au loin dans le tapis mouvant des villes. Les soucis ne sont plus que de vagues souvenirs flottant quelque part dans une contrée inconnue, on dirait des drapeaux de prière déchirés par la morsure du vent. Le soleil est un baume corail qui fait briller la plaine de ma peau. Mes pas sont faciles dans la mesure exacte de la seconde qui fait tourner insensiblement ses rouages huilés. Tout de suite en arrière de l’ourlet de mon front c’est une impression de calme, d’évidence. Rien ne retient. Rien n’altère. Tout se prodigue dans l’immédiate faveur. Au stylet, je pourrais graver sur les cannelures de mon épiderme le mot ultime de LIBERTE dont nulle entrave ne viendrait compromettre le lumineux destin. Et pourtant…
Et pourtant … je sens, dans mon enceinte existentielle, comme un curieux bourdonnement, une étonnante trémulation dressant en termes somatiques les feuillures de mon désarroi. Une intuition seulement, une vague impression mais qui ne cesseront nullement, porteront mon apparente sérénité sous la férule de fourches caudines dont chacun sait qu’elles sont actives toujours, y compris sous la ligne de flottaison de la conscience. Alors je joue à un jeu si étonnant qu’il semblerait provenir de quelque passion surréaliste ou bien sortir de la tête bousculée d’un égaré : je regarde mon propre regard.
Ce que je vois, au-delà du prodige de la vision, c’est sa capacité terriblement limitée à embrasser la totalité de l’étant qui fait figure, ici, sous la vaste courbure du ciel. Ceci : liberté inachevée. Ce que mes yeux voudraient embrasser s’ils étaient libres : les étendues du monde terrestre, les vagues de sable des déserts, les canyons entaillant le sang des grès, les oasis où brille dans l’ombre l’eau donatrice de vie, les hauts plateaux où flotte la laine impalpable des vigognes, les damiers des rizières des pays d’orient, les forêts pluviales avec les robes vertes et écarlates des aras. Mais aussi le chant des étoiles, l’harmonie des sphères, le mercure et le cuivre des planètes.
Puis je regarde mes mains, ces raquettes qui battent l’air et n’en gardent, le plus souvent, que la vague trace mémorielle, une manière d’haleine qui fuit tout le long des lignes de vie comme pour proférer la brièveté de la sensation, sa dégradation dans les fibres qui retournent à leur occupation première. Elles enregistrent le réel à mesure de sa rapide scansion puis recommencent ce geste éternel au prix du deuil permanent des choses qui se présentent et s’effacent dans un même mouvement de retrait.
Ce que mes mains voudraient capturer au-delà de leur propre insuffisance - liberté inachevée -, c’est cette grenade aux graines pourpres, cette allégorie du désir en attente de son éruption et le plaisir est anticipé qui inonde le palais d’un suc généreux. Ce que mes mains voudraient happer, toutes ces femmes-fleurs, ces calices à emplir du nectar de la vie. Où sont-elles donc ces éphémères figures d’un temps mélodique, d’un temps enchanté, d’un temps pollinisateur que nous attendons depuis notre venue au monde ? Où sont-elles ces mirifiques vanités qui ne se donnent qu’à se conquérir elles-mêmes ?
Et pourquoi ne le feraient-elles pas, elles les incomplètes, les libres par défaut ? Tout comme moi que le vent traverse sur cette plage infinie du monde. Comment ne pas comprendre que le coupable à désigner est cet infini qui toujours nous met en demeure d’arriver à notre être alors même qu’il nous ôte les outils par lesquels nous pourrions construire notre frêle architecture ? Nous ne sommes que des substances sans temps réel. Qui donc parachèvera l’œuvre que nous avons entreprise en naissant, sinon la muriatique Mort ? LIBERTE nous écrivons ton nom à défaut de pouvoir jamais t’épouser. LIBERTE nous écrivons.