Photographie : Blanc-Seing
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Le 30 Juillet 2018
Chère Solveig,
Je deviens négligeant en ces temps d’ardeur solaire. Cela fait si longtemps que je n’ai établi de lien avec ce beau pays du Nord qui est le tien. Je présume qu’en cet instant tu es du côté de la Laponie, peut-être vers Gällivare ou bien Luspebryggan, sur ces routes infiniment droites qui filent vers le Septentrion au milieu des épicéas et des pins, des lacs d’argent, des bouleaux blancs qui parsèment d’une façon clairsemée le paysage de la taïga. Sais-tu, pour le méridional que je suis, ce mot de taïga ne cesse de m’émerveiller. Peut-être une survivance de ces romans russes où il était un personnage à part entière avec ses racines qui plongent profondément dans l’imaginaire collectif de ce Grand Nord qui est, sans doute, une pure affabulation plus qu’une réalité. Mais c’est ainsi, il faut à l’âme humaine des tremplins où elle trouve à s’élancer, les pesanteurs terrestres sont parfois si contraignantes ! Nous avons des boulets attachés à nos basques dont nous voudrions nous libérer, cependant nous savons qu’ils participent à notre condition. Ne sommes-nous des aliénés en sursis, de grands enfants qui se haussent sur la pointe des pieds pour apercevoir un paysage dont, le plus souvent, ils n’embrasseront qu’une infime parcelle ? La totalité n’est nullement possession humaine, un vœu brûlant de ses propres insuffisances, un espoir brasillant dans les feux du crépuscule.
Ici, dans mon beau pays du Causse, tout comme chez toi d’ailleurs, c’est le règne sans partage de la chaleur. Une chaleur dense, une étoffe serrée au plus près du corps et l’impression que ceci ne cessera jamais. A peine le jour bascule-t-il que la nuit prend la relève dans une identique confusion. Etuve si éloquent, si présent, que l’esprit défaille de tant d’énergie cumulée libérant sa puissance à même la peau, les murs, et la charpente craque d’être continuellement sollicitée. Le jour, encore, la clarté est là qui diffuse ses rayons, mais la nuit, acculée à sa touffeur, semble ne pouvoir se libérer de son étau. Souvent, lorsque j’écris, marquant quelque pause, l’oreille aux aguets, le chant ininterrompu des cigales parvient jusqu’à moi, pénètre les vagues d’une chair rendue indolente. Cette cymbalisation qui vibre tel l’archet du violon, voici qu’elle se met à parler en termes destinés à ma conscience. Oui, j’avoue, ceci est vraiment déconcertant. Mais tu connais ma tendance à dérouler quelque broderie autour du sujet qui m’occupe.
Ce chant si semblable à un cri, voici que j’en fais une manière d’allégorie. Autrefois, ici, il n’y avait pas de cigales. Seulement en Provence. Leur migration doit bien vouloir signifier quelque chose pour la simple raison que tout signifie, parfois jusqu’à la douleur. Les incendies de massifs forestiers sont fréquents du côté du massif de l’Estérel, vers les Calanques ou la Plaine des Maures. Souvent, enfant, j’aimais me promener dans cette nature aux fragrances si accentuées : odeur de résine, de serpolet, des touffes de romarin. Il m’est arrivé d’y prélever d’innocentes tortues afin de les accoutumer au climat de chez moi. Mais que deviennent donc cigales, tortues, fauvettes et roitelets dès l’instant où le feu a détruit leur habitat ? Peut-être n’ont-elles d’autre choix que de migrer vers des territoires plus accueillants ? Assurément, les cigales du Causse sont provençales !
Ce que je veux dire quand je parle d’allégorie, c’est que le chant entêtant des cigales vient nous rappeler à notre devoir d’homme. Il n’est simple mélodie pour âmes romantiques. Il n’est passe-temps de songe-creux. Vois-tu, pour moi, il sonne à la façon d’une étrange mélopée, il dit l’exode du peuple des insectes voulant se sauver des incendies qu’allument les Existants sans bien toujours s’en rendre compte. Oui, des Existants que nous sommes qui, voulant vivre leur destin jusqu’à l’excès, créent les conditions mêmes de leur propre disparition. Sans doute, un jour guère lointain, les cigales seront-elles boréales puis simples fantômes dans la mémoire sinistrée des Errants de la Terre.
Les feux font rage chez toi, dans ce beau pays de Suède et la température au Cercle Polaire bat des records. Des pans entiers de tes belles forêts partent en flammes chaque jour qui passe. C’est l’âme de la taïga, c’est celle de ses habitants qui se dissipent en fumée ! Ces temps-ci on parle beaucoup de réchauffement climatique, de montée des eaux, d’inondations, de tsunamis, de canicule. La prise de conscience, nous dit-on, est une réalité. Certes, mais qu’est la prise de conscience dès l’instant où les comportements ne changent pas, où l’on continue à faire de la vie un continuel champ de bataille, une lutte contre la Nature. Une lutte contre nature. Là est le problème fondamental de l’humain en ce XXI° siècle qui rougeoie, dont les coutures craquent de toutes parts, où les digues cèdent qui nous submergent et menacent de nous noyer.
Il faudrait, mais sans doute est-ce un vœu pieux, une véritable révolution des consciences, une métamorphose des conduites. Si l’Homme apprenait à devenir sage, corrélativement les difficultés s’estomperaient, les feux s’apaiseraient, les cigales pourraient repeupler les forêts de Provence. La question essentielle, Sol, c’est que nous nous contentons tous d’une morale à bon marché, de quelques préceptes faciles dont nous pensons qu’ils nous mettront à l’abri de toutes sortes de déconvenues. Mais combien ceci est insuffisant. C’est d’une éthique dont nous avons besoin, c’est d’une vérité dont nous devons nous saisir, individuellement, en responsabilité, avant que la communauté humaine estimant avec justesse les vrais enjeux ne modère ses désirs, ne réduise ses plaisirs. A l’évidence, sans convoquer l’état de nature cher à Rousseau, il devient nécessaire de revenir à un mode de vie plus simple, frugal, de redécouvrir les valeurs authentiques qui sont les fondements que, jamais, nous n’aurions dû congédier avec tant de légèreté. Mais je te sais en écho avec mes propres paroles.
Voilà, pour aujourd’hui, la tonalité de mes méditations. Ce matin le temps est couvert. Un peu d’air respirable nous vient sans doute de l’Océan. Puisse-t-il visiter tes belles contrées ! Si, du côté de ta Laponie, tu entends la rengaine immuable des cigales, songe que c’est ta conscience qui est visée. Tout comme la mienne. Tout comme celle du Monde.
Mais peut-être aurons-nous un répit ? Rassure-moi, cela ne cymbalise pas encore du côté du Grand Nord ? J’attends de tes nouvelles. Avec impatience, comme toujours !