Photographie : Blanc-Seing
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Nous sommes dispersés. Parfois nous ne savons plus ni le lieu de notre habitation, ni celui de notre être. Tout vogue et tangue à l’infini selon la vitesse de la lumière. Les éclats du jour ricochent sur le globe blanc de la sclérotique ; les bruits sont des trépans, des diamants qui forent la cochlée ; les mouvements des hordes de gestes sous lesquels nous sommes pris tels des insectes prisonniers d’une cloche de verre. Alors nous nous débattons, nous fixons les choses du monde avec inquiétude, nous essayons de happer, ici une éclisse de joie, là un instant de fugace bonheur mais les objets de notre fascination sont indociles, sculptés sur le mode de la fuite. Nous vivons en état de sidération, inaccomplis face à ces figures dont nous pensons qu’elles sont celles d’une incontournable adversité.
Cependant nous ne pouvons demeurer dans cette fixité qui menacerait de nous abandonner en rase campagne. Nous croyons n’avoir d’autre choix - étique liberté -, que de nous en remettre au saisissement de la première réalité qui passe, à l’événement fortuit surgissant d’une fiévreuse actualité, à la rencontre d’une altérité en reste de soi, égarée parmi les aléas multiples des lieux communs et des errements sans fin. Nous sommes trop immergés dans la densité mondaine et, en raison de cela, aveugles, sourds, mutiques. Pris dans un filet tressé de poix nous n’avons plus d’autonomie qu’à nous laisser balloter au gré de flots contraires, dont le nom usuel est celui de « destin », dont la finalité est de nous aliéner, de nous conduire sur le rivage d’un futur sans avenir, dont le souci est de conspirer à notre fin.
Le jour n’est pas encore le jour, l’heure n’est pas tout à fait l’heure, seulement un long étirement du temps semblable à l’élongation du félin sous son parapluie d’ombre. D’ineffables postures, une venue à la vie sur le mode de la lenteur, l’ouverture d’une corolle dans la discrétion d’une note dissimulée, une brume qui se confond avec le tapis d’eau dont elle émerge. Les arbres ne sont pas encore les arbres, le ciel est en attente de son être, le soleil un œil blanc qui tarde à s’ouvrir, l’homme face au paysage une aube dont le tissu se donne dans la retenue, l’hésitation, le dépliement tant rêvé qu’il semble flotter au loin de lui, à peine une chimère dans l’instant qui doute.
Ce qui est singulier dans cette heure immaculée, c’est le suspens dont elle procède, cette sublime halte, ce repos avant que l’exister n’enclenche ses rouages, que l’horlogerie mondaine ne fasse basculer ses cliquets, n’entraîne ses pignons dans ce qui, bientôt, tissera le devenir de la nature et des figures de Ceux et de Celles qui, au gré de leur langage, pourront témoigner de cette exception. Ici est la naissance d’un lieu du monde et le nôtre propre. Nous co-naissons à l’univers. Nous participons à sa présence tout comme il détermine le déploiement de notre essence. Etrange relation duelle par laquelle chaque être en appelle à l’autre afin que, de cette soudaine empathie, se dévoile le phénomène, se donne la mesure confondante de la manifestation. Soudain, nous sommes dans la surprise d’exister et ceci ne peut trouver son site que dans ce moment du passage, lui qui articule temps et espace en les configurant comme producteurs de sens. C’est seulement parce qu’il y a passage que le premier mot du jour peut paraître. De l’aube à l’aurore s’accomplit ce qui, dans l’expérience de la langue, consiste en sa belle rhétorique, ce signe avant-coureur de toute sémantique. Une histoire trouve le site de son essor, une épopée se montre dont toute néantisation sera la victime expiatoire.
Aube. Issue d’alba, « blanche » en latin. L’aube, en sa nature essentielle est le don originaire sur lequel jour, lumière et signification prennent appui. Elle est un convertisseur de temporalité, une eau lustrale où chaque chose se trouvera baptisée, nommée, installée en son potentiel le plus exact. Il n’y a pas de nécessité plus grande que d’affecter aux choses un prédicat qui les fera sortir de l’anonymat du non-dit, du meurtre qu’il perpétue à seulement retenir le langage dans sa gangue de pierre. L’ombre nocturne qui avait tout effacé, aussi bien le profil humain que la nature, voici que l’aube en assure la ré-émergence, au seul prix de son coefficient de métamorphose. Située entre nuit et aurore, sa blancheur, sa matité, son opacité, son aspect de rien et de totale vacuité sont les ouvertures par lesquelles elle espacie le réel, lui octroie souffle et respiration. S’il n’y avait cette césure installée entre ombre et lumière, ni l’ombre ni la lumière ne pourraient proférer quoi que ce soit et le monde demeurerait aphasique.
Ce que nous pourrions nommer « espaces sacrificiels », que Rilke appelait « aventure silencieuse des espaces intervallaires », (blancs, silences, vide), ces entités douées de mystère possèdent une remarquable vertu ou bien une valeur oxymorique qui extrait de leur néant apparent le registre plein de la signifiance. Le réel est trop dense, compact, impénétrable pour qu’il apparaisse d’emblée à la conscience en sa forme achevée. Il faut en déplier les fragiles élytres, patiemment, en faire lever le germe originaire de manière à installer la mécanique d’une genèse, à créer la temporalité en sa constante oscillation, en son intime pulsation.
Le silence, la retenue au bord de la parole, la scansion, les ruptures sont les voies que choisissent les choses pour instiller en nous leurs ressources propres et nous communiquer la pâte signifiante dont elles sont pétries, dont nous devons faire l’expérience dans le creuset - un autre vide -, de notre âme. Elle, l’âme, n’est jamais emplie qu’à être, en substance, une outre infiniment disponible à l’accueil des objets du monde, des floraisons du langage. Tels des mots qui jouent en écho la partition du monde, ne sommes-nous des « espaces intervallaires », des mots séparés de silence que nous ne comblons qu’à nous sentir exister ? Ne sommes-nous pas ? Un lieu où habiter, peut-être est-ce ceci que nous demandons à l’aube, péniblement levés dans notre étrange destin d’hommes ?