Photographie : Hervé Baïs
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Seras-tu assuré, tout comme moi, de bien regarder cette belle image, d’y repérer les aventures signifiantes qui s’y dessinent sous la ligne de flottaison ? Toujours, l’œil, d’un seul empan de son mouvement, scrute l’ensemble du visible sans bien décrypter toutes les lignes de force qui en animent la présence. Ainsi, d’un paysage, ne voit-on souvent que la courbe de la colline, le bouquet d’arbres à mi-pente, les flocons des nuages qui flottent dans le ciel d’azur. Identiquement pour celui-ci qui semble ne mettre en scène que ciel, mer, sable, genre de tripartition dont il faudrait se contenter afin que notre désir de scruter le réel soit rassasié. Cependant tu auras saisi que le déploiement des divers éléments n’y joue pas à parts égales.
La scène se présente ainsi : tout en haut, le ciel est noir, profond, pareil à une pierre d’hématite avec, plus bas, des reflets d’argent que de légers nuages teintent de blanc. Puis la ligne d’horizon, ce double sillon sombre que traversent l’éclair d’un blanc vigoureux, l’incision d’un givre sur le crêpe d’un deuil. Puis la vaste marée de sable gris avec ses convulsions, ses dépressions, ses minces lignes de crête. Vois-tu, sans doute faudrait-il se contenter de cette lecture minimale, butiner tel le papillon, ici un voile d’air, là un pli d’eau, ailleurs l’effritement d’une dune que, déjà, le vent disperse. Je crois que, de cette approche immédiate, résulterait un bonheur suffisant et que rien ne serait à chercher hors cette manifestation exacte des choses. Mais tu sais l’impatience des hommes, la braise de connaître qui les brûle de l’intérieur, le fourmillement qui se saisit de leur esprit dès qu’une énigme se propose à leur entendement. Alors il faut déplier la rose, en explorer le bouton, y chercher pistil et étamines qui en disent le secret.
Il faut viser un signe minimal au gré duquel un monde peut se lever et faire sens. Partir d’un vocabulaire simple, d’un seul mot peut-être plein de la vérité de ce qui est à appréhender qui, toujours, se recueille en quelque endroit mystérieux. Cette ligne blanche en position médiane, ce coup de scalpel dans le derme du réel, il faut en faire autre chose que le lieu d’une apparition. Il faut en dire l’inévitable loi, en tracer la figure ouvrante du jour. La chute de la nuit que l’aube métamorphose en parole. La fuite des ténèbres que, bientôt, le soleil dissoudra. Il n’en restera que d’invisibles limbes. Cette ligne n’est là qu’à nous questionner. Non seulement dans le genre d’une esthétique - ceci est pure évidence -, mais en tant qu’indice qui traverse les apparences et les incline à dévoiler plus que le regard ne donne à voir. Interroger l’invisible, voici la grande et unique question. L’arbre qui agite ses feuilles, exhibe son tronc, projette dans l’espace ses ramures ne nous fait jamais que l’offrande de son apparition. Ce que nous voulons percer : la vérité des racines, leur blanche plongée dans l’inconscient humus, leur cheminement parmi les tapis de vers, le peuple des amibes, la pullulation des bactéries.
Ligne blanche, tu n’es seulement caprice d’enfant qui aurait dessiné sur la plaine de la feuille ce trait horizontal bordé de noir, simple jeu gratuit où bâtir, peut-être, châteaux en Espagne. Ligne blanche tu as le visage de la nécessité. T’ôterait-on à la vue que tout, de l’image, s’effondrerait. Tu es le méridien qui, de part et d’autre de son tracé, ouvre la voie à l’exercice du monde : sans repère il tournerait sur lui-même, semblable à un toton fou. Tu es la médiatrice du Ciel et de la Terre, le point de fusion d’Ouranos et de Gaïa, la fécondation originelle dont, tous, nous sommes redevables mais feignons d’en ignorer l’empreinte native. Mais nos courtes mémoires ne sauraient remonter si loin. Il faudrait être des saumons migrant au leur lieu de naissance, nous n’en avons ni les nageoires, ni la force, ni l’instinct fiché au centre du corps.
Ligne blanche tu es la belle et impalpable césure autour de laquelle le vers du poème déplie son immémorial rythme. Tu es « le vide papier que la blancheur défend », cet espace mallarméen de la création qui ne saurait jamais s’élever que du rien nocturne qui en ceint l’être. Tu es « l’heure où blanchit la campagne » hugolienne, cette mélancolique contemplation où l’âme se mire dans son propre désarroi. Hugo parle d’absence, de celle qui n’est plus là, que l’écriture tente de combler. Hugo parle de l’absence dont toute création est le lieu d’émergence. A ce blanc qui sidère, à ce vide qu’emplit silencieusement la neige, André du Bouchet accorde une résonance singulière : « L'absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers comme de la neige ».
Ici, toujours, et en tant qu’origine de tout, le blanc diffuse son énergie radiante, sa puissance qui ouvre l’espace libre du poème, résout les tensions extrêmes de l’ombre et de la lumière - ces deux marges du noir qui encadrent la ligne blanche de l’horizon -, en pénètre l’indéchiffrable vacuité afin que, les lèvres du réel écartées donnent enfin accès à leur essence qui n’est, en définitive, que le miroir de la nôtre, une vision à l’infini, une perte en abyme de tout car le doute s’instille dans la moindre de nos perceptions, dans la plus infime de nos sensations. Qu’est le monde pour moi ? Qui suis-je en regard du monde ? Quelle relation entretenons-nous dont, le plus souvent, nous ne percevons que les lignes de fuite ?
Regardant ce paysage que nous révèle la photographie, nous avons immédiatement affaire à trois climatiques du blanc : celle, céleste du nuage, cette vapeur, cette brume qui déjà s’évapore ; celle de la dalle de sable, cette terre immanente sur laquelle se pose la plante de nos pieds ; enfin celle de la ligne qui se montre comme possibilité d’actualisation des précédentes. Nos yeux sont comme aimantés, fascinés par ce trait qui ne semble tirer que de lui la mesure de son être. Devrions-nous procéder aux effacements successifs de cette représentation et ne demeureraient que ce continuum spatio-temporel, ce lieu à peine marqué, cette épiphanie délicate qui semblent n’avoir de présent qu’à être reliés à l’infini passé, au futur infini dont ils paraissent figurer l’annonce. Pareils à un message prophétique nous disant le ressourcement ininterrompu de ce qui, mince, inapparent, à la limite de l’inaudible, de l’invisible, porte en son sein l’entièreté des significations dont se dote le monde, auquel notre être puise comme à une mystérieuse source, la quadrature de son existence. Sans doute Vassily Kandinsky, ce chercheur d’absolu, synthétise-t-il avec beaucoup de finesse et d’intuition ce qui se montre à nous, là au centre de l’image, qui en constitue l’essentiel rhizome :
« Le blanc sonne comme un silence, un rien avant tout commencement. »
Aussi, toute photographie en noir et blanc, - cette essentialisation de la figuration -, a-t-elle à se saisir de cette réalité-là : la ligne est l’initiale, l’esquisse, le premier geste dont doit se doter l’espace visuel afin que, déterminé, il puisse rayonner à partir de son centre. Les images les plus fortes - regardez « ce signe blanc » -, sont des images étayées à partir d’un fondement qui les restitue à leur force élémentaire, construire une géométrie ou poétique des lignes. Ainsi s’ordonne tout cosmos.