Œuvre : Barbara Kroll
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Cette esquisse, je l’ai trouvée, glissée dans un livre, en guise de marque-pages. Il s’agissait de « Julie ou la nouvelle Héloïse » de Rousseau. Cet ouvrage m’avait été prêté par une amie et je ne savais quoi penser de cette peinture qui semblait avoir été achevée avant que d’être commencée. Bien évidemment, je me demandais s’il pouvait y avoir un lien entre cette dernière, la peinture, et Julie qui était aussi le prénom de cette ancienne connaissance avec laquelle, depuis peu, j’avais renoué quelques liens. Je dois dire, les indices étaient flous et de cette image je ne pouvais tirer que d’hasardeuses hypothèses. S’agissait-il d’un autoportrait et, si tel était le cas, quelle était donc la cause de ce qui se donnait à voir comme un renoncement à paraître ? Je me souvins alors que Julie, en ses jeunes années, avait suivi des cours à l’école des Beaux-arts dont elle ramenait, le plus souvent, de rapides ébauches, quelques croquis, en tout cas jamais d’œuvre parvenue à sa conclusion. En ces temps déjà lointains je crois en avoir déduit les traces d’un caractère fantasque, sans doute un fond permanent d’insatisfaction, une hâte à terminer avant d’entreprendre à nouveau.
Voici les quelques notes griffonnées à la hâte sur un carnet pour tenter de décrypter les significations latentes de ce travail : le bandeau des cheveux est cette manière d’arc sombre qui entoure le visage, en renforce encore le profond caractère d’énigme. Cette représentation sans traits apparents laisse dans la perplexité si ce n’est sur le bord de quelque angoisse. Comment peut-on faire face à ce qui, précisément, n’en a pas ? Est-il possible de demeurer devant le masque d’un mime dont ne fait signe qu’un blanc livide, qu’un blanc taché de néant ? Certes non. Echange d’épiphanies. De toi à moi la fluence d’une relation, l’immédiate joie d’une possession sans reste. Réciproque. Sans apprêt. Nul autre détour qu’une neuve confiance. Les yeux dans les yeux et rien au monde ne vient en tarir l’abondance. Mystérieuse, tout de même, cette lunule carmin qui vient balafrer le bas du visage, telle une plaie dont la béance semblerait illimitée. Faut-il qu’une invisible souffrance en alimente la tragique tension ! Et cette robe ligaturant la chair, ce fourreau noir pareil au pelage de quelque animal triste, non encore parvenu à sa mue. Où est-il le corps qui y est dissimulé ? Vit-il d’autre sensation que cet étrange enfermement ? A-t-il déjà connu le bouleversement de l’amour, l’attente de l’Amant, le stylet cruel du désir ? On aurait de la peine à en informer les contours tant le dénuement est perceptible qui appelle la geôle d’une infinie solitude. Et ces mains sagement réunies sur le haut des cuisses : geste de défense ? Incapacité à communiquer quoi que ce soit de sa silhouette ? Attitude de prostration aux inavouables motifs ? Puis la perte des jambes se confondant avec le mur de plâtre, à peine la trace d’un lacet sur la pente de la cheville. Que reste-t-il de cette vision sinon cette sourde résonance comme venue de la gorge profonde d’un puits ?
Aucune chance de résoudre le secret de ce portrait. Bien trop anonyme, trop avancé dans la fougue d’une perte de soi. Alors que me reste-t-il à connaître de ceci qui m’interroge et instille dans mon âme le poison de l’éternelle question ? Soudain, dans le blanc de neige de ma chambre, je suis privé de vision claire et les appuis me font défaut qui, sans nul doute, traceront sur le pavé de mes nuits les lueurs fauves de l’insomnie. Pourtant Julie est si loin de mon horizon présent. Seulement une flamme qui vacille dans le lointain, réminiscence de ce qui fut notre rapide et illusoire passion. Pour cette raison j’évoquais, plus haut, la question irrésolue de sa dette vis-à-vis d’une relation, le degré réel de son implication. Elle était si impénétrable, y compris dans ses rapides débordements ! Elle était sur un autre versant que le mien. Elle vivait sur les ailes du songe. J’existais à ne rencontrer que le réel, à en sentir l’épieu fiché au centre de mes jours. Le journalisme m’imposait sa loi, imprimait sa géographie aux quatre coins du monde et mes brèves escales à Paris ne suffisaient à entretenir un feu qui menaçait de s’éteindre, qui, un instant, brasilla, puis une gerbe d’étincelles finales, comme un feu d’artifice que le ciel dilue dans le bleu de sa toile. Alors, que sert-il de me torturer, de chercher à résoudre ce rébus, son emmêlement de chiffres, de dessins, de lettres muettes qui n’auront d’autre lieu que l’incertitude de leur silencieuse profération ?
Je me souviens, maintenant, en mes jeunes années, avoir longtemps regardé dans la vitrine d’une petite librairie de l’Île Saint-Louis, la reliure fauve de « Julie », son dos gravé à l’or fin, le papier marbré de sa couverture, la densité de ses pages d’écume, la joie de ma propre vision en décuplant le prestige. Toujours j’avais été le témoin de la vie tumultueuse de Rousseau. Il me fallait connaître « La Nouvelle Héloïse ». J’achetai le livre, le feuilletai, m’arrêtant sur ses illustrations, « Le premier baiser de l’amour », où un amant rejoint son aimée sous la tonnelle riante d’un jardin édénique, comme si tout allait commencer qui n’avait encore eu lieu. Le livre est là, posé sur ma table de travail, en attente de lecture. Juste quelques passages picorés, ici et là, pour tromper les manifestations trop visibles d’une impatience intérieure. Me voici donc maintenant en possession de trois Julie : celle de chair dont je viens de rejoindre le portrait, celle du livre qu’elle m’a confié, enfin celle de l’ouvrage de ma bibliothèque. Alors comment me retrouver parmi cette confluence de figures diverses ? A laquelle m’en remettre qui ne soit la buée d’un simple souvenir, le noir et blanc d’une peinture, le trouble d’une envie ancienne de littérature dont nulle lecture n’était venue combler la faille ?
Me voici dans les rets d’une intrigue qui ne cesse de m’interroger à défaut de m’apporter la quiétude à laquelle j’aspire. Je viens de relire l’argument de l’œuvre, pensant y déceler quelque explication. Ma vie ? La sienne ? Trouve-t-on jamais dans une fiction l’écho de son propre cheminement ? Ou bien ne s’agit-il que d’illusions, de poursuite de chimères ? Certes j’étais plus âgé que la Julie réelle. Certes j’avais été une manière de précepteur pour elle, lui donnant quelques leçons sur le Siècle des Lumières, faisant halte auprès des livres de Jean-Jacques, y cherchant le réconfort de quelques rêveries solitaires. Certes nous avions été amants l’espace d’un bref éblouissement. Et puis cette trame subite dans la fuite des jours avait-elle eu d’autre signification qu’un événement fortuit dont le temps s’était empressé de gommer les traits ? Avait-elle été, au moins en pensée, Julie d’Etange ? Avais-je eu à ses yeux les prestiges d’un Saint-Preux ? Tout est tellement irréel depuis la rive où j’observe le passé de brume. Et quand bien même j’aurais été ce Jeune Homme modeste amoureux d’une Jeune Femme de plus haut rang, qu’en demeurerait-il à présent d’autre qu’un lointain mirage s’évanouissant au milieu des sables du désert ? Il n’y a pas de Monsieur Wolmar à l’horizon qui pourrait s’opposer à notre rencontre. Et puis ce prêt du livre comporte-t-il un message subliminal, une intention qui se réserve et n’ose dire son nom ? Je crois bien à l’énoncé de toutes ces supputations témoigner encore de cette insatiable âme romantique qui me fit pousser la porte de la librairie, acheter « Julie », la confier au secret de mes étagères puis l’oublier. Ce geste était-il le souhait d’une future résurgence ? Je ne saurais en dire l’empreinte infinitésimale. L’ombre avance sur les quais de Seine. Bientôt les lampadaires troueront le brouillard de leur globe d’argent. Il est temps que j’éteigne ma lampe. « Julie » veille dans le clair-obscur. Laquelle ? Le sommeil est long à venir qui joue parmi les spectres nocturnes. Long à venir !