Photographie : Blanc-Seing
Chère Solveig,
Sais-tu, aujourd’hui, si je t’envoie cette photographie en noir et blanc, ceci n’est nullement fortuit. J’aurais pu te faire parvenir l’original en couleurs mais, alors, combien mon message aurait été atténué, noyé dans une mare multicolore qui lui aurait ôté tout son sens. Noir -Blanc : deux valeurs seulement pour proférer la nuit, le jour, pour dire le bonheur, le malheur, faire surgir la violence et la paix. Tu te doutes combien ma retraite, sur ce beau et sauvage pays du Causse, retiré du monde et du bruit, combien donc ma solitude doit m’apporter de contentement. Certes, j’y gagne une équanimité d’âme sans pareille, la joie immédiate du simple, une inépuisable dimension de ressourcement. Et, cependant, mes nuits sont traversées d’insomnies, mes jours, parfois, ne s’annoncent qu’à la manière d’un long cheminement attisé d’incessantes questions. Et bien que la tâche d’écrire me soit d’un grand secours, je suis assez souvent tel le naufragé tendant désespérément ses bras en direction de l’écueil qui voudra bien le sauver de l’abîme.
De ma fenêtre, c’est ce paysage si calme, si doux dont j’aperçois le beau moutonnement. La prairie est tachée d’ombre en ce lumineux automne. Une lame de clarté avance qui éclaire les frondaisons. Les nuages sont légers, aériens, ils voguent très loin vers d’infinies altitudes. Au-dessus, comme s’il venait de l’impensable cosmos, le ciel est une taie noire, impénétrable dont, parfois, je pense qu’elle est hostile aux hommes, qu’elle constitue le premier signe d’une alerte, d’une mise en garde. Vois-tu, de regarder ce lac si sombre, fuligineux, c’est comme si venait à ma rencontre une tragédie antique, peut-être « Prométhée enchaîné », d’Eschyle avec ses personnages divins en un lieu désert, quelque part à l’extrémité du monde. Et tout ce noir qui envahit l’azur ne serait que la malédiction de Zeus, trompé par Prométhée, lequel à son tour a trompé les hommes, ne leur offrant que ce feu spoliateur de leurs âmes trop naïves, inclinant, toujours, à quelque compromission. Car le feu a, comme bien d’autres choses, un double visage : celui qui réchauffe et réconforte, mais aussi celui qui brûle et ronge les corps de ceux qui s’en approchent trop. Le feu comme connaissance brille au plus haut mais, souvent, l’humanité en pervertit la fonction et alors ne courent sur la Terre que les feux éteints d’une sourde imprécation. Je sais que tu m’accorderas ton indulgence d’avoir brossé un tableau si inquiet de notre condition. A contrario, en peindre la seule face étincelante serait manquer de la plus élémentaire objectivité. Le Paradis s’obombre toujours du soufre de l’Enfer !
Tout le jour, depuis l’ascension du soleil en direction du zénith jusqu’à sa chute au nadir, toutes les heures semblent la mise en scène de cette aporie constitutive de notre présence au monde. Lorsque, le matin, nos paupières tout juste entrouvertes perçoivent le bleu de l’aube, combien elles se projettent dans un avenir radieux. La paix est partout qui tresse à nos fronts ses couronnes de lauriers. Puis la lumière monte dans le ciel vertical. Puis la lumière éblouit et fait cligner des yeux que des larmes, soudain, envahissent. Puis l’astre décline, la clarté devient une toile maculée de sanguine à l’horizon, puis la nuit éteint tout qui plonge nature et hommes dans une identique confusion. Comprends-tu, tout est toujours à recommencer. Ce paysage dont nous pensions qu’il dispenserait jusqu’à l’éternité son beau rayonnement, voici qu’il se soustrait à notre regard et fomente, peut-être, à notre encontre, les plus funestes desseins. Ce qui, dans la plénitude du jour, nous était donné en tant que sublime vérité, ceci s’estompe brusquement qui confine à la plus désolante des faussetés.
Constamment nous sommes pris en tenaille entre nos désirs et nos peines, entre nos souhaits et nos craintes, nos amours et nos haines. Le drame de l’humain est ceci, cette tension qui nous écartèle, cette brusque énergie des contraires qui nous tire à hue et à dia. Lorsque notre visage illuminé de clarté, nous nous croyons atteints d’abondance, voici que nos pieds s’embourbent dans un maléfique limon. Nous sommes des êtres de la déchirure et ne consentons à exister qu’à en transgresser l’aliénante dimension. Seulement le tragique a toujours une coudée d’avance et la grimace de l’insoutenable finitude vient lézarder notre fragile édifice. Colosses aux pieds d’argile, nous feignons d’en sentir le constant tellurisme à l’œuvre et nous tentons de porter notre regard sur tel ou tel objet de désir afin qu’il puisse nous extraire des mors de la lucidité.
De mon refuge à l’abri des arbres centenaires, ces chênes tors qui poussent au milieu des pierres, il me semble entendre comme un sourd grondement. Je ne sais si la terre tremble ou bien les cieux se partagent sous l’étrave d’un coutre tranchant. A tout instant la glaise pourrait s’ouvrir en tombeau. A chaque seconde les nuages déverser une pluie acide qui ravagerait jusqu’à la proue de notre esprit. Non, je ne divague pas, Sol et tu sais combien je suis attaché à décrire au plus près mes états d’âme. Sans doute sont-ils renforcés par cet inévitable pathos qu’engendre tout exil. Mais les hommes, tous les hommes, sont des exilés que ne sauvent ni leur instinct grégaire, ni leurs divertissements multiples, pas plus que leur quête effrénée de bonheur. S’ils étaient heureux, ils ne chercheraient pas des motifs d’évasion. Ils seraient à l’aise dans leur enceinte de chair et se suffiraient à eux-mêmes, non dans une manière de satisfaction béate, seulement dans l’atteinte d’un sentiment de maturité. Vois la dimension d’aliénation de tous ceux qui se précipitent dans des voyages qui, jamais, ne les satisfont. Vois le désarroi de ceux dont le consumérisme est la seule pierre de touche dont ils ornent leur singulière aventure. Vois ces « foules solitaires » qui se ruent au même spectacle dans l’espoir de grandir, ils ne connaissent que le vertige immédiat du multiple, de la soif trop rapidement étanchée. Leurs icônes sont en carton et ils ne sont que les spectateurs de leur propre désarroi.
Sol, nous vivons une société de l’abondance qui ne laisse que trop d’égarés parmi la confluence des peuples. L’homme est ainsi fait que son naturel égoïsme le sauve toujours du désastre. « Ce qui est bon pour moi est bon pour le monde », voici ce que clament, à longueur de journée, les solipsismes de tous ordres qui sont légion. Beaucoup se pensent uniques dont la seule religion s’abîme dans leur propre ego, tout ce qui leur est extérieur ne semble ressortir qu’au monde des représentations et des artefacts. Ce que j’énonce là n’est nullement le motif d’une simple plainte, laquelle se dissoudrait bien vite parmi les allées et venues mondaines. Ce n’est pas davantage un appel. Comment se faire entendre de la surdité partout régnante qui condamne les simples à demeurer au sein de leur invisible caverne ? « Indignez-vous », lançait en son temps la conscience éclairée d’un Stéphane Hessel. Cette exhortation à l’indignation se déclinait selon cinq figures.
* Trouver un motif d’indignation. Nous pourrions en trouver mille, c’est sans doute pourquoi nous n’en choisissons aucun.
* Changer de système économique. Quoi donc ? Le capitalisme aussi bien que le collectivisme asservissent les peuples. Le corporatisme divise les individus en castes. Le socialisme entraîne une déresponsabilisation des acteurs. Le libéralisme implique la loi sans partage des plus forts.
* Mettre fin au conflit israélo-palestinien. A-t-on jamais mis fin à un conflit ? La violence est enracinée en l’homme depuis la nuit des temps. Notre système limbico-reptilien témoigne encore en nous de la puissance de ces marées d’équinoxe dont, a priori, nous avons bien du mal à canaliser la brusque survenue.
* Choisir la non-violence. Qui, à part Gandhi luttant contre les lois raciales ? A part Lanza del Vasto entreprenant un jeûne pour sauver les paysans du Larzac ? A part Nelson Mandela luttant contre la ségrégation raciale en Afrique du Sud ?
La non-violence est violence faite à nos propres indifférences. La tâche est rude qui se doit de remettre en question le fond sur lequel l’humanité s’est bâtie, dont la devise semble être, le plus souvent : « L’homme, un loup pour l’homme ».
* Eradiquer le déclin de notre société. Est-il né ou encore à naître le Grand Homme qui, prenant entre ses mains le Destin de la Terre, métamorphosera la manière d’être de l’homme, à savoir considérer toute altérité -, l’animal, le rocher, le fleuve, l’océan, la montagne, la terre, le pauvre, le sans-grade, le démuni -, leur accordant la toute première place, s’effaçant afin que, de ce retrait, résulte une possibilité d’être pour tout ce qui est, croît, espère ?
Sol, tu le sais tout comme moi, ceci ne serait envisageable qu’au terme d’une éthique véritable qui prendrait le pas sur toute esthétique. Autrement dit le fond primant la forme. Il n’est d’autre générosité que celle-ci, faire que tout ce qui vient à notre rencontre ait la faveur d’un accueil véritable. Aussi bien la goutte de pluie, l’arbre en sa floraison, l’Autre en sa polyphonique présence.
Mais comment, ici, ne pas laisser la parole au prophétique et immensément poétique Paul Valéry qui proclamait dans « La Crise de l'Esprit », en 1919, entre deux guerres mondiales immensément dévastatrices pour le corps et l’esprit, ces pensées sublimes qui honorent tout intellectuel digne de ce nom. (Ils ne sont guère légion en ces temps de disette.) :
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.
Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les oeuvres de Ménandre ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux ».
Parfois, le long des nuits d’hiver, lorsque dans l’aube bleue de givre, les pierres craquent sous la poussée du gel, il me semble entendre ces voix perdues - Valéry, Ninive, Babylone -, qui résonnent jusqu’à nous pour nous dire le bonheur d’être Hommes sur Terre, ceci que trop souvent nous oublions, creusant, en quelque manière, les tombes qui recevront nos propres insuffisances. Une seule fois, Sol, dis-moi que je ne rêve éveillé. Alors je pourrai dormir en paix pour l’éternité !
Sois assurée de mes pensées les meilleures.