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19 mars 2025 3 19 /03 /mars /2025 09:02
Sur le bord ultime des choses

Peinture : Barbara Kroll

 

***

 

   Nous inscrivant toujours dans une logique, du moins ce que nous considérons comme tel, les choses que nous visons, nous leur demandons, sans délai, de tenir pour nous un langage clair dont nous pourrons faire usage à des fins de jugement. Telle toile de Maître sur laquelle nous posons notre regard, nous rencontrant dans sa pure évidence, notre satisfaction est grande et nous continuons notre chemin en direction d’une nouvelle œuvre dont nous attendons qu’elle nous adresse un identique profit. Notre insouciance est à ce prix. Cependant, les choses, parfois, se refusent à nous avec une telle obstination que nous ne sommes guère loin de crier à l’injustice, sinon d’évoquer quelque complot qui nous tiendrait à l’écart d’une compréhension. Comme bien des œuvres de Barbara Kroll qui nous sont communiquées à l’état de simples esquisses lors d’un travail en cours, lesquelles en leur singularité, en leur mystère, nous mettent au défi de les saisir adéquatement.  Que, face à elles, notre attitude soit décontenancée au motif d’une énigme qui en traverse la matière, nul ne pourra s’en étonner. Å cette toile sur laquelle nous nous penchons aujourd’hui, nous donnerons donc le titre de « Énigme », ce que la suite du texte tentera de montrer, sinon de manière totalement explicite, du moins en une approche qui ne soit trop inexacte.

   Un simple regard anticipateur des figurations à venir nous informe, au premier abord, que notre désir de connaissance s’échouera peut-être tout au bord du cadre car ce qu’il délimite, cette figure partielle, ces vigoureux coups de brosse sans intention bien déterminée, nous font perdre notre orient, si bien que nous progressons dans une sorte de jungle sans bien savoir où nous entraînent nos pas. Donc c’est au gré de ce doute constitutif d’une certaine angoisse que nous tâcherons d’y voir plus clair si, toutefois, ceci peut se constituer en pure réalité.

   Si, en un premier temps, nous faisons abstraction d’un sens immédiat qui pourrait se lever de ces formes, si nous focalisons notre vision sur leur soudaine exposition à la lumière (plus d’une ombre s’y dissimule encore !), nous serons vite gagnés par l’impression d’une formulation native de la peinture, par l’hésitation qui semble avoir suspendu la main de l’Artiste comme si cette dernière, avant de pouvoir affirmer quoi que ce soit de réel, de concret, était demeurée sur une sorte de seuil depuis lequel elle aurait observé le Monde. Bien évidemment, nullement un savoir assuré de lui-même, une simple retenue à l’orée de la visibilité, un laisser-en-soi des linéaments de sens non encore venus suffisamment à leur être avec la clarté nécessaire à une franche exposition de qui-ils-sont. D’une manière évidente nous sommes ici, dans cette zone interlope, cette semi clarté d’un clair-obscur où le dernier terme recouvre le premier de toute la portée de sa capacité à dissimuler, à biffer ce qui, de soi, voudrait bien paraître. Par rapport à ce qui ferait phénomène dans l’évidence, la certitude, la valeur de soi offerte aux yeux des Connaissants, les apparitions, ici, se dissimulent dans une dimension antéprédicative.

   Ce qui veut signifier que l’on ne peut leur attribuer nulle position logique, que leur radiance est simplement interne, que le cèlement est complet qui leur ôte toute possibilité de recevoir quelque qualificatif d’aucune sorte. La matière lourde du fond, l’esquisse végétale aussi bien qu’humaine ont de simples reflets de marais complexes, d’étangs aux eaux fuyantes, si bien que nul n’en pourrait décrire la forme précise, l’utilité, la couleur existentielle. La substance est refermée sur elle-même, étrangement opaque et un entendement exercé s’y appliquerait-il sans que nul résultat n’en pourrait couronner le travail de prospection : un vide consécutif à la recherche.

   Ce qui est à remarquer sans délai, la mutité de cette hylé primitive, cette indifférenciation qui fait signe en direction de la chôra platonicienne, cet aporétique « troisième genre », cette empreinte, cette matrice du devenir qui demeure impensable au motif que son caractère amorphe la donne comme strictement insaisissable. Donc, ici, matière peinte nullement réductible à une forme concrète précise ; hylé perdue dans le vague de sa parution ; chôra aux fluctuations illisibles, tout se dissout en ce genre d’incomplétude foncière ne pouvant recevoir ni nom, ni attributs, sauf celui d’une proche banlieue du Néant lui-même. Cependant ceci ne veut nullement signifier que cette esquisse n’existe pas, qu’elle est simple hallucination, buée de notre imaginaire. Si le sens global du Monde et les chiffres de valeurs qu’on peut y repérer sont à même de figurer un vaste livre en lequel s’inscrivent les signes de la langue, a contrario, les emblèmes picturaux flous de cette peinture relèvent bien plutôt de la complexité ténébreuse des hiéroglyphes.

   Ce que nous pouvons avancer en guise d’hypothèse, ceci : les traces noires et rouges, les ébauches de formes, les giclures et bavures, les coulures, les nervures, les griffures constituent un lexique de l’ordre du pulsionnel, de l’instinctif, ces brusques incisions dans l’ordre du réel  sont des manières de convulsion de la Nature, ses brusques syncopes, ses violents tellurismes, la disjonction de ses diaclases, ses éructations volcaniques, ses bombes ignées, ses jets de lapillis, ses jaillissements de geyser, les spasmes de ses laves, les sourds borborygmes de ses mécanismes géologiques, l’entaille de ses rifts, ses contorsions de glaise, ses reptations d’argile. Ici l’on est au plus près d’une dimension « animale », archaïque de la Phusis, telle que nommée par les Anciens Grecs, avec son caractère obscur et caché, ses éclosions et brusques retraits, son constant va-et-vient cyclique qui est son âme même.

   Donc ces traces et empreintes, ces coups de spalter, ces projections de la matière apparaissent comme un lexique primordial, un symbolisme originaire, indigent, faisant penser aux premiers jets pariétaux des Hommes de la Préhistoire. Bien plutôt que de constituer des positions étayées en raison, ce sont de simples gisements corporels qui trouvent à s’exprimer de manière primaire sur tout support venant à leur encontre. En eux, dans l’éparpillement de leur être qui les isole, les prive de communication, nulle logicisation, nulle relation pouvant aboutir à une synthèse d’ordre sémantique, tout reste en soi, rivé à soi, dans un genre de lexique mutique, simples blocs atones immergés au sein d’une pesante passivité. C’est là, croyons-nous, la valeur insigne quoique dissimulée, de ces graffitis qui ne peuvent nullement prétendre à occuper une position stable, à harmoniser le divers, à tracer des limites, à organiser le chaos, étant, en eux-mêmes, de la façon la plus évidente, chaos.  

   Å l’opposé de cette posture strictement léthargique, de cette atonie constitutionnelle, le tableau parvenu à son terme, avec son graphisme précis, ses teintes affirmées, ses lieux et places bien délimités, le tableau donc, en sa finalité, accomplit totalement ce que l’impuissance de l’esquisse avait laissé sur le bord  de la toile, à savoir porter à la signification du catégorial, de l’entièrement déterminé ce qui, pour lors, n’en était que la simple posture prépositionnelle à défaut d’en pouvoir mobiliser la force de synthèse.  Ce que, en sa native désolation, « Énigme » ne pouvait qu’avoir en vue, « Toile finie » le porte à la totalité de son être. Ce qui veut signifier qu’il n’y a nulle franche rupture entre les prémisses antéprédicatives (ces traits mourant de n’être nullement accomplis) et la valeur catégoriale de ces anticipations qui ouvrent le champ exact de la Logique (ce tableau avec ses riches relations, la qualité de ses déductions, le jeu dialectique de ses causes et conséquences, l’entière possibilité de conceptualisation dont ses figurations sont l’inépuisable et fascinant support.)

   Et maintenant convient-il de mettre en place la fonction ludique de l’écriture au travers des hypothèses imaginatives toujours mobilisables pour qui veut élargir l’horizon des choses. Ici, la description d’une possible genèse de l’œuvre, depuis ses traits quasi archaïques jusqu’à l’exposition de son être totalement réalisé, nous permettra de donner un change plus léger aux considérations antécédentes.  Donc le passage de « Esquisse » à « Toile finie ». non seulement nous rassurera par la clôture d’un infini qui nous désespérait au titre de son « in-signifiance »,  mais donnera à notre sentiment de Voyeurs exigeants la seule dimension dont nous  étions  en attente, à savoir disposer devant nos yeux, nullement un illisible fourmillement, mais la consistance d’une forme achevée, seule capable de donner à nos angoisses le nutriment dont, depuis toujours, elles étaient en attente.  Mais plutôt que de partir en de vagues considérations songeuses, nous allons donner aux errances de notre rêve une figure plus étayée en ayant recours à une autre œuvre de l’Artiste allemande que nous désignerons par « Femme assise », cherchant en elle, nullement ses signes antéprédicatifs noyés dans l’inconscient mais, d’une façon bien plus claire et rassurante, les contours d’un être nouveau ayant totalement réduit à néant les intentions erratiques dont la première figure était la désolante illustration.

   De « Esquisse » à « Modèle assis », ce n’est rien de moins qu’une révolution copernicienne qui a trouvé le lieu exact de sa manifestation. Cette révolution est le passage de l’inconscient au conscient, de l’informel au formel, de l’illisible au lisible, du douteux au certain, de l’illogique au logique, si bien que les attendus sans fondement du premier jet de l’esquisse trouvent ici, leur confirmation de sens. L’éparpillement du lexique antécédent devient organisation des sèmes en leur plus nette fonction : dire le réel tel qu’il est, non ce qu’il pourrait être au titre des multiples fantaisies des Voyeurs. C’est bien un saut qui s’est accompli, ce saut exhumant de l’irrationnel natif les seuls traits qui méritaient d’être sauvés, en proposant de nouveaux, « vierges » si l’on peut dire, en un renouveau pictural qui, en son fond, est effacement de ce qui, primitif, derniers sursauts instinctifs du limbico-reptilien, se trouve remplacé par la mesure juste et équilibrée du concept totalement assuré de sa validité. Et ceci, à un tel point d’inouïe actualité en un présent vivant, que ce dernier paraît avoir oublié jusqu’à la moindre trace de son exubérance première, jusqu’à la perte du moindre souvenir, jusqu’à l’amnésie complète.

   Ce que nous disons-là n’a rien d’étrange pas plus que de nouveau, ceci indique seulement le fonctionnement psychologique de tout individu qui n’a de cesse d’enfouir, au plus profond de son inconscient, toutes les taches, bavures et souillures qui voilent son regard et obscurcissent l’horizon de son monde propre. Nous sommes à ce point bâtis sur du préconscient, de l’irrésolu, de l’instable, de l’antéprédicatif que, si nous en prenions soudain conscience, notre existence même serait dans le plus grand danger car nul ne peut vivre lesté de l’immarcescible poids de l’absurde, de l’irrésolu, des vacillations et indécisions de tous genres qui auraient tôt fait d’avoir raison de nous, nous reconduisant en ces marges du néant que nous quittons à peine à l’orée de notre naissance.

 

Sur le bord ultime des choses

                                                      « Femme assise sur un tabouret »

                                                    SAATCHI ART

  

   Mais il nous faut ici en venir à la confrontation des deux œuvres, privilégiant cependant la clarté de la dernière, de l’aboutie qui, en quelque manière, en son aspect de nécessité et de simple actualité semble avoir totalement phagocyté ses nervures préliminaires, celles que nous attribuons à « Énigme » en tant que supposée origine. Le fond de tellurisme agité, le fond marécageux, le fond hiéroglyphique s’est muté en cette eau calme, en cette aquatique nuance dont les harmoniques inclinent à Vert-de-gris, à Menthe, à Véronèse, toutes teintes apaisées, véritables applications balsamiques censées apporter à l’âme les soins et douceurs dont elle est légitimement en attente. Combien les violentes biffures du motif de la préfiguration prennent ici valeur de régénérescence, de re-naissance, de quiétude, toutes dimensions affectives au gré desquelles entreprendre, au sein de Soi, la démarche d’un voyage initiatique porteur de bien des espérances, de bien des joies ! La fleur initiale, cette solide et farouche hampe de suie aux pétales mortifères, la voici métamorphose, cette fleur, en pur épanouissement de soi, pareille à des doigts humains palpant la douceur d’écume de l’exister.

   Quant au lexique agressif, violent qui se manifestait à la manière d’un alphabet chargé de lourdes menaces, il n’en reste à peu près rien, sinon ces quelques motifs épars pareils à des papillons virevoltant au large de la tête du Modèle. Mais ce qui est le plus étonnant, étonnement positif s’il en est : cette transfiguration du corps comme si, en lui, au plus profond, rien ne subsistait de sa laborieuse genèse. Le blanc de titane indifférencié, l’inintelligible plâtre, la matière amorphe du début du geste pictural, le douloureux cerne noir qui en définissait le contour, la tragique et incompréhensible biffure du visage humain, tout a changé de nature si profondément que nous penserons avoir affaire à une œuvre sans rapport avec sa propre source.

   « Femme  assise », telle qu’en elle-même apparaissant, constitue l’image même de la sérénité, du repos, de l’application à simplement être Soi au plein de qui-elle-est. Se détachant avec légèreté et distinction de la pellicule aquatique, elle se donne telle cette sage figure recueillie en Soi : nappe noire des cheveux ruisselant calmement de chaque côté du visage, certes visage ayant conservé des traces de la blancheur ancienne mais ici, empreinte de page sur laquelle laisser s’imprimer le chiffre heureux du jour. Le noir des yeux veut signifier bien plus le regard tourné vers l’intérieur à défaut de signifier quelque affliction venue du dehors. Lèvres rouge-Grenadine qui s’ourlent sur les signes avant-coureurs de la volupté, de la gourmandise qui, dès lors, est gourmandise de la vie, nullement stigmate de quelque vice rédhibitoire. Le calme de l’épiphanie témoigne de cette liberté de Soi à Soi qui est la marque des esprits éveillés et bienveillants. Quant à elle, la vêture est modeste, « sage » pourrait-on dire, voyageant sereinement du Gomme-gutte clair à Poil de chameau plus soutenu. Deux minces bretelles remontent sur les épaules et les bras disposés en arceaux encadrent cette nature si vraie, ce motif si généreux en même temps que réservé. L’assise verte couleur de Lichen offre à « Femme assise » le lieu même d’un gratifiant repos. Les jambes doucement croisées se terminent par des mules de teinte Pervenche que recueille un sol armorié de quelques lignes noires. On aura donc compris que plus rien ne reste de la rapide ébauche de la naissance de l’œuvre. Tout a transité d’un sombre désespoir en direction d’un épanouissement, d’une ouverture, d’une possibilité d’être dans la découverte heureuse de Soi.

   Et, bien sûr, au terme de cette description, la Lectrice, le Lecteur ne manqueront de poser la question de la valeur réelle de cette interprétation. Ils seront amplement légitimés à le faire puisque, entre les deux œuvres, non seulement il n’y a nulle solution de continuité mais simple relation justifiée à l’aune d’un choix théorique de mise en relation de deux réalités totalement disjointes, totalement éloignées dans l’espace, le temps, et, sans doute, dans l’esprit de l’Artiste qui a réalisé ces deux oeuvres sans réel souci de les faire dialoguer.  Certes, tout ceci est exact et ne saurait être contesté. Cependant, et ceci n’est nulle justification, ces deux propositions plastiques ne sont nullement à considérer selon une perspective ontologique, à savoir ce qu’est chaque  être en sa réalité respective la plus effective, mais dans un horizon simplement logique dont le but essentiel, ici, était de mettre en opposition le caractère irrationnel, instinctuel, jaillissant de soi sans que quelque précaution oratoire n’ait précédé leur mise en paroles, de faire donc se rencontrer sous la regard de l’interprétation  ces deux images dont nul travail n’avait fait apparaître leurs confluences aussi bien que leurs divergences.

   Et, pour aller plus avant, si la vie a une logique, si l’exister peut se définir sous quelques formes cohérentes, si la psychologie peut présenter quelque schéma ordonné, fût-il invisible, alors ce qu’il faut croire c’est que, dans la psyché de l’Artiste, ces formes totalement confiées à la rectitude du réel, n’en conservaient pour autant de réelles affinités, manifestaient, sous la ligne de flottaison de la conscience, des confluences qui autorisaient leur rapprochement, bien évidemment, au risque d’erreurs ou de mésinterprétations, mais le « risque » était mesuré et au motif que « qui ne risque rien n’a rien », il nous fallait, d’une façon simplement archéologique, sortir ces objets de leur sommeil, leur donner une nouvelle vie au gré de leurs significations internes. Du moins croyons-nous, en toute rationalité du reste, à la valeur insigne de ces accords, associations et adhérences. Toujours, nous semble-t-il, faut-il soulever le voile et tenter de percevoir ce qui s’y dissimule qui, pour nous, pourrait avoir sens.

 

Le réel indécrypté est non-sens,

le réel décrypté est sens.

 

Comment pourrions hésiter dès lors

A nous immerger dans le sens

Avec la joie entière qui s’y lève ?

 

 

 

 

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