Nature morte aux pêches
Alfred Arthur Brunel de Neuville
Source : artnet
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Volupté : « Plaisir corporel, plaisir des sens. Il y a de la volupté à boire quand on a soif ».
(Littré)
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Toujours il est difficile de s’aventurer sur le terrain des mots galvaudés à la seule hauteur de leur polysémie. Enoncer « volupté » et, aussitôt, l’esprit s’emballe qui cherche un usage particulier de cette impression dont les contours flous peuvent introduire à la licence aussi bien qu’au péché de gourmandise ou dévoiler l’étonnante joie d’une pensée. Oui, car volupté est, tout à la fois, plaisir du corps et plus particulièrement de l’amour, mais aussi plaisir de l’intellect. Où donc se situe, pour chaque individu, sur la gamme de ses tons propres, cette troublante sensation qui pourrait se confondre avec la pratique de quelque épicurisme teinté d’éclectisme ? Il faut, à la volupté, accorder une attention particulière pour la simple raison que, bien conduite, elle peut éclairer notre existence d’un éclat particulier. Toute jouissance est de nature si singulière que, le plus souvent, elle confine au solipsisme si ce n’est à des pratiques autocentrées dont d’aucuns pourront penser qu’elles coïncident avec un pur onanisme. La sensualité pour soi, rien que pour soi sans qu’il soit question d’en partager la sublime ambroisie avec quiconque. A preuve la conception d’un Malcolm de Chazal :
“Dans la volupté, suprême forme du plaisir, on copule presqu’autant avec soi qu’avec une autre, la volupté n’étant après tout qu’une masturbation de l’âme.”
Ces préliminaires étant posés et pour autant non résolus (voir la complexité des attitudes, leur immense chatoiement selon les modes de sentir particuliers), il s’agit de proposer, quant à la volupté, un visage qui sera la résultante d’une simple hypothèse. Et, puisqu’il s’agit de sensation, interrogeons les cinq sens relativement à leur rapport avec ce sentiment aussi complexe que souvent dissimulé. Nul ne consent facilement à faire étal de ses inclinations en la matière. Donc les cinq sens. Essayons, sinon d’établir une hiérarchie, du moins de dire leur plus ou moins grande proximité avec la volupté et l’objet qu’elle propose à notre désir.
* C’est la vue qui en est la plus distante pour la raison que, totalisant et synthétisant le réel, elle en assemble les parties sans que l’une d’entre elles ne soit prévalente. En quelque sorte tout a même valeur dans le paysage optique. Aucun objet ne se dégage sur lequel nous pourrions faire porter nos envies légitimes de les posséder.
* L’ouïe a presque même statut, elle qui se saisit du monde d’une manière globale, sons devenant rythmes, rythmes devenant genre de musique des sphères dont l’origine demeure mystérieuse, sans localité bien précise. L’objet est quasiment absent.
* L’odorat, par rapport aux deux sens précédents, rapproche l’objet en question d’une manière sensible. Tout parfum situé dans un environnement immédiat sera isolé des autres et approximativement analysé, telle l’essence qu’il diffuse. Il sera donc en voie d’acquisition mais nullement acquis pour autant.
* Le toucher, bien évidemment, s’empare du réel à sa manière, il en dessine les formes, en apprécie la texture, en détermine les dimensions, en éprouve les qualités intrinsèques. Voici un stade franchi mais qui, encore, demeure comme derrière la barrière d’un interdit.
* Le goût, c’est lui auquel nous attribuons le plus grand coefficient de vérité quant à la saisie de l’objet désiré, à sa subtile palpation, à la saveur particulière dont sa chair est porteuse. Ici, l’objet est introjecté, c'est-à-dire qu’il se donne à même le corps qui le reçoit. C’est du sans-distance, du corps à corps, un échange d’être à être. L’être-goûté et l’être-qui-goûte, sans qu’il y ait quelque part de césure, de hiatus entraînant de séparation. Nous dirons donc que la volupté atteint son acmé dans cette catégorie du goût, comme si elle ressortissait en quelque façon au plaisir du palais, les autres sens ne jouant qu’à titre de présences adventices, renforçant la sensation mais ne la créant pas. En matière de volupté, peut-être ne sommes-nous que des Brillat-Savarin qui la plaçons au centre d’une « Physiologie du goût ».
En quoi certaines œuvres d’art peuvent nous conforter dans notre hypothèse ?
Il s’agira, essentiellement, de repérer le mode de saisie des sens dont chaque œuvre suppose la mise en forme et de voir de quelle manière vue, ouïe, odorat, toucher, goût, interviennent afin de déclencher, en nous, le mouvement de la volupté.
Matisse : loin, la volupté
Le tableau « Luxe, calme et volupté » fonctionne, essentiellement, sous le régime optique. C’est, en effet, le regard qui est sollicité et uniquement lui. De « L’invitation au voyage » de Baudelaire, le peintre ne semble retenir que l’injonction visuelle :
« Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde »
Et tout ce qui sollicite la vue et, en une certaine manière, la comble :
« Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre »
Luxe, calme et volupté
Henri Matisse
Source : Wikipédia
C’est l’entièreté du champ visuel qui est envahi, à la fois par la dispersion des personnages, mais aussi en raison de la technique divisionniste à laquelle il est fait appel. L’attention se disperse, s’égare, ne trouvant aucun point focal où se fixer. En dehors du titre donné au tableau, dans lequel semble résider le sens entier de l’œuvre, nous avons bien du mal à trouver et faire émerger, de cette scène de baignade, aussi bien le luxe que le calme, quant à la volupté elle paraît si discrète que nous en cherchons la manifestation sans en apercevoir vraiment le motif. L’ensemble de la matière colorée se diffuse en tous les points du tableau et c’est bien plutôt à un sentiment d’ivresse que nous sommes conviés, ne trouvant, à dire vrai, nul repos qui pourrait nous installer dans le genre de paix propice à l’évocation de si agréables sensations.
Mauguin : approche de la volupté
Cet artiste, surnommé par Apollinaire, « le peintre voluptueux », méritait sans nul doute ce qualificatif mais, à notre avis, dans une échelle moyenne des tons. C’est très certainement son sensualisme coloré, d’inspiration fauve, qui lui valut ce sobriquet. Mais, pour comprendre, il faut établir un parallèle avec la toile de Matisse. Ici, l’accroissement est très net qui nous conduit à l’orée de la délectation. Nous ne sommes pas encore dans le vif du sujet, dans l’œil incandescent où rutile la volupté, mais un grand pas a été accompli en sa direction. La présence des personnages est bien réelle, habitée, incarnée, autrement dit nous gagne l’impression de quelque chose de pulpeux qui demanderait une exploration tactile.. Les motifs du fond, ces riches tissus à la douceur de peau, combien nous aimerions en éprouver la souplesse, pouvoir en dire le tissage soyeux des fils, cette parure dont nous aimerions vêtir nos corps afin qu’ils soient conviés à une fête de la joie, à une cérémonie où le mode de l’épouillage, le contact corps à corps serait ce par quoi la relation se donnerait à entendre.
Tout comme le personnage situé à droite caresse le lourd parchemin des gravures, nous voudrions éprouver l’épiderme des choses, parcourir le corps largement offert du personnage de gauche, en détailler les zones, passer du grain fin de la poitrine à celui plus dense des hanches, longer l’aplat des cuisses, peut-être nous hasarder sur la colline du ventre, y déceler, déjà, une toison musquée. L’odorat serait convié à la fête que l’ouïe ne tarderait pas à suivre, toute caresse est un chant qui glisse sur les picots de la peau et éveille jusqu’aux plus doux frémissements.
Henri Mauguin
Les gravures
Source : Le Progrès.fr.
Nous sommes dans un espace intermédiaire entre la vue distale et le goût proximal, dans une sorte de zone frontière amenant une subtile transition car il ne faudrait pas qu’une saveur trop intense n’envahisse nos palais et que le désir ne meure avant que d’être consommé. Combien cette chair du modèle est troublante, pareille à une porcelaine en demi-teinte, comme si un émail vermeil hésitait encore à en préciser l’intense carnation, comme si la glaçure se retenait au bord d’un vertige car, oser la couleur, serait un saut immédiat dans le pli d’une sensualité exacerbée dont, à tout moment, nous pourrions redouter la brûlure. C’est d’un feu dont il s’agit, auquel il faut être préparé !
Modigliani : saut dans la volupté pleine et entière
Ce que les toiles précédentes préparaient à la façon de prolégomènes, « Nu couché » l’accomplit et le porte à sa valeur maximale. Dès lors on ne badine plus avec la volupté, on ne brode plus tout autour des dentelles qui en appauvrissent le destin. On VEUT cette amplification de la sensation au plein de son être. On VEUT que formes et couleurs, en une intense harmonie, déploient une immense danse, telle celle dont Zarathoustra est atteint lorsqu’il découvre l’incroyable scansion de la vie, sa syncope à nulle autre pareille : « Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans tes yeux nocturnes, — cette volupté a fait cesser les battements de mon cœur ». Oui, il y a soudain comme un suspens qui se manifeste et cloue sur place les plus valeureux, les plus intrépides. Découvrir le profond de la vie, c’est en éprouver cette chair intime, cette « chair du milieu » dont l’on supputait la présence mais que l’on ne connaissait que de manière intuitive. On a franchi le pas, on a traversé l’abîme et nous voici sur l’autre rive, là où le GOÛT se révèle jusqu’en ses plus incroyables saveurs.
Nu couché
Amédéo Modigliani
Source : Wikipédia
On a changé de versant. On n’est plus ni dans la saisie optique, ni dans l’effleurement du toucher, pas plus que dans la perception auditive ou celle de l’odorat. La fragrance est bien plus soutenue qui nous visite. C’est au plein du palais que tout ceci se passe. Cette chair ambrée, onctueuse, à la belle couleur de pêche mûre (fruit par excellence du sceau de la volupté) nous voudrions la manduquer, en éprouver le suc, en faire notre double intérieur, en tapisser notre zone digestive. Ici, par opposition aux œuvres citées plus haut, c’est de l’intérieur de soi que se fait la connaissance. La chose belle, la femme épanouie et offerte, elle n’est plus différente, elle ne nous oppose plus son inaliénable forme, elle ne nous intime plus l’ordre de prendre distance, elle est en nous, pour nous, elle nous appartient à la façon dont notre œil est notre propriété, notre main notre domaine inentamable. Cette fusion de deux en un, la voici donc à portée de notre goût. Alors la volupté n’est plus une buée à l’horizon de l’être, elle est réellement une incarnation dont nous avons fait notre bien le plus précieux. Nous étions comme des quidams affamés derrière une vitrine, regardant, fascinés, ces minces « delicatessen » (ces « friandises » que nomme si bien la langue allemande), et nous voici comblés au-delà de nos espérances les plus folles. Du-dehors qu’occupait la volupté, c'est-à-dire un genre de clignotement incertain, une illusion, un simple artefact, nous avons fait un- dedans, la seule manière qu’il nous soit donnée d’en connaître le précieux présent. Peut-être même cette jouissance nous habitait-elle à notre insu ? Nous n’y étions nullement préparés. Une pêche, vite une pêche, nous avons hâte de nous abreuver et de loger, en nous, cet excès que nous demandons au monde qui, souvent nous est refusé. Oui, une pêche !