Œuvre : André Maynet
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« Le désir des autres, posé sur elle, la souille,
et leur inattention la blesse. »
« Deux angoisses » - Jean Rostand
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Pouvait-on la voir, dans la lumière levante, autrement qu’elle était dans son intime nature ? Une fleur délicate que le jour effarouchait, une luciole luisant faiblement sur le bord de la nuit, une étoile qui faisait sa cendre dans le bleuissement du ciel. On n’avait guère à faire d’effort. Il suffisait de disposer ses paupières en meurtrières et de regarder au travers de ses illisibles fentes la venue à soi de la beauté, l’éclosion de la grâce en sa délicate fraîcheur, le grésillement de la présence lorsqu’elle se donne comme essentielle. Il y avait une évidence face à une autre évidence. C’est toujours ainsi, il faut déplier sa conscience avec confiance à cela même qui se dit à la manière du pur poème. Elle, Désir-de-soi, n’était là, dans l’accomplissement de son existence, qu’à paraître en tant que distraction de l’heure, palpitement de la seconde, brasillement de l’instant qui intime l’ordre d’un ici et maintenant exact, non reconductible, effusion d’une joie qui est le privilège du rare.
Mais regardons, contemplons cette silhouette si pure, on dirait la clarté glissant, effleurant la bogue de cuir du scarabée, rebondissant en une pluie de claires gouttelettes. La lumière est de neige qui floconne tout autour, essaime ses milliers de gemmes irisées, ses perles de suif suspendues dans le miracle de l’air. Les cheveux sont une vague couleur de feuille morte que lissent le calme et la remise à soi du temps en son éternel suspens. Oui, le temps s’est ralenti et l’on entend encore, venant à nous, sa lointaine vibration, son écoulement dans la cannelure de verre d’une clepsydre. Si bien qu’il pourrait ne plus exister qu’au titre d’une curieuse éternité. Les yeux, ces grains qui ouvrent le monde, se sont dissimulés derrière un voile teinté de corail, il ressemble à la teinte aurorale, à ce devenir qui hésite, ne sait le lieu de sa venue, nuit, jour, jour, nuit, comme le jeu d’une balle enfantine frappant le mur du néant, ressortant victorieux dans l’arabesque étoilée d’une clairière.
Et ce corps, cette argile claire que viennent poinçonner notre insatiable, notre irréductible impatience de connaître, notre doute le plus pulvérulent, notre désir qui fait la roue, notre solitude qui veut se parer des étincelles de la rencontre, ce corps, qui est-il, lui qui se dresse au-dessus de la savane de nos yeux et demeure en son fortin de chair sans qu’en aucune manière nous puissions en dire le premier mot, en dresser la plus orinigaire cartographie ? Ce corps qui fait sa voile blanche et ne cingle que vers son propre horizon, qui est-il pour agiter son inaccessible sémaphore ? Et ces bras, ce tissage si fin à contre-jour de l’âme, et les boutons des seins, cette friandise, cette menue collation dont nous voudrions qu’elle nous métamorphosât en enfants éblouis, que ne sont-ils le simple prolongement de nos doigts infertiles ? Que ne le sont-ils ?
Et cette étrange vêture, ce genre de marbre avec ses plis si exacts, ce bouillonnement figé, cette stalagmite à l’assaut d’une chrysalide, que ne pouvons-nous en disposer, l’ôter et la remettre dans une sorte de flux et de reflux qui ne serait que le jeu que nous installerions tout au bord de notre volupté captive ? C’est si beau le ballet stupéfiant de l’apparition-disparition. L’effet de réel qui appelle le néant, puis le néant qui appelle l’effet de réel. Eternelle et inépuisable dialectique qui se situe à la jointure existentielle dont notre être est l’unique et singulière palpitation. Nous observons une icône dans son globe translucide et c’est l’image d’un cruel dessaisissement qui vient biffer la moindre de nos certitudes et nous reconduire en cette étrange contrée où le désir vidé de son sens n’est qu’un drapeau de prière flottant au carrefour perdu des ciels.
« Le désir des autres, posé sur elle, la souille », nous dit le savant en sa connaissance plurielle du monde. Combien il a raison. Désir-de-soi, nous ne pourrions ni l’effleurer, ni la déflorer qu’au risque de la perdre et de nous perdre nous-mêmes. On ne touche nullement à l’élégance lorsque, sûre de soi, elle avance telle une reine dans un palais des glaces, mille images s’irradiant de sa subtile présence. « …et leur inattention la blesse », poursuit avec sagacité l’homme de science. Car, pour être étrangère, Désir-de-soi n’en attend pas moins qu’un regard la touche dont elle fera le site d’une intime reconnaissance. Nous, les regardeurs, elle la regardée, ne trouvons l’aire où habiter qu’à l’aune d’un éternel jeu de miroirs.
Elle, notre reflet, nous qui la reflétons, ne sommes au plein de nos propres histoires qu’à demeurer sur cette illisible frontière qui partage et unit à la fois deux possibles égarements aux confins de l’univers. Elle l’indistincte, elle l’intouchable, elle le mirage vibrant dans les dunes du désert ne s’abreuve qu’à son propre désir car, toujours, c’est le soi qui demande son emplissement avant même que l’autre n’apparaisse et ne dise le nom qui le porte au-devant de lui. Toujours nous sommes incomplets, à la recherche de ce fragment qui nous éblouit au loin, pareil au diamant dans son écrin. Qu’il nous fascine, cependant, suffit à notre bonheur. C’est parce qu’il y a « loin de la coupe aux lèvres » que les lèvres articulent le son de l’amour. La distance est toujours la condition de son effectuation. N’existerait-elle que nous ne saurions ni l’amour, ni le désir qui en arcboute l’architecture ! Et nous serions remis au pire nomadisme qui soit, une errance sans fin ni commencement. Une solitude faisant écho avec sa propre solitude.