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9 juin 2019 7 09 /06 /juin /2019 10:13
Voyage en Zyntarie

 

   4° de couverture de l’éditeur

 

   « À l'été 2016, Emmanuel Ruben entreprend avec un ami une traversée de l'Europe à vélo. En quarante-huit jours, ils remonteront le cours du Danube depuis le delta jusqu'aux sources et parcourront 4 000 km, entre Odessa et Strasbourg. Ce livre-fleuve est né de cette odyssée à travers les steppes ukrainiennes, les vestiges de la Roumanie de Ceausescu, les nuits de bivouac sur les rives bulgares, les défilés serbes des Portes de Fer, les frontières hongroises hérissées de barbelés...

   En choisissant de suivre le fleuve à contre-courant, dans le sens des migrations, c'est l'histoire complexe d'une Europe qui se referme que les deux amis traversent. Mais, dans les entrelacs des civilisations déchues et des peuples des confins, affleurent les portraits poignants des hommes et des femmes croisés en route, le tableau vivant d'une Europe contemporaine.

   Dans ce récit d'arpentage, Emmanuel Ruben poursuit sa "suite européenne" initiée avec « La Ligne des glaces » (Rivages, 2014) et explore la géographie du Vieux Continent pour mieux révéler toutes les fictions qui nous constituent.

    Emmanuel Ruben est l'auteur de plusieurs livres - romans, récits, essais. Il dirige actuellement la Maison Julien-Gracq et vit sur les bords de Loire. »

 

***

 

Un impossible résumé

 

   Ce livre dense, foisonnant, polyphonique, comment l’aborder autrement qu’en le lisant ? Ici se croisent Histoire, Géographie, Art, Littérature, Philosophie, le tout ordonné dans un bel esprit de synthèse. Si, à première vue, cet ouvrage pouvait se lire comme un simple document de voyage, l’on s’apercevra vite que, bien plutôt que de flâner à vélo le long des rives du Danube, carnet de croquis à la main, autre carnet sur lequel jeter quelques notes hâtives, il s’agit de raconter l’Europe, certes d’une manière vagabonde, parfois ludique, le plus souvent éprouvante physiquement car la « petite reine », loin d’être un simple loisir peut se révéler à la façon d’un « instrument de torture ».

   « Je m’étais juré de ne jamais commettre de récit de voyage, c’est un récit d’arpentage », ainsi est vue, par l’auteur, sa belle entreprise qui, en de nombreux points, fait inévitablement penser à la geste odysséenne, tant les motifs qui y figurent dessinent l’esquisse d’un voyageur parti pour une longue conquête, Ithaque comme port d’attache étant le but ultime. Mais en quoi consiste donc ce récit ? « Arpentage », nous dit le dictionnaire est « Action de mesurer la superficie des terres par arpent ; p. ext. par toute autre mesure agraire ». Mais il est nécessaire de déborder cette activité d’inventaire des sols et de la relier à l’homme de l’art, le géomètre, celui qui se soucie non seulement de métrique de la terre, mais aussi, mais surtout, des hommes qui en peuplent la surface. « Arpenter » reviendrait donc ainsi à explorer l’espace, à le relier à l’inestimable et singulière valeur de tout lieu, à trouver en son sein les processus temporels qui y croissent, dont seule l’essence humaine peut percevoir le sens, décrypter les motifs sous-jacents à toute réalité. L’Europe, cette entité souvent difficile à cerner, à définir, la voilà dotée du mythique Danube, symbole le plus visible que lui affecte le narrateur, artère qui s’éprouve sous la forme vivante, organique, semblable à la pulsation diastolique-systolique qui traverse le vivant et l’assure d’une présence.

   Oui un fleuve est vivant dans le cadre de la nature, oui le fleuve est vivant en nous. Qui ne possède en son intime, qui le Rhône (« je suis resté en mon for intérieur un gone - c'est-à-dire un enfant du Rhône »), nous confie Emmanuel Ruben, qui sa rive de Seine (« Sous le Pont Mirabeau coule la Seine », chante nostalgiquement Apollinaire, faisant l’amer constat du temps qui passe, des amours qui, jamais ne reviennent), qui son mince affluent, tel Julien Gracq dans une sorte de rêverie mystique (« le vallon dormant de l’Èvre, petit affluent inconnu de la Loire qui débouche dans le fleuve à quinze cents mètres de Saint-Florent, enclot dans le paysage de mes années lointaines un canton privilégié. ») Peut-être, en définitive, tout voyage est-il animé par la fascination d’un lieu, ce « canton privilégié » dont  parle Gracq dans « Les Eaux étroites », dont toute enfance garde le secret au plus profond de son être ? Nécessairement nous remontons aux sources, tel Lanza del Vasto pour qui le  « Pèlerinage », est un récit spirituel d’arpentage, porteur d’un message de non-violence et de paix. Mais nous savons que l’auteur se destine à de plus immanentes recherches, lui qui n’a pour Dieu que celui de Spinoza, autrement dit  le « Deus sive natura ». Pour cette raison quelques très beaux morceaux d’anthologie parsèmeront  le livre, alternant avec de très nombreuses références historiques, un riche glossaire géographique, de très nombreuses considérations sur les points positifs de l’Europe (ils sont nombreux) aussi bien que sur les négatifs (ils sont également nombreux).

   Ce que cet article voudrait essentiellement pointer, isolant une thèse particulière,  c’est le beau concept « d’extase géographique », lequel peut, selon nous, se décliner sous la triple forme d’une « Terre aquatique », d’une « Terre utopique », enfin d’une « Terre poétique ».    

   Mais, d’abord, il convient de définir cet étrange sentiment de l’extase :

   « État particulier dans lequel une personne, se trouvant comme transportée hors d'elle-même, est soustraite aux modalités du monde sensible en découvrant par une sorte d'illumination certaines révélations du monde intelligible, ou en participant à l'expérience d'une identification, d'une union avec une réalité transcendante, essentielle. » - CNRTL -

   Quant aux situations et aux hommes qui en font l’épreuve, qu’il soit simplement permis de citer quelques figures charismatiques qui en abritent l’unique joie : l’artiste en sa géniale création, l’écrivain commettant la somme dont il rêvait, le saint en contact avec son dieu, le yogi illuminé par son satori et, sans doute, le général sortant victorieux d’une bataille épique. Dans ces quelques exemples l’on voit bien le sens de cet accroissement de la conscience qui se trouve soudain comme en lévitation par rapport à son habituelle condition. De la conscience ordinaire à l’extase il y a la même distance que celle qui sépare le néant de l’être : toujours un mouvement d’extraction, d’arrachement et de surgissement dans un lieu de pure félicité.

 

   Terre aquatique

 

   Nous  parlions à l’instant de l’enfance. De celle de l’auteur du merveilleux « Rivage des Syrtes », mais aussi de celle d’Emmanuel Ruben qui s’inscrit en creux dans cette longue et superbe investigation fluviale. Une quête minutieuse de l’autre (les rencontres des peuples qui bordent le Danube y sont légion), laquelle quête l’est aussi de soi puisque il y va de son être dans tout regard jeté sur le monde. Et ce qu’il nous faut considérer maintenant c’st que nous, les hommes, sommes de la race des saumons. C’est du moins l’assertion de  Jean-François Duval, extraite de « Bref aperçu des âges de la vie »,  que Marie Céhère relate dans un article paru dans CAUSEUR.fr : « Nous sommes les semblables des saumons, tout en nous ignorant les uns les autres : nous évoluons par mutations, par ruptures successives, suivant un trajet étrange, incroyablement ardu, pour revenir au point de départ ». (C’est moi qui souligne.) Et si nous revenons au lieu de la ponte, du frayage, c’est d’abord pour y faire l’expérience de notre origine qui coïncide, étrangement, avec celle de notre finitude. Comme s’il y avait une manière de cercle herméneutique inexorable, une sorte de ruban de Möbius sur lequel nous serions installés à notre corps défendant, à la fois fascinés et cloués de stupeur au rapprochement de ces termes existentiels, vie, mort comme les deux faces d’une même pièce que ne sépare que la minceur de la carnèle.

   Mais d’abord l’origine. Si, indubitablement, nous sommes terrestres, terriens, telluriques, au contact de la glaise et du limon, le nom même de notre planète en atteste la généalogie, tout autant sommes-nous des collecteurs de cette eau qui compose la plus grande partie de notre corps, dont nous faisons nos ablutions, lavons notre linge, confectionnons nos repas. Mais ceci est une telle évidence ! Cependant il existe une eau bien plus originelle, essentielle, lustrale pout tout dire puisqu’elle préside à notre baptême, à savoir le grand bain dans lequel nous flottons au sein de cette conque amniotique maternelle qui est le premier abri dont nous disposons avant même de surgir sur la scène mondaine et d’y accomplir notre tâche d’hommes. C’est une manière de Paradis puisqu’il est le lieu d’une insécable unité. Avec la mère nous sommes en dyade, nous nous berçons lors de ses moindres déplacements, nous nous nourrissons de son suc, nous vivons au rythme de ses émotions, ses douleurs sont les nôtres, mais combien atténuées par ce mur d’eau qui nous tient à distance de notre futur-être-jeté, des trappes de notre inévitable déréliction. La musique de l’extérieur nous en apprécions le rythme pareil à celui d’une cantilène, les paroles de notre hôtesse sont des tresses de mots qui nous préparent à notre futur langage, cette essence sans réelle concurrence.

   Le ventre maternel est donc le lieu de notre première extase spatiale, nous y discernons des collines alanguies, des dômes translucides et surtout nous y éprouvons cette belle continuité fluviale qui sera la matrice de nos futurs étonnements lors de la rencontre du ruisseau faisant ses trilles de gouttes claires sous le dais touffu  des frondaisons, nous y apprendrons les rives du lac sombre que nos années romantiques longeront dans le ravissements du cœur, nous y devinerons nos escapades le long des fontaines, des puits à la bouche sombre, des canaux où court l’eau verte chargée des mousses étoilées et des yeux minuscules des lentilles. Et ce qui nous sera délivré, surtout, cette troublante disposition à frémir sous le ciel chargé de pluie, à attendre les bienfaits de l’orage, à naviguer sur les hautes et basses eaux chaque fois que l’occasion se présentera, futurs navigateurs infatigables, Ulysses en herbe, explorateurs d’océans irrévélés.

Terre utopique ou le Pays de Zyntarie

  

   A partir d’ici, il nous faut procéder à un saut, passer de l’extase amniotique à l’extase utopique, entrer dans la peau de l’auteur à la période préadolescente, et faire l’inventaire des impressions et sensations qui se donnaient telle la future vocation d’un géographe :

   «… car il y a des jours comme celui-ci où je me souviens que de neuf à quinze ans, j’ai été zyntarien, citoyen chimérique allongé nuit et jour sur un empire de cartes imaginaires. Un jour, peut-être, le nom de Zyntarie sera gravé dans la pierre. »

   Est-ce cela, être géographe, imaginer un pays fabuleux, y loger tous ses rêves de paix et d’harmonie, inventer un peuple heureux, sans frontières, sans haine, assemblage bigarré de diversités,  une nation « arc-en-ciel » où se retrouveraient, dans un même creuset, les belles et infinies langues babéliennes, où le métissage serait la conséquence de pures affinités, de rencontres, d’acceptation de l’autre en sa singularité, de fêtes simples qui diraient la justesse d’exister, ici et là, sur tous les coins de la terre et vivre serait alors une évidence et le don de soi, de l’inconnu, un acte de reconnaissance. Autrement dit la générosité naturelle d’une inclination des citoyens ayant volontairement écarté tous les germes de discorde et les occasions de polémiques. Car tout géographe se doit d’être humaniste sauf à vouloir échapper aux règles qui, nécessairement, doivent définir son comportement éthique.

   Les terres imaginaires, les lieux utopiques nous aimantent, nous fascinent pour la simple raison que « non-lieux », étymologiquement, ils contiennent tous les lieux, les projettent en puissance. Espaces originaires, ils appellent tous les espaces. Peuplés d’hommes-légendes ils contiennent en abyme toutes les mythologies dont notre imaginaire est habité. Ils sont extatiquement appareillés pour nous emmener aussi bien vers l’Ithaque devenue songe pour Ulysse parti au loin, que pour visiter l’île d’Ééa où habite Circé la Magicienne ou bien encore pour demeurer auprès de la nymphe Calypso, « celle qui cèle, enveloppe » (écho de la conque amniotique), retient les héros auxquels elle promet l’immortalité. Et imaginer une utopie, n’est-ce pas, tout simplement, s’abreuver aux sources du Léthé, non seulement dans le but d’oublier notre supposée vie antérieure, mais la présente et donner au réel les couleurs selon lesquelles il nous plairait de le concevoir, ce réel qui toujours fuit et glisse entre nos mains comme l’anguille dans son tapis de vase ? Autrement dit réaliser les conditions d’accès à un hypothétique idéal ?

   Ainsi ce « beau Danube bleu » qui cingle vers l’orient de son estuaire, embarquant avec lui tous les symboles au gré desquels constituer non seulement une Europe physique et humaine telle que celle visible sur les cartes anciennes de Vidal de Lablache mais une carte imprimée au feu vivant d’une « ethnogenèse », formant ainsi « le grand fleuve insurgé de l’émancipation mondiale ». Car la tâche n’est nullement et uniquement celle circonscrite à un continent fût-il paré des vertus antiques dont l’affublèrent un Hérodote ou bien un Hippocrate « qui (le) font s’étendre entre l’Adriatique et la Mer Noire, soit, approximativement, le périmètre de l’Europe balkanique, conception qui perdurera jusqu’à la période hellénistique » (Source :Textes Fondateurs ScérEn), mais lui confier une destinée universelle le faisant s’étendre aux frontières mêmes du monde et peut-être au-delà car l’imaginaire n’appelle nulle limite.

   Une entité géographique n’est jamais uniquement reliée à un socle matériel qui « l’assignerait à résidence » mais s’abreuve aux nombreux mythologèmes qui fertilisent et irriguent la pensée et la psyché humaine selon des invariants intemporels. Ainsi le mythe d’Europe doit lui confier une destinée plurielle ouverte à l’ensemble du monde et peut-être au-delà car l’imaginaire est toujours libre de soi. Tout continent est consubstantiellement,  nécessairement, de nature  planétaire, extatique,  pour la seule raison qu’il est peuplé des mêmes hommes, indifféremment, selon toutes les longitudes et latitudes qui délimitent artificiellement les territoires  dont ils occupent la surface. Les hommes sont les hommes et toute autre considération périphérique est toujours adventice, qu’il s’agisse de leurs mœurs, de leurs langues, de la couleur de leur peau, de leurs religions, de leurs fétiches et talismans aussi divers que précieux. C’est par eux, ces signes intimes, secrets, qu’ils s’identifient essentiellement à ce qu’ils sont, ces empreintes qui  leur permettent de durer tant qu’un sens émanera du plus mince colifichet auquel ils auront remis leur sort. Les Adultes ne sont jamais que de grands enfants qui, leur vie durant, se référent au comportement magique de la petite enfance.

   Le « processus incessant de balkanisation » dont Emmanuel Ruben évoque la réalité n’est que l’envers d’une unité primitive qui fonctionne selon le procédé des catégories et des divisions,  tout ensemble, toute totalité excédant les possibilités humaines de préhension de « l’infiniment grand », alors la tentation est grande de subsumer le particulier sous l’universel et de faire de son lopin de terre la banlieue de quelque vastitude dont on ne percevrait plus que la silhouette derrière les brumes d’un mystérieux Farghestan. C’est l’oubli du monde qui crée les dissensions et les partitions de toutes sortes. C’est parce que nous n’apercevons plus nos frères dans la brume de l’inconscient que nous les désignons en potentiels ennemis. La dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave n’a guère d’autre origine que la perte de la vue fraternelle et égalitaire de ceux qui, comme nous, devraient avoir le souci du bien commun. La perception des processus sociaux résulte le plus souvent d’une addition de pures négativités plutôt que de la sommation d’une positivité toujours à l’œuvre dans le vivant.

   Ce qui est à comprendre, ici, c’est la richesse de cette corne d’abondance qui essaime à profusion l’ensemble de son contenu à qui veut bien le prendre. La Zyntarie mythologique de l’auteur n’est nullement une terre isolée, un monde à part, une monade enclose dans sa pure opacité. Elle vit, rayonne et projette ses spores à la totalité de ce qui est, ainsi, « si c’était à refaire, la Zyntarie descendrait le fleuve avec ses quatorze cantons ; bateau ivre, péninsule démarrée ou archipel sidéral, à la dérive, elle irait tenir compagnie à l’île des Serpents, qui doit se sentir seule dans la mer Noire, ou bien elle naviguerait un peu plus loin vers le sud, franchirait le Bosphore et les Dardanelles , voguerait dans l’Archipelagos chanté par Homère et Hölderlin, slalomerait parmi les Cyclades, doublerait Cythère et le Péloponnèse, et trouverait sa place dans le puzzle des îles Ioniennes, quelque part entre Ithaque et Corfou …»

   Toutes ces évocations ont une résonance quasi-symphonique, laquelle se distancie de toute tentation de « suissisation », de parcellisation  de l’espace habité des hommes. La poésie y est convoquée au travers du « bateau ivre » rimbaldien ; le Bosphore symbolise l’union des continents, le passage de l’ombre à la lumière, du déclin à l’origine ; Homère y déclame les textes fondateurs de la Grèce antique, ces sublimes poèmes épiques qui façonnent encore de nos jours l’histoire de la littérature et des arts ; Aphrodite y paraît dans l’île de Cythère, cette déesse « née de l’écume » qui dispensera à tous vents les spores de l’amour ; Ulysse, encore lui, laisse apercevoir la trame de son destin dans ces îles Ioniennes qui sont, grâce à l’Odyssée et à son interminable voyage, les correspondances des errances humaines universelles. Enfin nous devons accorder une place tout à fait particulière au « chant hölderlinien » tellement il entre en résonance avec les propos de l’écrivain de « La ligne des glaces ». Lisons la quatrième de couverture de « Poèmes fluviaux » : « En 1781, Hölderlin a seize ans, il se remémore des jeux d'enfant sur les bords du Neckar. Il joue, brusquement il lève les yeux et aperçoit le fleuve : "Un sentiment sacré frémit dans tout mon coeur [...] je murmurai : il faut prier !" Tout au long de sa vie, Hölderlin aura longé, traversé et contemplé les grands fleuves : le Rhin d'abord, puis le Main, la Garonne et le Neckar enfin, transporté par leur beauté et leur noblesse. Ils lui ont inspiré parmi ses plus beaux vers, quelques-unes des plus grandes oeuvres de la maturité leur sont consacrées, et on ne peut qu'être frappé de voir combien la figure du fleuve - fleuve réel et fleuve rêvé - irrigue l'ensemble de la poésie Hölderlinienne. Véritable source d'énergie créatrice, elle en croise tous les grands thèmes, tour à tour empreinte de douceur et de violence, d'ordre et de chaos, d'amour de l'Allemagne et de nostalgie de la Grèce, de profonde humanité et de majesté divine ». Comment pourrait-on mieux dire la puissance des archétypes qui baignent toute conscience humaine, aussi bien l’européenne que la mondiale dont une synthèse soucieuse d’unité devrait constituer l’heureuse résultante d’une marche apaisée de l’Histoire ?

 

   Terre poétique

 

   Hölderlin nous servira de fil rouge pour tisser la suite de ce récit fluvial, lui qui écrivait  dans le poème « Bleu adorable » :

« Riche en mérites, mais poétiquement toujours,

Sur terre habite l’homme. »

   Certes cette parole, en nos temps de disette poétique, ne revêt aucune forme qui pourrait être oraculaire. Le monde désenchanté vit en prose et se contente de ceci à défaut de trouver de plus hautes raisons d’espérer. Lui qui écrivait encore dans le poème « Le Rhin » :

« C’était la voix du Rhin libre de naissance,

Le plus noble des fleuves… »

   Mais qui, aujourd’hui, à part des géographes-arpenteurs, des chercheurs de comètes, des alchimistes en quête de pierre philosophale, d’obscurs versificateurs, qui donc se soucie de ces longs rubans d’eau qui sont l’âme des paysages qu’ils traversent, qui sont de vivantes allégories de tout ce qui s’enquiert du trajet de la temporalité, autrement dit de tout ce qui croît et gravite sous le dôme immense du ciel ? Sans être des penseurs tragiques ou bien des déclinologues, le simple et incontournable principe de réalité nous oblige à déciller nos yeux, à ne trouver, dans l’âme humaine, que de lointaines rumeurs de ce que furent pour les anciens Grecs les échos des dieux qui provenaient de l’Olympe. Que le support initial en soit théologique n’a ici que peu de sens. C’est de symbole dont il s’agit. De sacré si l’on veut, d’élévation de la conscience à des états qui la quintessencient. Indifféremment, l’on parlera d’extase (le sujet de notre recherche), de fascination, d’éblouissement, d’illumination, d’enthousiasme, de ravissement, de félicité et peu nous chaut que le lexique utilisé se donne de telle ou de telle manière, ce qui compte, au contact de ceci qui nous fait face - ce fleuve, cette plaine, ce haut plateau, cet estuaire -, c’est bien d’éprouver cette terre, les paysages qui la composent « comme autant de voyages intérieurs, transformant la perception et la présence du monde » selon la belle expression de Roula Matar-Perret, dans « Habiter poétiquement »,  Critique d’art.

    Tout est question de regard, donc de conscience, donc de lucidité. Ecoutons aussi Rainer Maria Rilke, ce subtil sondeur des paysages et des états d’âmes qui leur sont coalescents :

   « Le plus beau serait pourtant que chacun s'efforçât de rester toujours, à cet égard, comme un enfant attentif et bon, candide et pieux de coeur, et ne perdît jamais le don de tirer autant de joie d'une feuille de bouleau, d'une plume de paon ou d'une aile de corneille mantelée que d'une haute montagne ou d'un magnifique palais ».

   Combien ces dernières remarques rejoignent en esprit le concept heureux « d’extase géographique » que nous offre l’auteur de « Sur la route du Danube » dans une manière de lyrisme discret, d’élégance sensorielle, d’hyperesthésie qui est la beauté des âmes simples et sensibles. Eprouver un tel état de communion, sinon de fusion avec la Nature (avec une Majuscule à l’initiale, hommage rendu à Spinoza), n’est ni l’effet d’une vertu, ni d’un don particulier, simplement l’inclination à se doter d’une éthique qui portera le beau nom « d’humanisme » dont le cœur sera le centre de radiance le plus effectif. L’épilogue du livre nous en délivre un saisissant et direct aveu : « Après quatre mille bornes à travers l’Europe, je ne suis peut-être pas un autre homme, mais je suis certain d’avoir un plus grand cœur ». Ce périple a-t-il constitué, au su ou bien à l’insu de ce coureur d’espace, une manière de « croisade humaniste », assurant en ceci un pont avec  Montaigne qui, déjà en son temps, se questionnait à propos du continent. Ici un court extrait de présentation du Colloque de Bordeaux intitulé « Montaigne et l’Europe » : « Montaigne, en ses pérégrinations intellectuelles ou physiques, rencontre le corps meurtri de l’Europe de son temps, ses dissensions, ses divisions, ses champs de bataille et de ruines, semblables à ceux d’aujourd’hui. Il rencontre également son « âme », rayonnante et survivant à toutes les maladies de son corps, et entame une conversation cosmopolite avec les bons esprits de tous les temps et de toutes les nations, qui ont participé à la défense de l’humanité et à l’illustration de l’humanisme. »

   Oui, car l’Europe ne peut qu’être en question au travers de toutes les mutations de l’Histoire et une réflexion devient urgente (nécessairement suivie d’effets) si l’on souhaite que l’image de l’homme au sein de son habitation se dote de valeurs universelles dont, jamais, l’objectif ne devrait être oublié. Mais nous n’avons nullement à faire œuvre de « moraliste », simplement à tracer quelques résurgences et affleurements de cette propension à s’immiscer au cœur des choses et à éprouver cet état particulier au gré duquel la chair intime d’un lieu de vie sera atteint. D’une extase l’autre. Je pense immanquablement à cette belle « extase matérielle », sujet d’un essai de jeunesse de Le Clézio, dont l’éditeur nous dit qu’il est « discursif, à l’opposé de tout système, composé de méditations écrites en toute tranquillité, destinées à remuer plutôt qu’à rassurer, oui, à faire bouger les idées reçues, les choses acquises ou apprises. C’est un traité des émotions appliquées ». Sans doute une telle attitude de liberté, d’insurrection contre les dogmes et les idées toutes faites devrait-elle constituer les prémisses à partir desquelles envisager la question européenne. Substituer aux lourds traités technocratiques ce « traité des émotions appliquées » permettrait de bousculer bien des idées reçues entraînant quelques lignes directrices, novatrices, dont notre « vieux continent » a besoin afin de ne chuter dans la reproduction, à l’infini, de stéréotypes usés.

   Si « l’extase géographique » et « l’extase matérielle » paraissent avoir un point commun, c’est bien dans la nécessité, pour ceux qui en éprouvent la lame de fond, de se fondre avec ce monde qui les accueille et les appelle comme ses enfants les plus précieux. Soyons attentifs  à l’idée de Le Clézio qui annonce sa propre mort comme cet instant de fusion où toute différence se résoudra en une unité : « Ce que j'avais cru être la différence fondamentale entre moi et le monde, cette séparation qui avait été mon drame, tout cela fondra, se dissoudra facilement sans laisser de trace.»

   Si le récit d’arpentage d’Emmanuel Ruben est bien un propos de fond sur l’Europe, il est tout autant une aventure géopoétique, donc littéraire, donc esthétique. Evoquant le beau nom de « géopoétique », nous ne ferons nullement l’impasse quant aux travaux de Kenneth White, cet infatigable nomade des hautes erres et des territoires habités par des oiseaux à la blanche voilure. Voici la manière dont il définit ce que l’on pourrait désigner à l’aide d’un néologisme « géosynthèse », à savoir le respect et la dette de tout humain vis-à-vis de la totalité dont il fait partie, ce macrocosme dont il est l’un des microcosmes, dont il dépend, tout comme la nature infinie dépend de ses actes et de ses pensées :

   « Un monde, c’est ce qui émerge du rapport entre l’homme et la terre. Quand ce rapport est sensible, intelligent, complexe, le monde est monde au sens profond du mot : un bel espace où vivre pleinement. L’ambition des Cahiers de Géopoétique est de dresser, d’un point de vue qui ne soit pas seulement celui de l’Homme, une magna mundi carta : une grande carte, une grande charte du monde ».

   Oui, sans cette « grande charte » doublée d’un souci éthique, aussi bien notre sol originaire que les peuples qui y croissent courent au plus mortel des dangers.

   Si la belle écriture de l’écrivain peut connaître quelques liaisons conceptuelles avec cet autre écrivain de « La Figure du dehors », d’autres génies tutélaires se laissent deviner dans un genre de clair-obscur. Nous pensons aux pages admirables de Rousseau méditant dans son embarcation sur l’eau apaisée du lac de Bienne. Nous pensons aux évocations lyriques et romantiques d’un Chateaubriand en proie à la passion du Niagara, lors d’une nuit dans les déserts du Nouveau Monde. Nous pensons aux sublimes descriptions de Senancour traversant les Alpes. Nous pensons enfin à cette toile souvent citée telle l’icône du sublime qui nous subjugue et nous saisit au vif de l’âme : « Le Voyageurs contemplant une mer de nuages » de Carl David Friedrich. L’architecture de « Sur la route du Danube » est constamment entrelacée d’une écriture savante se mêlant à un registre familier de langage que côtoie un lexique élevé, focalisé sur le jeu pluriel des états d’âmes successifs et des métamorphoses des niveaux de conscience. L’axe paradigmatique y est constamment sollicité dans une manière de feu de Bengale qui se décline sous les lumières de la joie et les éclats de la surprise. Les prédicats qui apparaissent au titre de l’extase oscillent de la nostalgie à la fascination en passant par toutes les phases de l’allégresse.

  

   Quelques figures de l’extase et ses commentaires 

  

   « Ici, dans cette lumière aquatique, je ressens ce que j’appelle l’extase géographique, qui est ma petite éternité matérielle, éphémère, mon épiphanie des jours ordinaires : oui, l’extase géographique, c’est le bonheur soudain de sortir de soi, de s’ouvrir de tous ses pores, de se sentir traversé par la lumière, d’échapper quelques instants à la dialectique infernale du dehors et du dedans ».

   Et encore, ici, une référence s’impose, à savoir celle qui convoque cet étonnant « sentiment océanique » décrit par Romain Rolland, qu’analyse avec une belle lucidité André Comte-Sponville dans « L'Esprit de l'athéisme, Introduction à une spiritualité sans Dieu » :

   « Au fond, c'est ce que Freud décrit comme « un sentiment d'union indissoluble avec le grand Tout, et d'appartenance à l'universel ». Ainsi la vague ou la goutte d'eau, dans l'océan... Le plus souvent, ce n'est qu'un sentiment, en effet. Mais il arrive que ce soit une expérience, et bouleversante, ce que les psychologues américains appellent aujourd'hui un altered state of consciousness, un état modifié de conscience. Expérience de quoi ? Expérience de l'unité, comme dit Swami Prajnanpad : c'est s'éprouver un avec tout. Ce « sentiment océanique » n'a rien, en lui-même, de proprement religieux. J'ai même, pour ce que j'en ai vécu, l'impression inverse : celui qui se sent « un avec le Tout » n'a pas besoin d'autre chose. Un Dieu ? Pour quoi faire ? L'univers suffit. Une Église ? Inutile. Le monde suffit. Une foi ? À quoi bon ? L'expérience suffit. »

   Et encore, dans la geste danubienne : « Si notre voyage est une odyssée, nous voici en Hypérie, sur le grand plateau des hommes heureux (…) Je sens grimper en moi la sève de l’extase géographique, l’extase géographique est une extase matérielle, la mirabelle c’est du paysage que l’on mange, le vin du terroir que l’on boit ; un vrai traité de géographie devrait retransmettre ce sentiment de se gorger de nourritures terrestres et de retrouver la saveur de l’enfance et le mystère de la provenance dans une giclure de mirabelle ».

   Ouvertures : Donc la « lumière aquatique », donc la lumière matricielle qui fixe le lieu de notre provenance car, au-delà de notre propre cordon ombilical, nous nous rattachons à toute la cohorte ancestrale qui va se perdre jusqu’aux confins du cosmos. C’est cette recherche fiévreuse qu’accomplissent, le plus souvent sans s’en douter, les collectionneurs d’arbres généalogiques. Ils sentent bien que les blanches racines qui fouissent le sol d’une possible appartenance ne suffisent pas, que la totalité du sens leur échappe, qu’elle se réfugie dans les hautes ramures de l’origine, là où les mots et les hommes se perdent dans le poudroiement de la lumière. Alors ils n’ont de cesse d’empiler les générations, d’aller de plus en plus haut car l’éther doit bien posséder des pouvoirs de révélation, des failles inaperçues d’où un immémorial secret pourrait être percé. Question hautement ontologique de l’être-voilé, donc d’une entité toujours se soustrayant au regard, sauf à celui de l’esprit, le concept, sauf à celui de l’âme, la spiritualité.

   « L’épiphanie des jours ordinaires ». Ces jours qui sonnent le glas de la finitude, ces jours qui croupissent dans l’illisible marigot de la mondéité, il leur faut la déchirure, il leur faut l’éclair, le foudre de Zeus, le feu du logos héraclitéen, autrement dit l’extase qui réalise la désocclusion du monde et le révèle selon sa structure interne, milliers de grains de grenade qui ne connaissent leur propre vérité qu’à surgir au plein de la clarté. « Sortir de soi », c’est toujours aller vers ce qui n’est pas soi, cette altérité qui est l’indispensable fragment dont notre puzzle anthropologique a besoin afin de réaliser sa propre assomption et emplir son voyage essentiellement humain. Si, comme le prétend Hegel, la vérité est totalité, alors nous ne serons jamais mieux assurés de notre propre essence qu’à transgresser nos propres frontières. Les autres font partie de nous comme nous faisons partie d’eux.

    C’est aussi, au gré d’une hardie métonymie, le sort qui doit échoir à l’Europe si, du moins, elle veut dépasser les égoïsmes nationaux, s’ouvrir aux migrations, pratiquer le partage, édifier l’accueil qui est l’une des ressources les plus profondément humaines. Telle la déesse Hestia qui préside au destin du foyer, c’est à une ouverture du seuil qu’il faut procéder et faire du passage de la limite la condition d’une juste oblativité. Gratuité du don, lequel est la seule manière d’accueillir l’étranger. Sens de l’hospitalité qui ne saurait se révéler qu’à renoncer « à la dialectique infernale du dehors et du dedans ». Car c’est bien de ceci dont il s’agit, le plus souvent. Le proche, le connu, ce qui se donne comme notre dedans, le voisin, l’ami, tous ceux-là nous leur ouvrons grandes les portes de la bienvenue, nous leur destinons une généreuse hospitalité. Mais le dehors, l’inconnu, nous en faisons de ténébreuses présences, tout comme devaient l’éprouver nos ancêtres de la préhistoire que le feu du ciel terrifiait.

   Quant à la métaphore de la mirabelle, elle dit la profondeur de ce sentiment, son insertion dans le corps même, sa nature aussi essentiellement organique que l’est un métabolisme. Il s’agit, non seulement, de la manducation d’un nutriment, d’un simple processus physiologique mais d’une réelle introjection, c'est-à-dire du geste à valeur psychanalytique symbolique au terme duquel ce qui était différent devient le même, tropisme interne qui incorpore le réel et le dépose dans le moi qui s’agrandit de cette présence et s’en trouve transcendé, dépassé, transporté comme à la suite d’un bouleversement de la totalité de l’être. Certes, c’est à n’en pas douter le « mystère de la provenance » qu’il conviendrait de décrypter afin que, portés sur nos propres fonts baptismaux, fussent-ils marqués au coin du profane, un geste s’emparât de nous qui nous conduisît à l’essentialité d’une expérience, celle de notre enfance, cette dissimulée « Petite Madeleine » proustienne qui ne peut s’actualiser à nouveau dans le présent de notre existence qu’à titre de vérité, non de fausseté ou bien d’un acte fallacieux. Créer l’Europe ou bien la refonder ne peut résulter, comme pour toute grande cause, que d’une visée qui soit juste, affranchie de toute intention calculatrice. Les résurgences de cette belle « extase géographique » sont légion, contentons-nous d’en citer quelques exemples remarquables :

   « Je me rends sur l’embarcadère du Pélican, et là, c’est l’émerveillement : je suis envoûté par la belle ivresse de ces rives ; la surface est saturée de soleil, les kyrielles de moustiques se sont évanouies, remplacées par des myriades d’écailles de lumière qui chatoient sur la crête des vagues comme autant de lucioles… »

   « Rien ne me charme autant que le reflet changeant de l’eau sur un ponton de bois, sur la coque d’une barque. C’est une Venise enchanteresse … »

   « …soulagé, l’œil peut alors se régaler une dernière fois de ce paysage qui est d’une grande beauté si l’on consent à s’abandonner, comme le petit Iégorouchka de Tchékov, au charme de la contemplation… »

   « De là, le panorama sur les boucles du Danube et sur les hauteurs de Dobroujda est envoûtant… »

   « Au bord du lac Trajan, nous faisons une pause. Je regarde derrière moi ce paysage sidérant que nous allons quitter, qui me hante déjà, qui me hantera longtemps ».

   « …assis sur un banc de sable en forme de demi-lune, j’admire ce paysage vu des milliers de fois mais qui n’en finit pas de me fasciner… »

   « …bientôt le sang du ciel se répand partout, nous aveugle, ce sont des diaprures féeriques, on dirait qu’il y a des diamants dans le ciel… »

   « …un paysage si doux, si voluptueux, que nous voudrions le boire, le lamper de grandes gorgées de juillet, c’est un paysage d’ambre et de miel, délicieusement ondulé, ébloui de soleil, parcouru de frissons de lumière liquide… »

   Tous ces passages sont admirables. Ils ne sont pas seulement les transitions d’un paragraphe à un autre, ils sont passages d’une soudaine intuition à une autre, la suivante s’agrandissant toujours de la richesse de la précédente. De ces mots, gonflés comme des outres, exsude une sensualité rayonnante, à fleur de peau, une blanche écume qui saupoudre le ciel des consciences d’une lumière illimitée, fécondante, hauturière. On pourrait lire des heures et, encore, la satiété ne serait atteinte. C’est là la force de toute beauté : jamais elle n’épuise son être, le renouvelle toujours.

   Afin de clore ces évocations de nature panthéiste - elles font penser à la belle doctrine de Spinoza -, qu’il nous soit permis de livrer cette manière « d’hymne cosmologique », cette parole s’alimentant à quelque « musique des sphères », ceci est assez remarquable et nous ne saurions faire l’économie de l’essence du nomadisme telle que décrite par l’auteur :

   « La vie nomade est un enchantement de tous les instants, car c’est une vie réglée sur la rotation terrestre. Se coucher avec le soleil, se réveiller avec lui : les voyages au long cours ont ce pouvoir de nous accorder aux grandes orgues du cosmos et de nous rappeler que nous ne sommes que de la poussière d’étoiles s’agitant dans le vent ; tout le charme du bivouac est dans l’allégresse de ces retrouvailles avec les éléments bruts composant le chant premier du monde ; rien d’autre ici que le feu du soleil, l’argile de la terre, l’eau du fleuve et le bleu du ciel ». Ici, cette levée sublime des affects, nous pourrions la nommer sans peine « extase bachelardienne », tellement la sphère des éléments y est présente, manière de quadrature sur laquelle reposerait la totalité du monde.

   Nous voudrions conclure sur cette parole qui, pour le moins, pourrait sembler, au travers de l’appel aux symboles qui la traversent, douée d’une portée  prophétique : que la poussière d’étoiles qui parsème la bannière européenne puise donc à la source infinie et pure de ces éléments qui, depuis l’Antiquité, gouvernent la sagesse qui préside aux grandes destinées. Peut-être est-ce là la mission de tout géographe, de tout homme soucieux de mener « une vie bonne » ? Respecter et faire fructifier eau, air, terre, feu, quel plus noble dessein que celui-ci ? Le problème est de trouver les moyens grâce auxquels instituer les lois d’un tel équilibre. Dans une tribune du journal « Le Monde » en date du 29 Septembre 2012, Judith Butler, philosophe américaine, s’interroge sur les prémisses de cette « vie bonne » et cherche à poser les fondements « d’une morale pour temps précaires ». Elle fait référence à un texte d’Adorno tiré des dernières lignes des « Problèmes de philosophie morale » : "Bref, à peu près tout ce qui peut encore être appelé morale aujourd'hui intègre la question de l'organisation du monde – nous pourrions même dire : la quête de la vraie vie est quête de la vraie politique, si tant est qu'elle relève aujourd'hui du domaine de l'atteignable".

   Une interrogation qui engendre une nouvelle question et, ainsi, à l’infini. Jamais un grand projet, tel la construction européenne, ne peut trouver la solution ex cathedra qui en réalisera l’accomplissement. C’est pourquoi nous sommes toujours en chemin. En chemin de cet « atteignable » sur lequel s’interroge le philosophe de l’Ecole de Francfort. Le Danube est l’une des voies princeps à emprunter. Attribuons-lui, provisoirement, le privilège d’être la « voie royale » qui, un jour, délivrera ses secret et montrera aux « hommes de bonne volonté » quelle direction emprunter. Peut-être le bestiaire enchanté de la Zyntarie, mêlé à celui de la Danubie, fera-t-il se lever ce héron, génie des eaux, faisant dire au géographe « voici qu’il s’envole de nouveau, disparaît sous une nappe de brume, réapparaît dans une percée de soleil, remonte le fleuve enfant, on dirait qu’il nous précède vers les sources et nous indique le terminus sous ses ailes fléchées d’argent ».  On dirait ! Suivons-le.

 

 

 

 

 

 

 

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