Cadaqués, la brocante et statue de Dali
(c) Thierry Cardon
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Au premier regard, cette image nous surprend-elle ? Certes non. Elle est la mise en scène de la vie ordinaire, elle est une mince fiction qui nous parle du temps qui passe, de la statue qui honore un grand peintre, du bord de mer et de la plage où une barque est couchée sur le flanc. Elle nous dit l’insouciance du jeune âge, le bonheur de rouler à vélo, elle nous dit le bric-à-brac des objets divers qui sont le lot de toute brocante, laquelle exhibe un passé nostalgique et souvent un peu poussiéreux, un genre de mémoire usée qu’il faudrait briquer afin de faire revivre quelque souvenir échoué au large de l’être. Elle nous dit le monde, elle nous dit notre place dans le divers méticuleux du réel.
Une telle photographie, le plus souvent, nous la regardons à la sauvette, tel un document d’archive et, déjà, nous sommes loin, pris dans les mailles d’un quotidien qui nous absorbe et nous déporte de quelque réflexion salutaire dont nous pourrions tirer quelque profit. Le cours des choses est ainsi fait qu’il glisse au-delà de nous, nous emportant dans son flux perpétuel sans que nous y prêtions attention puisque nous sommes tissés de temps et que, précisément, ce temps, nous n’en sentons nullement l’existence et, a fortiori, l’essence qui, bien entendu, en son principe, est volatile comme toute chose dont les fondements sont précieux, ils fuient à notre approche tel l’oiseau surpris dans son vol.
Que dire de plus dont cette image serait investie à l’insu de notre conscience ? Le jeu des déductions et interprétations est toujours facile et il suffit de se laisser aller au mode simple de la description pour que s’édifie, à partir des mots eux-mêmes - dont chacun sait qu’ils ont un sens -, un genre de palais des mirages, qu’un instant plus tôt, nous pensions impossible car il n’avait de réalité qu’hypothétique. Ainsi, si je dis les flots apaisés de la mer, ses courtes vagues frangées d’écume, puis les candélabres étiques des arbres - on dirait des bras en quête de ciel -, je dis dans le genre poétique, je manie les métaphores, je vis dans le monde du « comme », du « même ».
Si je dis la barque, l’île sur laquelle elle a accosté, ces roches gonflées de bulles du Cap de Creus par exemple, je documente l’image, je lui confère une assise réelle reconnaissable, je l’assure de coordonnés au gré desquelles elle peut se rendre visible sur une carte de géographie. Je la spatialise et lui fixe cet amer dont toute chose sur Terre a besoin afin de connaître son identité. Si je dis la table ronde de bistrot, le mannequin couché au sol, la sculpture africaine et son fétiche, je ne fais qu’énoncer une vision consumériste et, au mieux, convoquer une bribe infime de culture.
En fait, je dis et je ne dis pas ce qui, sous la ligne de flottaison de l’image, flotte entre deux eaux, ce fragile iceberg porteur de sèmes multiples que jamais nous ne prenons soin de voir, au motif que nous avons bien mieux à faire que de chercher l’insignifiant, l’inaperçu, ce qui scintille au fond des ténèbres dont nous ne percevons nul éclat. Nous préoccupons-nous du destin de l’invisible paramécie ? Et pourtant, dans ce minuscule, cet invisible nous pourrions rencontrer plus d’un remarquable éblouissement ! Sans doute les choses sont-elles opaques, non en raison de leur nature, mais au gré de notre indécision les concernant. Nous les abandonnons avant même qu’elles n’aient pu déclore leur être et nous livrer ce que nous aurions découvert au prix d’une longue et minutieuse patience.
Si cette photographie nous questionne plus avant, c’est que, sous son évidente surface, apparaissent des significations en profondeur que nous ne pourrons décrypter qu’en maniant quelques symboles. Elles se divisent selon deux modes de perception du réel. Il y a d’abord les choses de la mondéité, ce que nous rencontrons quotidiennement, dont la fonction ustensilaire ne nous étonne guère puisque, au premier chef, nous avons à être des individus pragmatiques, qui saisissons et vivons dans le cadre de la domesticité : la chaise, la table, la terrasse du café, le vélo, la barque de pêche. Avec tout ceci nous sommes en familiarité et notre préhension perceptive de ces objets se fait tout naturellement. Mais, sous la coquille se trouve un univers en miniature, cet albumen ou « blanc », ce vitellus ou « jaune », ces nominations qui nous enchantent comme le font des paysages sublimes surgissant au creux même de nos rêves. C’est eux, ces signes de l’infime dont il faut se mettre en quête. C’est eux, comme, sous le regard de l’amante, nous cherchons sa sublime sensibilité et, sans doute, sa généreuse sensualité. Nous sommes, irrémédiablement, des êtres de sensation, c’est pourquoi, sous la face pelliculée des choses, tout n’attend que de surgir et de briller.
Cette représentation d’un fragment du monde pose le problème d’une schize - l’image n’est-elle coupée en deux par cet étrange pilier ? -, dont il faut tout de suite préciser l’objet : réalisme jouant en écho, d’une manière diamétralement opposée, avec le surréalisme qui vient en contrarier le caractère d’évidence, de spontanéité. Le réalisme, d’abord. Cette scène de la vie ordinaire, telle qu’elle pourrait surgir d’une image d’Epinal ou des cartes scolaires anciennes portant la notion de « centres d’intérêt », pourrait faire l’objet d’un travail langagier ayant pour thème « le bord de mer et ses activités ». Les rédactions en langue française, jadis, reposaient sur ces solides piliers du réel qui avaient essentiellement pour tâche d’amarrer les élèves dans un cadre connu qui les rassurait et leur donnait de sérieux gages quant à la position qu’ils occupaient, ici et maintenant, avec une tâche d’écriture pour en confirmer l’incontournable présence.
Nous disons que le personnage de Dali, par sculpture interposée, donc le surréalisme, joue en écho avec un autre élément de cette même rhétorique, à savoir ce mannequin abandonné sur le sol à la façon d’une mécanique inerte qui ne témoignerait plus ni des anciennes activités de l’homme (couturier, modiste, tailleur), ni des usages actuels de l’objet, mais se donnerait comme une dimension énigmatique, à peine formulée, d’un possible au-delà, d’un « méta » renvoyant, en priorité, à la métaphysique et au peintre qui en signe l’excellence, Giorgio de Chirico. Ici, étrangement, le réel est soudain aboli, le vide assumé, l’absence rendue enfin visible. C’est sans doute le sort de tout mannequin que de nous installer dans cet espace esseulé, désincarné, semblable à un Musée Grévin où les statues de cire figurent d’étranges existences figées qui s’apparentent plus à la mort qu’au visage d’un maintenant qui serait irrigué par un dynamisme vitaliste. Simulacre d’une « présence » privée de mobilité, donc de possibilité d’ouverture, ce mannequin agit à la manière de celui qui nous est proposé par l’artiste métaphysicien dans une huile de 1915, « Le Résultat », où la prouesse consiste en ce que la négation dont le peintre vêt son pinceau afin de déstructurer les choses du quotidien, agit avec tant d’efficience que le tableau diffuse en nous, au travers de ce visage traversé de néant, le sentiment d’une profonde déshérence, d’une lourde factualité.
Face à cette toile comme face au mannequin inerte, figé, de la photographie, nous éprouvons la sourde inquiétude bouvilienne dont Roquentin est victime dans « La nausée », cette contingence sartrienne désormais célèbre sous les traits de la racine têtue, opaque, qui existe, là, sans raison autre que d’être racine et de n’en rien savoir. Et, par conséquent, de ne rien savoir non plus de notre présence même, nous les spectateurs, sinon que l’absurde existe, qu’on peut le toucher du doigt, dire c’est ceci ou bien cela, le nommer, en tracer les erratiques contours à chaque fois que le monde vacille ou bien se fige dans ces figures - ces mannequins -, qui n’ont d’éternité qu’à la mesure de leur incohérence étendue là-devant. Elle ne fait que procéder, en quelque sorte, à notre propre dissolution.
Cette collision du réel avec un surréel qui n’aurait pour fonction que de se soustraire, précisément, à la réalité (c’est une des grandes raisons de l’art), se donne à voir d’une manière évidente en opposant des parties de l’image entre elles. Une seule « chose » est animée, donc « vivante », ce passage d’un enfant sur son vélo qui se dirige vers son destin. Qui, bien entendu, est sa finitude, la seule chose dont il soit assuré. Il n’est pas encore statue. Il n’est pas encore mannequin. Il n’est pas encore ce passé qui se figera en un bloc de résine dont il deviendra le prisonnier éternel. La signification insigne de la photographie trouve là son expression la plus forte. Faute de ceci, de ce sens contenu dans le filigrane de l’image, bien des essais de représentation du réel ne sont que des constats d’une confondante banalité.
Voyez la mode iconoclaste des « selfies », ces représentations qui prétendent fixer dans le marbre le pseudo-événementiel des rencontres fortuites indéfiniment renouvelables, autrement dit affligées d’une réalité sans consistance. A ces caprices du temps présent, à ce « moment fugitif » poinçonné de non-sens, il convient d’opposer ce « moment décisif » que les Anciens Grecs désignaient sous le beau nom de « kairos ». Mais le kairos était précisément ce temps dense, cet afflux de présence, ce surgissement de plénitude, cet « instant opportun » envoyé par la providence qui, jamais, ne se reproduira. Il est l’exception, le rare, raison pour laquelle il est empreint d’une valeur singulière. Comment alors justifier ces pitreries dans l’air du temps qui ne sont que des autosatisfactions narcissiques forgées au feu d’une étroite et tyrannique subjectivité ?
Dans cette image de Cadaqués, l’on peut dire que le kairos a été saisi au vif, « empoigné par les cheveux », selon le mythe, lequel donnait le dieu Kairos tel ce jeune homme qui passait, dont il fallait saisir la chevelure, autrement dit l’occasion qui ne se représenterait pas. Le « moment décisif », ce beau concept dont s’inspiraient les officiants de l’Agence Magnum, Henri Cartier-Bresson en premier, Leica au poing, faisant toujours du sujet qu’il photographiait le lieu d’un événement. Pour cette raison son œuvre est admirable de précision et reflète un sens rare de la composition, du rapport des formes géométriques entre elles.
L’on pourrait dire des photographies de ce mouvement fécond, de ce « réalisme poétique » tel qu’il a été défini par Claude Nori, qu’elles sont « rationnelles », car le réel, toujours, y semble organisé par l’action positive du concept, mais constamment avec le souci d’y ménager l’espace « d’instants de grâce » (Wikipédia). L’image ne laisse rien au hasard, elle intègre un nombre maximum de sèmes qui concourent à la compréhension du message véhiculé. Ce qui ne veut nullement dire que le côté sensible et affectif y serait sacrifié au bénéfice d’une mise en scène strictement intellectuelle. Ce grand photographe qu’aujourd’hui de simples initiales H.C.B. permettent d’identifier, était au cœur du mouvement humaniste. Ce qu’il savait faire, avant tout, c’était dresser la scène exacte sur laquelle la condition humaine donnait ses figures les plus caractéristiques, parfois les plus spontanées, les plus émouvantes. Ceci est du grand art et peu de gens d’images, aujourd’hui, peuvent prétendre à un tel sens de l’événement.
La belle image qui nous occupe ici semble s’abreuver à de telles sources. Elle structure le réel, lui donne des points d’appuis, le spatialise selon des aires distinctes, introduit des tensions génératrices de sens, instaure des « conflits » temporels entre un passé qui se fige, un futur qui se profile à l’horizon, un instant qui bourgeonne et dit son être tel que nous pouvons l’entrevoir à la lumière d’un œil inquiet. Nous disons que cette image est belle qui s’inscrit pleinement dans le champ de notre conscience. C’est pourquoi nous avons du mal à nous en éloigner. Là est le signe d’une création vraie.
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